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Laurent Bonnefoy : « Le Yémen incarne les nombreux échecs de la lutte anti-terroriste »

L'Occident ferait mieux de ne pas ignorer la guerre au Yémen, prévient le spécialiste, car l’effondrement de la société yéménite et la légitimation dont jouissent les groupes djihadistes à mesure que la guerre se prolonge pourraient favoriser un nouveau front à partir duquel projeter leur violence
Un bâtiment dévasté par une frappe saoudienne sur la capitale yéménite Sanaa en 2016 (AFP)

Laurent Bonnefoy, spécialiste des mouvements islamistes dans la péninsule Arabique, est chercheur au CNRS et au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. Dans son dernier ouvrage, Le Yémen. De l’Arabie heureuse à la guerre, il entreprend d’élucider le paradoxe du Yémen, souvent perçu comme « la source la plus dangereuse d’instabilité dans le monde », mais qui reste finalement « négligé et incompris ».

Quelle place occupe le Yémen dans le monde ? Comment ce pays « fantasmé », considéré comme « le berceau de la civilisation », s’inscrit-il dans les enjeux contemporains, et notamment la guerre qui le frappe depuis 2014 ?

C’est à ces questions que Laurent Bonnefoy tente de répondre dans son dernier livre, retraçant l’histoire d’un pays complexe et souvent mal compris – une incomprehension qui explique en partie le silence de la communauté internationale à l’égard des milliers de victimes civiles et de la destruction du pays, et qui a favorisé l’abandon du dossier à l’Arabie saoudite, sur fond de ventes d’armes complices.

Le chercheur, pour qui « mieux comprendre le Yémen, c’est mieux appréhender un Moyen-Orient en crise », revient pour Middle East Eye sur ce pays erronément considéré comme étant à la marge du monde, mais aussi sur l’obsession internationale pour la lutte contre al-Qaïda au Yémen et ses dérives contre-productives, en plus d’évoquer une possible solution excluant l’épreuve de force.

Les quartiers historiques de la vieille ville de Sanaa ont fait les frais des bombardements pendant le conflit (MEE)

Middle East Eye : Le Yémen évoque l’image d’un pays inaccessible. Vous parlez d’ailleurs dans votre ouvrage d’un « Yémen mythifié ». Pouvez-vous nous éclairer sur l’origine de ce « mythe » et ce qui l’entretient ?

Laurent Bonnefoy : Historiquement, dans les régions montagneuses de l’intérieur du Yémen, le pouvoir politique a, jusqu’au début des années 1960, été marqué par une volonté de préserver une identité propre, loin des dynamiques qui agitaient le monde. Du fait de l’absence de colonisation occidentale, le pays est longtemps resté « inconnu » et, par-là même, peu exploré si on le compare à d’autres terres.

Du fait de l’absence de colonisation occidentale, le pays est longtemps resté « inconnu » et, par-là même, peu exploré si on le compare à d’autres terres

Il y a aussi des questions plus profondes liées à l’histoire ancienne du pays. Sa nature tribale, sa proximité avec le berceau de l’islam, le fait qu’il soit mentionné dans le Coran et soit rattaché à des figures bibliques telles qu’Abel et Caïn ou Noé en font l’un des berceaux de l’humanité. Cette dimension joue très largement pour fonder une image « mythifiée ».

MEE : Vous écrivez que « la prégnance de mouvements djihadistes depuis la fin des années 1990 fait du pays un objet de préoccupation internationale, mais cette focale est indéniablement mal orientée et déséquilibrée ». En cela, questionnez-vous un intérêt envers le Yémen qui serait uniquement orienté par la lutte anti-terroriste ?

LB : Depuis septembre 2001, il y a eu une obsession internationale : la lutte contre al-Qaïda au Yémen. L’ensemble des ressources mobilisées par la communauté internationale au Yémen s’est en quelque sorte focalisé sur cette question-là.

Le Yémen a été stigmatisé comme étant la patrie d’origine d’Oussama ben Laden, mais aussi le lieu où l’attentat de Charlie Hebdo a été commandité. Il a été désigné par les responsables américains comme le foyer de la branche locale la plus dangereuse d’al-Qaïda [al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA)] et donc comme un front central de la guerre contre le terrorisme.

Or, la logique répressive, à travers l’usage de drones et la répression de militants, a été souvent contre-productive. Elle a contribué à ancrer la popularité des groupes djihadistes, notamment parmi certaines tribus du centre du pays, et a fait oublier à la communauté internationale deux dynamiques extrêmement importantes pour comprendre ce qui se passe au Yémen depuis le début de la guerre en 2015 : d’une part, le mouvement de renouveau du zaïdisme par la rébellion houthie et, d’autres part, la résurgence d’un mouvement sécessionniste au sud du Yémen.

Les États-Unis ont mené une campagne de frappes de drones contre les militants d'al-Qaïda au Yémen, faisant de nombreuses victimes collatérales (AFP)

Ces deux dynamiques structurent largement le conflit mais ont été souvent ignorées dans le courant de la décennie 2000, et ont été dès lors incomprises.

C’est cette incompréhension qui a favorisé d’une certaine manière l’abandon à l’Arabie saoudite du dossier yéménite par les grandes puissances. Le royaume est implicitement apparu comme étant le seul capable de gérer ce dossier complexe. Or, Ryad est intervenu en mars 2015 avec son propre agenda et dans le cadre de sa rivalité avec l’Iran.

MEE : Vous nous apprenez dans votre livre que le Yémen est à la fois une victime et un danger pour la sécurité internationale. Pourriez-vous élucider ce paradoxe ?

LB : Le fait que les médias, ou même les responsables politiques, ignorent largement le Yémen et sa guerre apparaît à bien des égards problématique. L’effondrement de la société yéménite, dont les principales victimes sont en premier lieu les civils, n’est en effet pas neutre à l’échelle de la région et du monde. Nous serions bien inspirés de nous en soucier davantage.

La logique répressive, à travers l’usage de drones et la répression de militants, a été souvent contre-productive. Elle a contribué à ancrer la popularité des groupes djihadistes

Plus la guerre dure – dont la composante confessionnelle est évidente –, plus les groupes djihadistes trouvent une légitimation et risquent bien de trouver dans le contexte yéménite un nouveau front à partir duquel projeter leur violence.

Il y a aussi la question des réfugiés, le Yémen a aujourd’hui une population de 30 millions d’habitants, ce qui fait de lui le pays le plus peuplé du Moyen-Orient arabe. Si le nombre de réfugiés hors des frontières du pays est encore limité – on en estime le nombre à 400 000 sur plus de 3 millions de déplacés yéménites –, la pression risque bien de s’exercer de façon croissante et de peser tant sur les pays de la péninsule Arabique que sur l’Europe. Ignorer la crise yéménite aujourd’hui, c’est favoriser une déstabilisation.

MEE : Prenant le contre-pied de cette approche exclusivement sécuritaire, vous proposez d’analyser le Yémen en relation « avec le monde ».

LB : Ce que j’ai essayé de montrer dans le livre, c’est que les Yéménites s’inscrivent depuis longtemps dans une mondialisation à travers les flux de personnes, à travers la diffusion de leur création artistique ou la part prise dans le commerce mondial.

Le Yémen est un laboratoire qui nous permet d’appréhender de nombreuses questions qui structurent le monde contemporain, comme les questions environnementales et démographiques. Il offre un exemple fascinant de pays marginalisé mais pourtant au cœur de processus de mondialisation.

Enfin, je montre combien son effondrement actuel ne se produit pas à huis-clos, mais nous concerne.

MEE : En quoi l’insertion équivoque du Yémen dans les échanges contemporains pourra servir à comprendre un Moyen-Orient en crise profonde ?

LB : Je pense que le Yémen permet d’appréhender un certain nombre d’enjeux centraux pour l’avenir du monde. Cette région est un carrefour dans lequel les grandes puissances se sont impliquées d’une manière ambivalente. Tout d’abord, l’existence de deux Yémen jusqu’en 1990 est le signe de la perméabilité de cette marge délaissée aux rivalités entre puissances.

Des partisans du Conseil de transition du sud, sécessionniste, manifestent en faveur de la division du Yémen, à Aden le 7 juillet 2017 (Reuters)

Le Yémen du Sud s’est ancré dans le camp socialiste pendant la guerre froide mais a développé une singularité. Depuis septembre 2001, le Yémen a été un terrain d’engagement privilégié de la lutte anti-terroriste et il a incarné aussi ses nombreux échecs. L’on peut dire que plus de quinze ans d’engagement contre al-Qaïda ont été contre-productifs.

MEE : Quels sont les objectifs de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis dans cette guerre au Yémen ?

LB : On a tendance à considérer qu’il y aurait un objectif bien défini dans l’intervention saoudienne ou émiratie. Je ne suis pas dans la tête de ceux qui ont décidé la guerre ou la mènent aujourd’hui, mais ce qui me semble le plus remarquable est plutôt l’absence d’objectif et de stratégie.

Dans un pays comme dans l’autre, on assiste à un tâtonnement qui s’explique sans doute par un changement générationnel et la disparition des relais traditionnels qui, en ce qui concerne l’Arabie saoudite, étaient longtemps passés par le prince Sultan, ministre de la Défense. Sa disparition [en 2011] ainsi que les transformations qui ont eu lieu au Yémen suite au « Printemps » de 2011 ont pour une large part rendu la politique illisible.

MEE : Comment expliquez-vous le silence de la communauté internationale à l’égard des milliers de victimes civiles et de la destruction du patrimoine historique du Yémen ?

Les contrats d’armement amènent les puissances occidentales à être en réalité complices de la coalition arabe qui intervient au Yémen

LB : La complexité propre du conflit au Yémen en est l’une des raisons. Il faut appréhender toute une part de l’histoire du Yémen pour comprendre ce conflit. Les images et les repères manquent, ce qui conduit sans doute les médias à ne pas beaucoup en parler.

De plus, le conflit yéménite ne se résume pas à une logique manichéenne qui présenterait des bons et des méchants. Par exemple, il est difficile à l’échelle internationale de sympathiser avec les Houthis qui brandissent des slogans anti-américains, antisémites (« Mort aux USA », « Malédiction sur les juifs », « Victoire à l’islam », etc.).

Par ailleurs, les Houthis sont responsables d’un nombre important d’exactions qui les rend peu sympathiques. L’espace médiatique a souvent besoin d’imposer une lecture simplificatrice.

Enfin, un certain silence est entretenu par la structure des relations qui existent entre les puissances occidentales et les monarchies du Golfe. Les contrats d’armement amènent les puissances occidentales à être en réalité complices de la coalition arabe qui intervient au Yémen et, par-là, à se montrer bien peu enclines à critiquer ouvertement la stratégie militaire qui est engagée depuis trois années. Il s’agit en fait de ne pas remettre en cause des alliances qui se sont nouées en s’adossant à de juteux contrats.

MEE : Une sortie de guerre est-elle possible pour sauver le Yémen ?

LB : Évidemment, une guerre se termine toujours. La question est de savoir quand et comment. L’arrivée d’un nouveau représentant spécial de l’ONU au Yémen, le britannique Martin Griffiths, peut potentiellement relancer les négociations de paix.

Mais pour que celles-ci aient une chance d’aboutir, il me semble nécessaire que la coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite accepte de considérer qu’il n’y a pas de solution militaire.

Dès lors qu’il y aura un arrêt des bombardements, je pense qu’un processus politique aura une chance de s’enclencher. Ça ne mettra pas fin à la guerre, mais nous serons sans doute dans une situation plus favorable pour y parvenir qu’aujourd’hui, où Houthis comme coalition privilégient l’épreuve de force.

MEE : Dans votre ouvrage, vous nous révélez une autre facette du Yémen, celle de l’art, de la culture. Peut-on parler de création artistique même dans un contexte de guerre ?

LB : Il était important de parler de cette facette pour expliquer que le Yémen ne s’inscrit pas que dans les enjeux internationaux, ou dans les problématiques de violence. Je voulais montrer que les Yéménites prennent une part de plus en plus active dans la construction de l’image de leur pays.

Le Yémen offre un exemple fascinant de pays marginalisé mais pourtant au cœur de processus de mondialisation

On constate que la création yéménite, qu’elle soit littéraire, musicale ou autre, a été négligée y compris par le monde arabe. La figure même du Yémen est de plus en plus apparue comme méprisée ou extrêmement marginale. Les intellectuels arabes, à partir du début du XXe siècle, ont partagé une volonté modernisatrice. Le Yémen, marqué par son image de berceau civilisationnel, se trouvait peu en adéquation avec un tel projet et s’est ainsi vu négligé par la création culturelle.

Une Yéménite se tient devant des graffitis portant un message anti-violence sur un mur de la capitale Sanaa le 25 décembre 2014 (AFP)

Mais on assiste depuis quelques années à un basculement. D’une part, les Yéménites utilisent de nouveaux ressorts et s’engagent eux-mêmes dans une logique de modernisation. Tel est le cas en particulier de la littérature. D’autre part, ces œuvres circulent de mieux en mieux, notamment grâce à Internet et aux chaînes satellitaires.

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