INTERVIEW – Emel Mathlouthi : « Qu’on me réduise à une chanteuse de la révolution me révolte »
TUNIS – Chanteuse et auteure-compositrice, Emel Mathlouthi chante en Tunisie depuis 2007 mais s’est surtout faite connaître pendant et après la révolution avec « Kelmti Horra » (ma parole est libre), son premier album.
Grâce à ses vidéos YouTube, l’artiste aujourd’hui âgée de 35 ans avait ému le public tunisien non sans certaines controverses, notamment après une chanson en hommage à l’homme politique assassiné en 2013, Chokri Belaid.
Emel Mathouthi révélée au grand public tunisien quand elle chante en pleine avenue Bourguiba sa chanson Kelmti Horra pendant les protestations de la révolution
Si aujourd’hui elle n’aime pas qu’on lui colle l’étiquette de « chanteuse de la révolution », elle porte une marque de fabrique : une voix capable de chanter du lyrique comme de l’électro ou de la folk, et un engagement en tant qu’artiste pour des causes aussi bien politiques – elle fut une des premières femmes à chanter pour la première fois à l’opéra de Téhéran depuis la révolution iranienne – que musicales, puisqu’elle se bat encore aujourd’hui pour faire connaître sa musique sans être labellisée « musique du monde » comme beaucoup d’autres chanteurs arabes aujourd’hui.
Interview sur le documentaire du réalisateur iranien No land’s song auquel Emel Mathlouthi a participé
Le 31 mai, alors qu’elle devait annoncer son grand retour en Tunisie après cinq années d’absence, la chanteuse a partagé sur sa page Facebook, un message du comité d’organisation du festival de Carthage lui annonçant l’annulation de son spectacle pour des contraintes budgétaires. L’affaire a toutefois été résolue, après avoir partagé l’information sur les réseaux sociaux, Emel Mathlouthi chantera bien le 12 août à Carthage.
Mais pour la chanteuse, de passage en Tunisie fin juin, qui s’est confiée à Middle East Eye, cette exclusion temporaire n’est que l’une des nombreuses difficultés rencontrées en tant qu’artiste dans son propre pays et à l’étranger, alors qu’elle connaît une renommée internationale.
Middle East Eye : Vous avez finalement été réintégrée à la programmation du festival de Carthage cet été, savez-vous ce qu’il s’est passé ?
Emel Mathlouthi : Je ne le sais pas vraiment puisque les organisateurs n’ont jamais donné d’explications autres que budgétaires. On m’a recontactée par mail pour me programmer à nouveau. J’ai accepté parce que ma principale motivation était de me produire en Tunisie. Après, cela n’empêche pas qu’il faille militer pour changer le système car je pense que c’est un système qui ne fonctionne pas. Il n’y a pas de vraie vision artistique dans ce festival, ni de réel intérêt pour les artistes tunisiens qui s’y produisent.
MEE : Est-ce que vous avez été programmée dans d’autres festivals de musique cet été en Tunisie, comme celui d’Hammamet par exemple?
EM : Non, c’est toujours le même problème. Cette année, j’ai fait l’effort de les contacter moi-même. Je leur ai envoyé une proposition mais ils n’ont pas donné suite. Si c’est une question de budget, je suis prête à négocier mais la volonté n’est pas là, de leur côté. En Tunisie, les artistes doivent passer par des réseaux confidentiels pour obtenir une place.
« Cela a toujours été un défi de faire une musique indépendante, qui ne se compromet pas »
MEE : Pensez-vous que cette exclusion vienne du fait que vous avez toujours mené votre carrière en autodidacte, un peu en dehors du système?
EM : Oui peut-être. C’est vrai que je me suis construite toute seule.
MEE : Est-ce la raison pour laquelle vous êtes partie vous installer à New York il y a trois ans?
EM : Je suis partie pour des raisons familiales et artistiques, parce que je pense que ce que je fais peut toujours s’améliorer. Mon idéal est de porter mon projet le plus loin possible. Cela a toujours été un défi de faire une musique indépendante, qui ne se compromet pas, chantée en arabe et inspirée par les musiques expérimentales et minimalistes. Dans ce projet où le chant est le principal élément, c’est un défi d’aller plus loin.
Emel Mathlouthi en studio, à New York (Facebook)
MEE : Mais à New York, vous avez rencontré d’autres obstacles, on vous a classée, par exemple, dans les « musiques du monde » comme tous ceux qui chantent en arabe…
EM : Les gens en Tunisie ne réalisent pas les difficultés que peuvent rencontrer les artistes pour porter l’héritage, l’empreinte, la langue et la culture arabo-africaine.
En Occident, on trouve encore cet esprit néocolonialiste qui voudrait que de nos pays, n’émanent que des choses liées à la tradition, à l’exotisme ou à la politique, ce qui est complètement aberrant car nous créons, nous évoluons et surtout, nous pouvons être aussi avant-gardistes. Cela ne devrait pas être le privilège de l’artiste européen ou américain. Je pense que les choses vont finir par changer.
J’espère avoir ouvert une nouvelle voie avec mon dernier album qui s’inspire aussi bien de l’électro que de l’héritage berbère, de la musique contemporaine ou même scandinave.
Clip d’une chanson de son nouvel album « Ensen Dhaif » (une personne faible)
MEE : Pour les Tunisiens, avoir accès à votre album est aussi très compliqué…
EM : C’est une autre difficulté car en Tunisie, même si l’album est disponible à la vente sur internet, la vente en ligne n’étant pas très accessible depuis la Tunisie, il est d’abord téléchargé. La seule alternative reste les plateformes de streaming comme Spotify par exemple. J’aimerais bien le rendre disponible en CD dans des boutiques tunisiennes, encore faut-il qu’elles veuillent le vendre.
MEE : Et sur les radios tunisiennes?
EM : Il est très difficile d’y accéder mais j’ai fait du forcing. Je suis arrivée en Tunisie fin juin et j’ai essayé de m’imposer en faisant la promotion de mon nouvel album. J’ai enchaîné plusieurs émissions de radio, où l’on passe des extraits de l’album quand je suis interviewée.
Mais à la question ‘‘Passerez-vous encore des chansons de l’album quand je serai partie ?’’, on m’a répondu sur Mosaïque FM : ‘‘Nous sommes une radio essentiellement commerciale’’.
Pour moi, ça ne veut rien dire. Vous pouvez passer de la mauvaise musique à longueur de journée, cela n’empêche pas de mettre de temps en temps des titres tunisiens et de qualité. Cela ne dépend que de leur bonne volonté.
« En Tunisie, c’est le capitalisme musical qui détermine ce que les gens vont aimer. Alors que les Tunisiens sont capables d’être touchés par une œuvre artistique comme tout le monde »
Les animateurs ont fait un très bon accueil à l’album et je pense que certains titres peuvent plaire en Tunisie, pas seulement auprès d’un public averti mais aussi d’un public plus populaire.
Ici, ce sont les radios qui créent le goût. Ce n’est pas forcément positif puisque c’est le capitalisme musical qui détermine ce que les gens vont aimer. Alors que les Tunisiens sont capables d’être touchés par une œuvre artistique comme tout le monde. Et c’est mon cas, puisque mes premières chansons ont marché auprès du public tunisien sans appui d’une quelconque structure commerciale. On pourrait au moins donner un peu d’espace à ces artistes et élever le goût.
MEE : Beaucoup de gens vous connaissaient pourtant avant la révolution… Comment expliquez-vous ce combat permanent pour une reconnaissance dans votre pays alors qu’elle est acquise au plan international comme l’a montré votre performance au prix Nobel de la paix en 2015 ?
EM : Oui et ça me révolte quand les médias me cantonnent au statut de chanteuse de la révolution. Il y a une fascination à vouloir refaire l’histoire. La chanson qui m’a fait connaître pendant la révolution n’est pas née de la révolution, elle est née en 2007 et s’est nourrie du contexte de l’époque. La seule différence, c’est que grâce à la révolution, « Kelmti Horra » (ma parole est libre) a pu trouver un large public.
Performance d’Emel Mathlouthi lors de la remise à la Tunisie du prix Nobel de la paix en 2015
MEE : Et d’ailleurs, comment faisiez-vous sous Ben Ali pour rendre vos chansons accessibles au plus grand nombre?
EM : Je me servais surtout de Facebook, car à un moment, Dailymotion et YouTube ont été censurés en Tunisie. Depuis que j’ai 8 ans, je veux composer et chanter. Le chant est pour moi très libérateur. Je me suis produite en Tunisie sur certaines scènes et dans certains festivals. C’est curieux, les programmateurs des festivals prenaient parfois plus de risques que ceux d’aujourd’hui. La dernière fois que je suis venue, c’était lors de la fête de la musique en 2012 sur l’avenue Habib-Bourguiba.
MEE : Et après la révolution, vous avez saisi l’opportunité d’en faire votre métier?
EM : La révolution a attiré une plus grande attention sur moi et mon projet, mais j’ai toujours eu envie d’être chanteuse. J’ai ensuite décidé de partir en France en 2008 pour faire évoluer ma carrière. J’y ai fait de la scène, deux albums avant de travailler sur « Kelmti Horra » en 2010. J’étais animée par le défi de publier cet album où les chansons allaient contre l’oppression et le système en place. Et puis la révolution est arrivée… C’était un honneur d’avoir pu vivre cet évènement et d’en faire partie.
MEE : Votre chanson en hommage à Chokri Belaid vous a-t-elle desservi ?
EM : Lorsque que je l’ai mise sur YouTube, elle a suscité énormément de haine. La période était sensible et beaucoup de choses accumulées se sont exprimées contre cette chanson. Pour moi, cela montre que l’on manque encore beaucoup de libertés en Tunisie. Il y a toujours cette peur du qu’en dira-t-on, du regard de l’autre, omniprésent et oppressant. C’est dommage car il n’y a pas de place pour la différence et chacun se juge beaucoup. Cela se voit même dans la musique, où on n’explore pas assez.
MEE : Et justement, êtes-vous en contact avec la nouvelle génération de chanteurs et musiciens en Tunisie, sur les questions d’absence de label, de liberté de création…?
EM : Les artistes restent un peu chacun dans leur coin malheureusement. Là, j’ai essayé de contacter Deena Abdelwahed car elle est très moderne et créative et j’aimerais beaucoup collaborer. Je pense qu’il y a de beaux projets en Tunisie et des talents mais cela manque parfois d’originalité.
« Jusqu’à maintenant, on fonctionne avec les gens de l'ancien régime qui n’ont pas forcément de vision moderne ou créative, et qui se mettent aussi parfois l’argent des budgets culturels dans les poches »
MEE : Comment les artistes peuvent-ils s'unir pour faire pression ou proposer une législation sur les droits d'auteur et dans la création?
EM : Il faudrait que l’on s’unisse pour les droits d’auteur pour la radio, qui n’ont rien à voir avec ceux de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique [SACEM] en France. Je pense que l’on devrait militer pour être plus présent dans les médias et avoir plus de contrôle sur ce qui se passe chez nous sur la scène musicale.
Il faut que les artistes s’unissent, que l’on puisse avoir des jeunes penseurs dans des ministères comme celui de la Culture parce que jusqu’à maintenant, on fonctionne avec les gens de l'ancien régime qui n’ont pas forcément de vision moderne ou créative, et qui se mettent aussi parfois l’argent des budgets culturels dans les poches.
Le clip officiel de la chanson Kelmti Horra
MEE : Finalement, vous ne regrettez pas d’avoir accepté de revenir à Carthage?
EM : Non, car c’est l’occasion de découvrir un public tunisien très diversifié. C’est un peu comme faire écouter ta chanson à ta mère ou à ta sœur. Ce regard est primordial. Même si c’est un festival de variétés, il a toujours cette aura de festival prestigieux tunisien. J’y ai tout de suite pensé pour mon retour en Tunisie avec mon nouvel album. J’ai vraiment hâte de vivre le concert et l’après concert.
MEE : Comment allez-vous arriver à vous distancier de cette image d’artiste de la révolution qui vous colle à la peau?
EM : Je ne veux pas complètement m’en défaire, mais je veux qu’on laisse place à l’expression d’un artiste en tant que tel et non pas seulement par rapport à son histoire. Il y a beaucoup d’attentes sur les artistes tunisiens, définis d’avance par ce passé, et contrairement aux artistes européens, on choisit des étiquettes pour nous. La musique doit faire son chemin et si le projet est suffisamment original, il peut arriver à faire oublier le reste et à créer son propre sillon.
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