INTERVIEW - Sihem Djebbi : « Parler d'un coup ‘’décisif’’ contre l'EI après Mossoul est prématuré »
Alors que le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi a proclamé lundi à Mossoul la « victoire » sur le groupe État islamique (EI), et que l’ONU appelle à la « réconciliation », Sihem Djebbi, chargée de conférence en Science politique et en Relations Internationales, enseignante à l'Université de Paris XIII Nord, à l'IEP de Paris, et à l'Université de Sienne, décrypte le contexte dans lequel l’Irak joue son avenir.
Options pour l’EI, alliances et pressions politiques, changements au sein de l’armée irakienne : la spécialiste des questions de conflit, de migrations, d'islam politique, en particulier au Moyen-Orient, dont les recherches doctorales portent sur la ressource des migrants irakiens dans les diplomaties informelles de l'Iran, de la Syrie et de la Jordanie dans l'Irak post-Saddam, propose des outils pour mieux comprendre l’actualité.
Middle East Eye : La victoire contre l’EI à Mossoul est présentée par les alliés de la coalition comme « un coup décisif » porté à l’organisation. Qu’en est-il réellement ?
Sihem Djebbi : Indéniablement, la reprise des principales villes contrôlées par l’EI il n’y a encore que quelques mois ou semaines (Mossoul en Irak, ou Raqqa et Palmyre en Syrie, pour ne citer que les principales), désorganise et affaiblit sérieusement l’organisation. Elle la coupe d’une importante base sociale et territoriale ainsi que de ressources fondamentales pour son fonctionnement, son déploiement, et son économie de guerre.
Vous avez raison de souligner également la reprise moins médiatique d’une série de villes de dimension démographique et géographique moindres, voire de villages, en Irak comme en Syrie, mais tout aussi stratégiques car faisant partie de réseaux de communication et de circulation (de combattants comme de biens de conflits) vitaux pour l’EI.
En Irak, c’est le cas de Tal Afar, ville stratégique située sur la frontière syro-irakienne et considérée par certains comme la capitale informelle de l’EI, et qui a récemment été reprise par les forces loyalistes irakiennes. On peut aussi citer Sinjar, Falloujah, Tikrit, Dabiq, ou Al Bab en Syrie…. Mossoul et Raqqa restent cependant les exemples les plus emblématiques du reflux de l’EI, car les plus peuplées, et surtout présentées comme les vitrines du pouvoir et de l’ « administration » de l’organisation.
Il ne faudrait pas conclure pour autant à un retrait définitif et complet de ces zones de la part de l’EI et des multiples forces (armées et sociales) qui la composent.
Certes, le commandement politico-militaire a été contraint de fuir ces grands centres urbains stratégiques, en se retirant dans les zones moins peuplées voire désertiques de l’Irak, principalement dans le Nord-Ouest du pays (au Sud de la province du Kurdistan autonome), ou de l’Est de la Syrie, notamment dans la région de Deir ez-Zor.
Mais cela n’augure pas nécessairement d’une défaite définitive, encore moins durable.
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Il importe d’appréhender la situation sur le temps long, qui n’est celui ni des média, ni celui des représentants politiques et militaires, en particulier dans un contexte de conflit et d’instabilité structurelle, et de grande fluctuation des alliances et rapports de force, qu’ils soient locaux, régionaux, ou internationaux. Et en Irak, le passé proche l’a démontré.
MEE : Mais où partent donc les combattants de Daech chassés de toutes les villes reconquises ?
SD : Lorsque en 2008, l’armée américaine, appuyée par l’armée irakienne et par de nombreuses tribus arabes sunnites dont certaines s’étaient auparavant alliées aux djihadistes, a lancé la vaste offensive contre-insurrectionnelle dite de la sawha (sursaut), les groupes djihadistes relevant alors de l’État islamique en Irak (« ancêtre » de l’actuel EI, en ce temps-là affilié à al-Qaïda), nettement et durablement affaiblis, s’étaient pareillement retirés dans le désert de Ninive, au Nord de l’Irak, ou encore le long de la frontière syrienne.
Ces mêmes groupes avaient cependant continué d’être impliqués régulièrement dans des attaques contre les forces et symboles gouvernementaux, contre la coalition, contre les populations chiites ou les tribus sunnites qui avaient retourné leurs alliances. Cette puissance de frappe avait continué d'alimenter les multiples crises traversées par le pays, bien que les violences eussent connu un net déclin entre 2007-2008 et 2010.
Cela a démontré leur résilience sur le temps long, ainsi que leurs capacités à se réorganiser et à capitaliser opportunément sur les problématiques locales et régionales
Mais surtout, ce sont ces mêmes groupes qui sont revenus en force dans l’insurrection irakienne mais aussi syrienne à partir de 2011 et 2012, contrôlant de fait d’importants territoires et populations de l’Est syrien et de l’Ouest irakien.
C’est dans ce contexte qu’une partie d’entre eux ont proclamé l’établissement d’un califat en 2014, une décision qui a conduit à la scission entre le Front al-Nosra et l’EI, et à un rejet de l’EI par al-Qaïda, mais qui n’a pas empêché l’EI d’étendre et de renforcer son ancrage en Irak comme en Syrie.
Cela a démontré leur résilience sur le temps long, ainsi que leurs capacités à se réorganiser et à capitaliser opportunément sur les problématiques locales et régionales. Ce retour en force depuis le désert a été abondamment mobilisé dans la geste véhiculée par l’EI à des fins de propagande et de mobilisation.
C’est d’ailleurs en référence à ce retournement de situation suite à une « traversée du désert » au sens propre comme figuré que l’ancien porte-parole de l’EI Abou Mohammed al-Adnani avait annoncé en début d’année le probable retrait à venir de l’organisation dans le désert (inhiyaz ila al-sahra), afin de préparer la riposte. C’est dans cette même veine glorificatrice que le groupe effectue un autre parallèle, cette fois avec l’exil du prophète Mohammed avant le retour triomphant des musulmans à la Mecque.
De manière semblable bien que sur un autre théâtre de conflit, l’exemple du retour en force des talibans en Afghanistan est là pour rappeler le caractère souvent très éphémère et relatif des « victoires » militaires dans les conflits asymétriques.
On peut aussi raisonnablement émettre l’hypothèse selon laquelle certains éléments de l’EI, particulièrement les combattants étrangers, ont rejoint d’autres fronts dans la région et au-delà
Après avoir été chassés du pouvoir par la coalition militaire occidentale en 2001, et contraints de se replier dans des zones périphériques montagneuses à l’Ouest du pays ou dans les zones tribales pakistanaises, sous le feu de la coalition militaire puis de l’OTAN et des forces régulières afghanes, ils sont parvenus à reprendre le contrôle d’importantes territoires et populations.
On peut aussi raisonnablement émettre l’hypothèse selon laquelle, de manière moins prépondérante, certains éléments de l’EI, organisation éminemment transnationale, et particulièrement les combattants étrangers, ont rejoint d’autres fronts dans la région et au-delà. Je pense notamment à la Lybie, ou encore à l’Égypte et au Liban, voire à l’Afghanistan, où s’est développée la présence de l’EI ces dernières années.
C’est sans doute un phénomène qui se renforcera dans les prochains mois, de même que celui du retour de combattants étrangers dans leur pays d’origine. Ce phénomène risque bien de déporter la problématique de l’EI, et de constituer une ressource mobilisable dans la future stratégie de reconquête du « califat » en Irak ou en Syrie.
Là aussi, on peut penser au redéploiement des talibans en Afghanistan, qui s’est effectué en partie grâce aux bases arrières investies dans les zones tribales pakistanaises ; et le déploiement des combattants talibans afghans dans l’Est du Pakistan après 2001 a par ailleurs contribué à l’émergence d’une violence subversive de matrice talibane au Pakistan qui a atteint des proportions critiques ces dernières années.
Par ailleurs, hormis le commandement politico-militaire et une partie des forces combattantes de l’EI, une grande partie des structures et groupes sociaux locaux qui avaient, de manière plus ou moins active, et plus ou moins enthousiaste, secondé l’EI dans ses activités, restent présents dans le tissu urbain et social de Mossoul (et de la plupart des autres villes « libérées », en Irak ou en Syrie).
Deux questions corrélées restent en suspens les concernant : leur identification (la distinction entre combattants et non combattants/civils étant ardue dans les conflits dits hybrides), et surtout le sort que leur réservent les autorités irakiennes et les groupes multiples qui ont participé à la reprise militaire : répression extra-judiciaire (elle a déjà commencé), processus judiciaires voire mise en place de politiques d’amnistie partielle. Ces deux dernières options étant nettement moins probables. De l’attitude des « vainqueurs » dépendra en partie la stabilisation de ces zones à court, mais surtout à moyen et long termes.
MEE : Il ne vous semble donc pas approprié de parler de victoire ?
SD : Les facteurs à l’origine de l’émergence et du déploiement de l’EI (en grande partie, la marginalisation des Arabes sunnites dans l’Irak post-Saddam côté irakien, et la paupérisation d'une partie de la population arabe sunnite côté syrien) restent non seulement d’actualité, mais en plus dramatiquement absents de la réflexion collective et des projets politiques irakiens ou internationaux.
C’est pourquoi parler d’un coup « décisif » contre l’EI semble pour le moins prématuré ; et parler d’une fuite des « combattants » de l’EI à partir des villes que le califat contrôlait n’est que partiellement exact. Il serait plus approprié de parler de « coup dur », d’ « affaiblissement » ou de « reflux » de l’EI, en relativisant les succès militaires sur les terrains.
Il serait plus approprié de parler de « coup dur », d’ « affaiblissement » ou de « reflux » de l’EI, en relativisant les succès militaires sur les terrains
Les importantes fluctuations voire retournements de situation politiques et militaires sur le terrain, dans la région ou ailleurs, rappellent l’importance du temps long pour appréhender adéquatement les phénomènes et situations conflictuels.
Elles dessinent l’évolution structurelle du cadre des conflits contemporains, de plus en plus hybrides. Elles mettent en lumière le caractère très relatif de la notion de victoire et de défaite, dans un jeu conflictuel où l’État, lui-même fragmenté, négocie et lutte sans cesse avec d’autres groupes concurrents pour asseoir son autorité.
La distinction entre temps de guerre et temps de paix perd de sa pertinence, les situations évoluant plutôt entre violence de haute intensité et de basse intensité, des violences variant par ailleurs selon les territoires, et en fonction du contexte politique et social du moment.
MEE : Cette (re)prise de Mossoul est aussi une victoire politique pour le Premier ministre Haïder al-Abadi. Le problème, c’est qu’il est très dépendant des milices chiites…
SD : La reprise militaire de Mossoul a été permise en grande partie par les opérations et les combats menés principalement au sol par l’armée régulière irakienne, en particulier par les forces spéciales du service de contre-terrorisme. Parmi les combattants, ces dernières ont payé l’un des plus lourds tributs humains dans la lutte anti-EI à Mossoul ces derniers mois.
La dernière bataille de Mossoul a ainsi contribué à transformer de manière spectaculaire l’image de l’armée irakienne dans le pays. Elle apparaît désormais comme professionnelle, efficace et dotée de cohésion, contrastant avec l’image catastrophique qui lui était associée en 2014 et 2015, lorsqu’elle avait dû abandonner à l’EI des zones entières sans opposer de grande résistance, notamment Mossoul en 2014 après seulement cinq jours de combats.
La reprise de Ramadi par l'armée fin 2015, sans intervention des milices chiites, avait déjà constitué un haut fait d'armes sur lequel avait capitalisé le gouvernement dans ses efforts de légitimation et pour asseoir son autorité, notamment vis-à-vis des milices.
Il faut rappeler que l’image de l’armée irakienne était déplorable avant même le retour en force de l’EI en 2012 et sa conquête de Mossoul en 2014. En cause, son incapacité à enrayer les violences insurrectionnelles, interconfessionnelles ou de droit commun qui s’intensifient à partir de 2005-2006, son instrumentalisation à des fins politiques et clientélistes par des groupes et personnalités religieuses et politiques d’envergure locale ou nationale, son implication dans d’innombrables trafics et exactions, et la prolifération de milices et de sociétés militaires et de sécurité privées qui échappent souvent à son contrôle.
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Déjà affaiblie du temps de l’embargo, l’institution militaire a été complètement démantelée avec la politique de débaassification massive, première ordonnance émise par l’autorité provisionnelle de la coalition (CPA) en 2003. Depuis lors, les forces armées et de sécurité irakiennes ne sont pas parvenues à émerger comme une institution et une organisation fonctionnelles, légitimes et efficaces, au service de l’État, et donc crédibles. C'est ce qui semble changer aujourd'hui.
C’était d’ailleurs pour combler ce vide et cette inefficience de l’armée régulière et contrer l’avancée spectaculaire de l’EI vers Bagdad que s’étaient constituées les Unités de mobilisation populaire [UMP] en 2014, suite à l’appel à la résistance nationale lancé par l’ayatollah Sistani, éminence religieuse chiite basée à Nadjaf.
La mobilisation populaire a alors représenté pendant deux ans une véritable armée parallèle, sans réel contre-pouvoir politique et militaire étatique. Elle est elle-même constituée d’une multiplicité de milices chiites pré-existantes ou nouvellement constituées, renforcées par des dizaines de milliers d’enrôlements volontaires.
Mais entre-temps, l’armée régulière a été efficacement entraînée, armée, financée, notamment par les Américains, au point de passer en première ligne dans les combats anti-EI.
De plus en plus, la reprise des villes et zones contrôlées par l’EI s'est faite au détriment de la mobilisation populaire, qui constituait jusqu’à mi-2016 la principale, voire l’unique force effective et efficace dans les combats au sol contre le califat (exception faite des zones peuplées ou contrôlées par les Kurdes, le long de la ligne verte séparant officiellement le KRG du reste de l’Irak, et qui ont également vu se déployer les peshmergas).
La montée en puissance des milices chiites en Irak à la faveur de la lutte contre l’EI représente une sérieuse épine dans le pied du Premier ministre
Alors que la mobilisation populaire avait constitué la principale force ayant assuré la reprise militaire de Tikrit ou Falloujah, l’armée irakienne a été aux avant-postes de la reprise de Ramadi et de Mossoul, conformément à la volonté du gouvernement irakien et du Premier ministre.
En cela, on peut dire que la reprise de Mossoul est une victoire militaire pour le gouvernement et l’armée irakiens ; et de ce fait, c’est aussi une victoire politique pour le premier ministre Haïder al-Abadi, qui favorise son image et l’exercice de son pouvoir.
Cette victoire est bien entendu en demi-teinte, car entre autres défis, comme vous le soulignez, la montée en puissance des milices chiites en Irak à la faveur de la lutte contre l’EI représente une sérieuse épine dans le pied du Premier ministre.
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En premier lieu parce qu’elle représente une importante force armée, estimée par des observateurs extérieurs à environ 60 000 hommes (soit environ un quart des forces armées régulières), et les milices qui la composent ont étendu leurs réseaux et zones d’influence au fur et à mesure de leur victoires contre l’EI.
Le plus souvent, dans les zones « libérées », mais aussi dans les zones dont elles sont originaires, ces milices développent des activités qui relèvent de pratiques mafieuses et de prédation.
La formulation d’une demande de retrait de ces milices des zones reconquises afin que l’État et les forces régulières régulent la situation représente donc une tâche délicate, qui engendrera très certainement des tensions entre milices et autorités centrales.
Les milices chiites dépendent également souvent de personnalités politiques, qu'elles soient institutionnalisées ou non, qui les utilisent pour faire prévaloir leurs intérêts, éliminer rivaux et opposants, effectuer des démonstrations de force, et mobiliser des ressources (matérielles, financières, humaines, symboliques).
À de nombreuses reprises, les différends politiques ont donné lieu à des affrontements inter-milices, ou entre milices et forces étatiques.
Le mouvement sadriste n’a ainsi cessé d’osciller depuis sa formation entre pression, participation institutionnelle, voire affrontement armé avec les forces étatiques irakiennes via l’Armée du Mehdi [milice]. Et ce, en fonction des intérêts politiques de Moqtada Sadr, à la fois clerc, chef de parti et de milice.
Depuis 2016, Moqtada Sadr est à l'origine d’importantes mobilisations de sadristes originaires de Sadr city, dans la banlieue populaire de Bagdad. Répondant à son appel, ils ont régulièrement investi le cœur politique et institutionnel de la capitale, contestant la légitimité du gouvernement, et notamment d’Haïder al-Abadi. En février et mars 2016, un million de ses partisans avaient rejoint la capitale, notamment la zone verte, et nombre d’entre eux avaient occupé le parlement, où le parti sadriste détient par ailleurs une trentaine de sièges.
Les accusations d'épuration ethnique formulées contre les UMP ont servi de prétexte à la Turquie pour intervenir de fait dans l’espace irakien
En second lieu, ces milices, presque exclusivement chiites, sont perçues par les populations sunnites des zones « libérées » ou ailleurs dans le pays comme animées d’une hostilité anti-sunnite.
De nombreux massacres et cas de persécutions visant des sunnites dans les zones reconquises ont été attribués à ces milices, et font l’objet d’une enquête judiciaire.
Certaines de ces exactions avaient d'ailleurs eu lieu sans que l'armée irakienne n'eût pu intervenir. C’est notamment dans le souci de légitimer le retour de l’État dans les zones anciennement contrôlées par l’EI et d’éviter de nouveaux embrasements intercommunautaires qu’à partir de 2016, Haïder al-Abadi a souhaité limiter l’implication des milices dans les combats et le contrôle post-combat.
Les accusations d'épuration ethnique formulées contre les UMP ont servi de prétexte à la Turquie pour intervenir de fait dans l’espace irakien afin – officiellement – de protéger les populations sunnites, notamment turkmènes, considérées comme vulnérables face à l’avancée des UMP.
La Turquie a ainsi stationné un contingent militaire au Nord de Mossoul, et elle n’a cessé de revendiquer la nécessité d’être incluse dans les combats anti-EI, notamment dans le Nord de l’Irak. Cette ingérence politique et territoriale a provoqué de graves tensions avec la MP, avec l’État Irakien, ainsi qu'avec l’Iran voisin, chacun voyant d'un mauvais œil l'entrisme turc dans le pays et la région.
MEE : Ces milices chiites peuvent-elle être considérées comme le bras armé ou un vecteur de l’influence iranienne en Irak, et donc comme un défi majeur pour le gouvernement irakien et Haider al-Abadi ?
SD : En effet, cela participe de la précarité de la souveraineté de l’État irakien, et représente une contrainte dans les marges de manœuvre du gouvernement. Une partie des milices chiites au sein des UMP constitue un relais d’influence et un vecteur de puissance – et d’ingérence – pour l’Iran.
La république voisine a décuplé sa présence en Irak et dans la région après le renversement de Saddam Hussein, et voit sa puissance et son influence s’accroître davantage encore à la faveur de son implication dans la lutte anti-EI en Irak et en Syrie.
Dans ce contexte, les milices chiites représentent des réseaux sociaux et politiques armés qui peuvent être activés par l’Iran dans le cadre d’un jeu diplomatique informel, pouvant fluctuer entre influence « douce » et nuisance.
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La république islamique pourrait par ce biais contraindre le gouvernement irakien à orienter ses politiques en fonction de ses intérêts propres ; ou à rendre minoritaire le Premier ministre au profit d’autres représentants politiques dont l’allégeance ou en tout cas la proximité avec le régime iranien (et plus exactement avec les gardiens de la révolution) serait considérée comme acquise.
Depuis le changement de régime en Irak, l’Iran a démontré sa capacité à polariser le jeu politique et institutionnel irakien, notamment à travers son appui politique, financier voire militaire à certaines milices ou partis chiites, que ces derniers aient été ou non exilés en Iran sous Saddam.
Une grande partie des milices au sein des UMP sont entraînées, encadrées et conseillées par des représentants militaires iraniens
Il importe de préciser par exemple qu’une grande partie des milices au sein des UMP sont entraînées, encadrées et conseillées par des représentants militaires iraniens, avec l’aval du gouvernement irakien toutefois.
De même, les milices les plus importantes au sein des UMP sont la Brigade al Badr, composées d'Irakiens mais créée en 1982 en Iran par les Gardiens de la révolution afin de renverser Saddam, et qui continue d'être armée et financée par l’Iran ; les Brigades de la Paix, anciennement Armée du Mehdi, dont le leader Moqtada Sadr a choisi de parfaire son instruction théologique dans la ville religieuse de Qom, en Iran, de 2007 à 2011 ; Asaïb ahl Al Haq, qui émerge lors de la scission avec l’armée du Mehdi en 2006, et qui aurait été créée par les Gardiens de la révolution.
Enfin, la nomination à la tête des UMP d’Abou Mahdi al-Mohandes, chef de la milice majeure Kataëb Hesbollah, est emblématique, puisque ce dernier revendique, sur le site anglophone des UMP, sa proximité avec Ghassem Soleimani, qui dirige les forces al-Qods, unité d’élites des gardiens de la révolution. On dit également qu'il pourrait représenter à terme l'homme fort du pays, qui pourrait être appuyé par l'Iran pour succéder à al-Abadi.
Il faut faire attention toutefois à ne pas surestimer la capacité de l’Iran à contrôler les UMP ou « les » milices chiites, qui sont loin de constituer un bloc monolithique, ou encore à dicter la politique irakienne, à fédérer l’islam chiite en Irak ou ailleurs, et encore moins à diffuser son modèle politico-religieux.
On basculerait dans la caricature, voire dans le fantasme du fameux « croissant irano-chiite ». Toutes les milices constituant la MP n’adhèrent pas par exemple au modèle de la velayat al fiqh, en vigueur en Iran. C’est le cas de nombreuses milices se réclamant de l’ayatollah Sistani (ce dernier, qui appartient au courant quiétiste, il n’entretient cependant pas de liens formels avec ces milices).
Dans l’Irak post-Saddam s’est par ailleurs structuré un islam politique et non politique d’ordre national et arabe irakien, revendiquant sa distinction et son autonomie à l’égard de l’Iran.
C’est le cas par exemple de Moqtada Sadr qui, bien qu’ayant durablement séjourné en Iran pour des raisons de parcours religieux, adopte une ligne amplement nationaliste de sa politique. Il n’a pas hésité à défier à de nombreuses reprises les intérêts de l'Iran et de ses alliés en Irak ou dans la région.
En avril dernier, il a ainsi publiquement appelé Assad à quitter le pouvoir en Syrie, alors que l’Iran en est l’indéfectible allié. Enfin, les milices chiites sont trop nombreuses (70 au sein des seules UMP) et souvent en rivalité les unes avec les autres pour que l’une puisse prendre le dessus sur l’autre et constituer un ressort décisif et central pour la diplomatie iranienne en Irak, contrairement au Hesbollah libanais par exemple (qui lui-même dispose de sa propre ligne idéologique et politique, et à abandonné le projet de la velayat al-fiqh).
En outre, convergences idéologiques, collaborations ou alliances ne signifient pas pour autant allégeance à l’égard de l’Iran, encore moins sur le long terme, chaque acteur ayant ses propres intérêts et agendas politiques.
Ainsi, bien que l’actuel Premier ministre appartienne au parti chiite Dawa, qui a historiquement été soutenu et financé par la République Islamique d’Iran, et dont une grande partie de la base politique a été accueillie et encadrée en Iran dans les années 1980 et 1990, il tente d’assurer la souveraineté de l’État irakien, et de limiter l’influence de l’Iran dans les affaires militaires et politiques du pays. C’est pour cela par exemple que Haïder Al-abadi a souhaité que l’armée irakienne participe seule aux opérations militaires à Ramadi, et limiter l’intervention des milices chiites à Mossoul.
Il est probable que dans les mois à venir, peshmergas et milices chiites se disputent le pouvoir et les territoires perdus par l'EI
Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les peshmergas majoritairement sunnites – du Kurdistan autonome irakien – sont eux-aussi entraînés et soutenus matériellement et militairement par l'Iran, déjà sous Saddam Hussein, et de manière accrue dans le contexte de la lutte contre l'EI.
Cela démontre une volonté de l'Iran de ne pas se limiter à un type de réseau, et qu'il n'a pas une main mise assurée sur les milices chiites. Or, sur le terrain, et en particulier dans les régions de Kirkouk et Mossoul, il est probable que dans les mois à venir, peshmergas et milices chiites se disputent le pouvoir et les territoires perdus par l'EI.
MEE : Comment l’administration irakienne, absente du terrain depuis plusieurs années, peut-elle réinvestir Mossoul, mais aussi les autres villes qui ont été libérées et dont on parle moins ?
SD : Ce sera évidemment un chantier majeur, ardu et délicat, alors que le succès ou l’échec de ce réinvestissement administratif aura très certainement un impact direct sur la pacification locale et nationale, et notamment dans le succès ou l’échec de la lutte contre l’EI.
L’État irakien devra tenir compte de plusieurs enjeux, qui sont autant de défis. Tout d’abord ceux liés à la fonctionnalité de ses structures et dispositifs administratifs. Il s'agit là d'une problématique d'ordre national. Or, le pays est gangréné par la corruption et les détournements de fonds, à tous les niveaux de sa bureaucratie et dans tous les secteurs, civils et militaires.
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Ces phénomènes minent la légitimité de l'État aux yeux de la population, autant qu'ils hypothèquent la mise en place de politiques d'intérêt public. L’ONG Transparency International a classé l'Irak au rang de 10e pays le plus corrompu au monde. Triste anecdote, l’année dernière, 50 000 soldats fictifs au sein de l’armée ont été mis en lumière, alors que leur solde était récupérée par de hauts gradés.
Bien que le Premier ministre ait initié d’importantes politiques de lutte contre la corruption, ces pratiques continuent d’être dénoncées massivement par la population irakienne, toutes communautés confondues, comme le rappellent les manifestations massives qui secouent Bagdad depuis plus d'un an.
C’est la capacité de figures politiques et sociales à (re)distribuer des charges au sein de l’administration étatique au profit de leurs propres réseaux sociaux, qui est un gage de pouvoir et d’autorité
L’État irakien devra par ailleurs veiller à l’inclusion des populations sunnites dans les structures et dispositifs administratifs, à la fois en tant que ressources humaines et en tant que bénéficiaires. Et ce, afin d’éviter la reproduction de situations qui avaient nettement contribué à l’émergence et au renforcement des groupes djihadistes à partir de 2003, et à nouveau à partir de 2011.
Au-delà d’une revanche d’ordre ethno-confessionnel, qui motive certains représentants politiques, il faut bien comprendre que c’est la capacité de figures politiques et sociales à (re)distribuer des charges au sein de l’administration étatique au profit de leurs propres réseaux sociaux, qui est un gage de pouvoir et d’autorité, au niveau local voire national.
Il s’agit d’une ressource de pouvoir et de légitimation, dans un jeu politique hautement fragmenté et personnalisé, particulièrement dans un contexte de rareté des ressources comme c’est le cas pour une grande majorité d’Irakiens, qui dépendent directement pour leur subsistance de leur allégeance à telle ou telle personnalité.
C’est surtout cela qui explique pourquoi les charges et les ressources de l’État n’ont pas été redistribuées de manière plus équitable au profit de la population sunnite. Or, la marginalisation des sunnites constituait un facteur qui a facilité leur basculement dans l’insurrection entre 2003 et 2006 ; et, plus tard, la promesse de leur réintégration dans le système institutionnel du nouvel Irak les avait conduits, pour ceux qui s’étaient associés aux djihadistes, à retourner leurs alliances lors de la sahwa.
C’est parce que la perspective d’une réintegration et d’une meilleure redistribution des ressources n’avait pas été suivie d’effet qu’à nouveau, une partie des populations sunnites se sont rapprochées des djihadistes, accélérant le retour en force de l’EI. Ce n’est pas un hasard si l’organisation djihadiste s’est ancrée dans des zones peuplées en majorité d’Arabes sunnites, en Irak et en Syrie.
La question kurde représente une autre problématique majeure, en particulier dans les régions de Kirkouk et Mossoul
La question kurde représente une autre problématique majeure, en particulier dans les régions de Kirkouk et Mossoul. Celles-ci font l'objet de fortes convoitises et rivalités, entre populations kurdes et arabes, et entre autorités du Gouvernement régional du Kurdistan (KRG) et État central irakien, notamment en raison de la richesse de leur sous-sol. Ces clivages avaient opportunément été exploités par l'EI dans sa stratégie de rapprochement avec les populations arabes sunnites locales.
Ils se sont intensifiées avec les nouvelles revendications territoriales des peshmergas et des autorités du KRG, qui ont déjà indiqué qu'ils ne se retireraient pas des territoires repris à l'EI. Cette problématique risque de créer un nouveau front opposant État irakien et autorités kurdes, et populations arabes et kurdes.
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