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Jean Stern : « Le pinkwashing de Tel Aviv a fait oublier la Palestine et l’occupation »

La vie à Tel Aviv est-elle si rose ? Dans son dernier livre-enquête, Jean Stern démonte la propagande qui a fait de la station balnéaire une ville branchée pour mieux promouvoir la « marque Israël » et faire oublier l’occupation
Lors de la Gay Pride de 2001, des manifestants israéliens anti-occupation marche derrière une banderole « Pas de Pride pendant l’occupation » (AFP)

C’est une opération marketing qui a coûté plusieurs millions de dollars et mobilisé les milieux politique, culturel et celui des affaires. Si Tel Aviv a aujourd’hui la réputation d’être une ville « gay friendly », elle le doit à une stratégie marketing imparable qui a réussi à faire oublier la Palestine, l’occupation et la réalité d’un pays homophobe, religieux et raciste.

Dans son dernier livre Mirage gay à Tel Aviv, Jean Stern raconte l’envers du décor d’un rouleur compresseur que dénoncent les homosexuels palestiniens, et les militants radicaux LGBT israéliens, juifs comme arabes.

Journaliste – il a cofondé le magazine Gai Pied en 1979, est passé par Libération et La Tribune et est aujourd’hui rédacteur en chef de La Chronique, le journal d’Amnesty International France – Jean Stern a déjà signé une première enquête en 2012 sur la presse française : Les Patrons de la presse nationale. Tous mauvais (La Fabrique, 2012). 

Jean Stern, journaliste français, a déjà publié une enquête sur les patrons de la presse française (DR/MEE)

Middle East Eye : Comme Rio est associé au carnaval ou Beyrouth à ses nuits bling-bling, Tel Aviv est devenue ces dernières années LE paradis pour les gays. Et dans ce livre, vous expliquez que cela est le résultat d’une politique marketing menée par Israël…

Jean Stern : En effet, et cela commence comme une fable moderne. En France, le débat sur la loi Taubira fut violent. Le 29 mai 2013, le premier mariage entre deux hommes gays est finalement célébré à Montpellier devant les caméras de télévisions du monde entier.

Ce jour-là, la chargée de communication de la mairie de Tel Aviv est justement devant sa télé, et cela lui donne une idée. Dès le lendemain, les jeunes mariés reçoivent un coup de fil de Ron Huldai, le maire de Tel Aviv, qui les invite, tous frais payés, à venir passer leur voyage de noces dans sa ville.

Depuis 2008-2009, la communication de Tel Aviv insiste sur le côté « gay friendly » de la ville, et justement, la Parade Gay, qui attire chaque année des dizaines de milliers de personnes, est imminente. Les deux Français sont donc venus trois jours, logés à l’ambassade de France, dans une ambiance de voyage quasi-officiel, avec des interviews et des photos reproduits dans la presse du monde entier. Même Le Figaro, anti-mariage pour tous, va en faire un article, où il ne sera jamais question de la Palestine.

Une drag queen pendant la Gay Pride à Tel Aviv (AFP)

L’objectif de cette opération lune de miel est de valoriser l’image de Tel Aviv, de la déconnecter du contexte politico-militaire. C’est la grande réussite de Tel Aviv, faire oublier la Palestine et l’occupation. Les as du marketing qui ont accompagné la mutation de la ville se sont inspirés du greenwashing qui consiste pour les entreprises à repeindre en vert leurs actions, à mettre par exemple des plantes vertes dans les sièges sociaux.

Le pinkwashing est une stratégie marketing pensée, construite et financée par la mairie de Tel-Aviv, les hôteliers et le ministère du Tourisme du gouvernement Netanyahou, belle alliance de la droite, de la « gauche » et du business.

Ils ont trouvé le slogan : « Tel-Aviv, la ville qui ne dort jamais », qui plaît aux gays comme aux hétéros festifs. Après, ils ont investi des millions de dollars en publicité en ciblant la presse magazine et les médias gays, invités des dizaines de journalistes LGBT [lesbiennes, gays, bisexuels et trans] à Tel Aviv, fait des opérations de promo dans les clubs gays etc. Nul ne se plaint d’ailleurs à Tel Aviv du retour sur investissement, plusieurs dizaines de millions de dollars en une dizaine d’années.

Tel Aviv est devenue une ville bourgeoise, riche, balnéaire, libérale, dans un pays plutôt pauvre, religieux, raciste, ou l’homophobie est une constante

MEE : Incroyable quand on pense que ce plan de communication a réussi alors même que les homosexuels à Tel Aviv ne voyaient vraiment pas la vie en rose – 46 % des Israéliens estiment que l’homosexualité est une perversion… À quoi les cerveaux de cette stratégie ont-ils fait appel pour que ça fonctionne ?

JS : Le gouvernement israélien et la ville de Tel Aviv ont travaillé avec Outnow, une entreprise néerlandaise habituée à collaborer avec des marques comme Orange, IBM mais aussi avec des villes comme Berlin, Vienne ou Copenhague.

Dès 2008, le gouvernement israélien a mis en place la structure « Brand Israël » directement reliée au cabinet de la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Tzipi Livni. Cette ancienne agente du Mossad, le service secret israélien, n’ignorait alors rien de l’image désastreuse de son pays. L’équipe de Livni a utilisé toutes les ressources du marketing pour l’améliorer et le pinkwashing a été une astucieuse trouvaille.

L’équipe de Tzipi Livni, alors ministre des Affaires étrangères, a utilisé toutes les ressources du marketing pour améliorer l’image d’Israël, et le pinkwashing a été une astucieuse trouvaille (AFP)

Après, il y a une réalité de la société israélienne qui est fracturée, d’abord socialement et religieusement, et bien sûr politiquement. Tel Aviv, ville laïque, autrefois socialiste, a prospéré grâce aux privatisations et à la montée en puissance de la high tech, en partie d’ailleurs dopée par l’armée. Elle est devenue une ville bourgeoise, riche, balnéaire, libérale, dans un pays plutôt pauvre, religieux, raciste, ou l’homophobie est une constante, et notamment dans les milieux religieux et dans la partie arabe de la population.

Alors assez classiquement, Tel Aviv a « aspiré » les gays et les lesbiennes de tout le pays, ce qui a contribué à renforcer son caractère « gay friendly »… Beaucoup me l’ont dit là-bas, ils ont l’impression d’être des pièges à pub, et quand on n’approuve pas la politique du gouvernement, c’est pénible…

MEE : Au sein de la communauté homosexuelle, vous relevez que certains sont conscients de ce qui est en train de se jouer et appellent « aux droits pour tous » en disant qu’on ne peut pas « repeindre en rose l’occupation ». Quand on referme le livre, on a tout de même l’impression qu’ils sont inaudibles…

JS : Oui et non. Certains militants de la Aguda, qui est la première (et pour ainsi dire la seule) association LGBT israélienne, ont menacé l’an dernier de boycotter la Pride de Tel Aviv.

Ils reprochaient au gouvernement d’investir onze millions de shekels (près de trois millions d’euros) pour faire venir les touristes gays étrangers, alors qu’il y a tant de besoins urgents à satisfaire pour la communauté LGBT en Israël même, notamment pour les personnes trans et pour les garçons qui se prostituent dans les quartiers pauvres de Tel Aviv.

Le ministère du Tourisme avait par exemple prévu de repeindre aux couleurs de l’arc-en-ciel un charter de la compagnie aérienne nationale, El Al… Cette idée a été abandonnée, la mobilisation militante a donc été efficace. Cela montre que tous les LGBT israéliens ne sont pas unis comme un seul homme derrière leur gouvernement. Mais la plupart n’agissent pas publiquement, restent chez eux.

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MEE : Vous dites qu’il y a toutefois une forme de réappropriation par les gays palestiniens d’Israël d’une culture orientaliste, homosexuelle et arabe. En quoi s’oppose-t-elle à celle du marketing israélien ?

JS : Il est très important pour les gays et les lesbiennes palestiniens, c’est vrai, de se réapproprier une culture propre. Il ne faut pas oublier qu’ils sont confrontés à l’homophobie de leur propre société, conservatrice et religieuse, et à l’occupation, qui les prive de leur identité, les enferme dans les Territoires, les soumet à toutes sortes de chantages odieux, organisés par l’armée israélienne.

Ils vivent donc une situation très difficile. La réappropriation d’une culture queer, venue du Caire, de Téhéran, de Beyrouth, la redécouverte d’une littérature poétique connotée de désir homosexuelle, née à Damas et à Bagdad, est essentielle dans la construction d’une identité LGBTI palestinienne, et au-delà, arabe.

C’est aussi démentir la propagande pinkwashing qui les décrits comme des victimes d’une homophobie propre au monde arabo-musulman, réelle bien sûr, mais qu’en Palestine l’occupation aggrave. L’émergence d’un mouvement queer palestinien, même modeste, est une réponse à bien des préjugés à l’islamophobie ambiante, dont Israël est désormais l’un des principaux porte-drapeaux, tâchant ainsi de faire oublier sa politique désastreuse dans les Territoires occupés.

MEE : À travers votre enquête, on voit que la bataille n’est pas seulement idéologique (islamophobe versus gay friendly) mais qu’elle aussi politique : vous dites même que la « droite triomphante a arraché le drapeau arc-en-ciel à la gauche sioniste déclinante » et que cela a fait partir de nombreux militants d’Israël. Et que sur les 50 000 Israéliens qui partent s’installer ailleurs chaque année (contre les 15 000 qui font leur alya) il y a beaucoup de gays et de lesbiennes.

JS : C’est certain, la question de l’homonationalisme, d’autres préfèrent le terme de nationalisme sexuel, est parfaitement illustrée par Tel Aviv. Il y a clairement chez une partie des gays occidentaux une volonté farouche de tenir leur rang dans le combat mondial contre le monde arabo-musulman.

Mais les gays occidentaux sont aussi dans une logique de normalisation sociale, se soucient de leur train de vie, de leur patrimoine immobilier, de leurs vacances sea, sex and sun. Ils se fichent de Gaza comme de l’an 40 et, on ne peut hélas le nier, le modèle de domination que propose Israël leur convient plutôt bien.

En cela, le séjour touristique à Tel Aviv est aussi un soutien politique, dont le gouvernement israélien, qui il faut rappeler, est une coalition de droite et d’extrême droite, se réjouit bruyamment.

La police israélienne arrête Yishai Shlissel, l’homme qui a poignardé six personnes lors de la Gay Pride de Jérusalem en 2005 (AFP)

Maintenant un autre phénomène est effectivement très préoccupant pour Israël : le départ d’une partie de sa jeunesse, à qui ce pays, comme on me l’a dit, « prend la tête ». Ceux qui partent sont souvent des militants, épuisés par la dureté du combat politique en Israël, et pas mal de gays et de lesbiennes, dégoûtés par le pinkwashing.

Vous savez, toute issue positive du conflit paraissant aujourd’hui si lointaine, certains préfèrent prendre la tangente et on peut les comprendre. Mais sur tous les plans, cela augure mal l’avenir.

On parle de plus de 10 000 naissances dans les couples de lesbiennes et de 5 000 dans les couples homosexuels à Tel Aviv depuis 2010

MEE : La bataille est aussi économique. Vous racontez notamment que les couples veulent maintenant avoir des enfants – qu’ils achètent à l’étranger via des mères porteuses – pour contribuer à la natalité du pays et les « offrir à Israël ». Et que ces nouveaux parents aux revenus confortables représentent un nouveau business…

JS : En commençant cette enquête il y a trois ans, j’étais surpris de croiser dans les rues de Tel Aviv des couples de garçons poussant des landaus avec des bébés. Je me suis aperçu qu’il y avait un baby boom gay en Israël d’une ampleur considérable, unique au monde.

On parle de plus de 10 000 naissances dans les couples de lesbiennes et de 5 000 dans les couples homosexuels à Tel Aviv depuis 2010. Pour les lesbiennes, c’est relativement simple puisque Israël est un des pays pionniers de la fécondation in vitro.

Pour les gays c’est plus compliqué. Au début, ils ont eu recours à la coparentalité, avec des amies souvent lesbiennes. Et on se partage le temps de garde, une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre. Mais petit à petit, ils ont préféré la gestation pour autrui (GPA), baptisée en Israël maternité de substitution.

La GPA est devenue un vrai marché avec ses cours : c’est plus cher de louer une mère porteuse juive aux États-Unis qu’une femme non juive au Népal ou en Thaïlande. Pour donner une échelle des prix, cela va de 45 000 à plus de 150 000 dollars [de 38 000 à 126 000 euros].

Dans ce nouveau marché de l’enfant, fait d’hypercapitalisme mêlé de nationalisme – il faut des Fils pour peupler Israël –  il y a quelque chose qui provoque le malaise. Il y aussi une sérieuse bagarre avec les religieux, dont le poids politique est important en Israël, sur la question de la judaïté de ces enfants. Pour la loi juive, on est juif par la mère. À l’exception de certaines mères porteuses aux États-Unis, la plupart ne sont pas juives. Ces questions éthiques sont en fait très politiques.

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MEE : Alors cette manipulation a quand même une conséquence positive : vous dites que cette récente visibilité homosexuelle travaille en profondeur toute la société y compris la société religieuse. Et que donc, elle ne peut que contribuer à plus d’ouverture ?

JS : Oui, sans aucun doute. Notamment sur les questions de parentalité que je viens d’évoquer, certains rabbins font preuve d’une ouverture d’esprit notable. Mais la majorité d’entre eux continuent cependant de vouer l’homosexualité, mais aussi l’avortement, le divorce, aux gémonies. Sur ces sujets de mœurs et de modes de vie, la guerre entre religieux et laïcs qui caractérise Israël depuis 1948 s’est même globalement plutôt durci.

MEE : Vous vous attaquez à un sujet sensible. On imagine qu’il a été difficile de trouver une maison d’édition et que depuis la parution, vous avez été attaqué par certaines personnes que vous avez rencontrées, voire même par Israël ? 

JS : Non pas du tout, au contraire même. J’ai été accompagné par une maison d’édition courageuse et enthousiaste, qui a cru à ce livre. J’ai, depuis la sortie du livre, eu pas mal de retours positifs de gens, notamment de jeunes gays et lesbiennes en France, et d’autres qui allaient s’amuser à Tel Aviv, ou de simples lecteurs intéressés par le sujet qui ont découvert avec mon ouvrage des réalités méconnues. Des médias et des libraires indépendants et alternatifs m’ont soutenu.

Maintenant, d’autres m’ont harcelé sur les réseaux sociaux, mais cela compte assez peu. D’autant qu’ils n’avaient pas lu mon livre, tant ils raisonnent avec des idées toutes faites, celle du pinkwashing bien entendu ! C’était donc chose aisée de leur répondre…

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