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Guerre en Irak : j’ai été torturé à Abou Ghraib. Vingt ans plus tard, j’attends toujours justice

Un journaliste irakien incarcéré par les forces américaines en 2003 sans être jamais inculpé évoque son expérience dans la célèbre prison et sa quête de justice
Un artiste irakien peint une fresque d’après la statue de la Liberté et une photo très relayée d’un détenu maltraité à la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad en Irak, le 23 mai 2004 (AFP)
Un artiste irakien peint une fresque d’après la statue de la Liberté et une photo très relayée d’un détenu maltraité à la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad en Irak, le 23 mai 2004 (AFP)

Je travaillais comme journaliste pour Al Jazeera quand j’ai été arrêté par les forces américaines à Bagdad en novembre 2003.

Les mois précédents, je voyageais à travers l’Irak, documentant les souffrances que j’ai vues après l’invasion américaine de mon pays.

L’impact dévastateur de la guerre sur les civils irakiens fut immédiat et de grande ampleur. Des biens de famille étaient détruits, non pas parce que ces gens avaient fait quelque chose de mal mais parce que les soldats américains opéraient par peur et par vengeance – l’approche « on tire d’abord et on pose les questions après ».

Les mots « Dieu, aide-moi » sont gravés en arabe sur une porte de la célèbre prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Photo prise le 16 septembre 2003 (AFP/Robert Sullivan)
Les mots « Dieu, aide-moi » sont gravés en arabe sur une porte de la célèbre prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Photo prise le 16 septembre 2003 (AFP/Robert Sullivan)

Par exemple, j’ai couvert l’histoire d’un fermier, tué sur ses terres parce que les forces américaines pensaient à tort qu’il était armé. Autre exemple, ils ont détruit une maison de famille tout simplement parce qu’un tir isolé venait de là.

Les forces américaines ont également appliqué des punitions collectives, réagissant à la moindre résistance avec une force disproportionnée.

Dans ce village que j’ai visité, je me rappelle de gens arrêtés arbitrairement parce que des groupes armés avaient attaqué des forces américaines à proximité – non pas parce que les villageois eux-mêmes leur avaient fait quoi que ce soit.

En tant qu’Irakiens, nous n’avions pas le pouvoir de mettre un terme à ces atteintes aux droits de l’homme perpétrées sans pitié contre l’ensemble de la population, jeunes comme vieux, par le pays le plus puissant au monde qui prétendait apporter la « démocratie » en tant que libérateur.

Des abus délibérés

Mais ce qu’on pouvait faire – ce que je pouvais faire personnellement en tant que journaliste – était de parler et de signaler ce qui se passait. Les Américains n’ont pas pu nous empêcher de dire la vérité. Mon arrestation ne m’a donc pas surpris.

Pour les forces américaines, j’étais un journaliste agaçant qui devait être discipliné et la prison était la meilleure option pour cela. Sans jamais être inculpé, j’ai été emprisonné dans la célèbre prison d’Abou Ghraib.

L’armée britannique a déployé des interrogateurs à Abou Ghraib au plus fort du scandale de torture
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Tout d’abord, j’ai pensé que le traitement horrible des prisonniers par les Américains dont j’avais entendu parler était le résultat d’erreurs individuelles de la part de soldats sans scrupules et sans formation. Quand je suis arrivé à la prison d’Abou Ghraib, il m’est apparu clairement que les abus étaient délibérés – une politique structurée et organisée menée par ceux qui géraient la prison.

Je ne veux pas raconter toutes les tortures et l’humiliation que j’ai endurées puisque tout le monde le sait désormais, vingt ans plus tard. Les photos d’Abou Ghraib, vues dans le monde entier, ont à jamais saisi l’absolu manque d’humanité chez nos ravisseurs.    

Je dirai simplement : j’ai été torturé. J’ai également été témoin de la torture des autres et d’autres ont vu ce qu’on m’infligeait. Je me rappelle les méthodes de torture et les autres abus cruels et inhumains que les détenus et moi avons subis. Leurs cris continuent de me hanter.

Lorsque j’ai été libéré près de deux mois plus tard, j’étais totalement sous le choc. Même après tout ce temps, le traumatisme physique et psychologique de cette expérience reste vivace.

Entendre le nom « Abou Ghraib » suffit parfois à réveiller le cauchemar et inonder mon esprit des scènes horribles qui se sont produites sous mes yeux. Je ne peux échapper à ces souvenirs.

La torture à Abou Ghraib n’est que l’un des aspects des dommages provoqués par l’invasion américaine et l’occupation de l’Irak – des dommages indicibles

La torture à Abou Ghraib n’est que l’un des aspects des dommages provoqués par l’invasion américaine et l’occupation de l’Irak – des dommages indicibles.

La situation de mon pays a radicalement changé. L’Irak n’est plus un endroit sûr, plus le moins du monde.

Les horreurs infligées aux Irakiens dans la prison d’Abou Ghraib n’étaient que les prémices d’abus généralisés. Depuis, le nombre de prisons – où l’utilisation de la torture est systémique – et de prisonniers a considérablement augmenté. On estime que 100 000 personnes ont été détenues illégalement par les forces américaines et n’avaient aucun moyen de contester leur incarcération.

Je me demande encore et encore : pourquoi cette destruction ? Pourquoi les États-Unis – un pays qui prétend attacher de l’importance aux droits de l’homme et à la démocratie – ont envahi mon pays et laissé derrière eux la mort, la torture, le déplacement, des infrastructures endommagées, un environnement dégradé et des violences sectaires ?

Une justice évasive

Les États-Unis doivent admettre ce qu’ils ont fait, ou du moins nettoyer leur bazar et reconnaître le tort qu’ils ont infligé au peuple irakien – mais ils ne semblent pas s’engager dans cette voie.

Malgré la condamnation internationale des tortures à Abou Ghraib, le gouvernement américain n’a pas rendu de compte de manière adéquate pour ce qu’il a fait à des milliers d’Irakiens emprisonnés là-bas et dans d’autres centres de détention à la suite des arrestations de masse de civils qui n’avaient rien fait que d’essayer de survivre à une époque particulièrement troublée et violente.

Salah al-Ejaili continue de travailler comme journaliste en Suède tout en cherchant à obtenir justice pour lui et pour les autres victimes de la torture à Abou Ghraib (document non daté fourni par l’auteur)
Salah al-Ejaili continue de travailler comme journaliste en Suède tout en cherchant à obtenir justice pour lui et pour les autres victimes de la torture à Abou Ghraib (document non daté fourni par l’auteur)


Au contraire, les États-Unis ont cherché à réprimer cette histoire et le scandale en « enquêtant » sur quelques soldats avant de passer à autre chose. Les États-Unis doivent arrêter et réfléchir à l’héritage qu’ils ont laissé en Irak, et dans les nombreux autres pays où ils ont utilisé ou soutenu le recours à la force militaire.

Ils peuvent commencer par l’entendre de nous – victimes et survivants – en faisant connaître nos noms et nos histoires et en creusant davantage pour découvrir les responsables de la cruauté que nous avons dont nous avons souffert.

Après mon incarcération et la torture, je me suis demandé : comment pourrions-nous obtenir justice, les autres survivants de la torture et moi ? Serait-ce même possible ? En 2008, certains d’entre nous ont eu l’occasion de poursuivre en justice CACI, une société militaire privée mandatée par le gouvernement américain pour fournir des interrogateurs à la prison d’Abou Ghraib.

Malheureusement, la justice en Amérique reste évasive et l’affaire stagne dans les tribunaux fédéraux. Quinze ans, c’est long quand on attend justice, et le résultat est décevant.

Rendre des comptes dans notre affaire serait un pas dans la bonne direction, vers une reconnaissance des crimes commis par les Américains à Abou Ghraib et dans les autres prisons en Irak. Avec un peu de chance, des efforts pourraient ensuite être faits pour fournir réparation aux autres victimes de torture comme moi.

À ce jour, mes enfants m’interrogent sur ce qui s’est passé à Abou Ghraib mais je ne peux pas me résoudre à leur dire

À ce jour, mes enfants m’interrogent sur ce qui s’est passé à Abou Ghraib mais je ne peux pas me résoudre à leur dire. Aussi douloureux soit-il pour moi de partager toute mon histoire, cela me peine davantage de penser que ce que j’ai subi les affecte et je ne veux pas que mes enfants souffrent à cause de moi.

Malgré ma réticence à évoquer mon expérience, je reconnais l’importance de partager mon histoire et mon affaire avec le public – en particulier dans les médias américains. Je continue à m’exprimer parce que je n’arrêterai jamais de chercher à obtenir justice et de dire la vérité.

La justice dans cette affaire ne sera pas seulement une victoire pour moi et les autres plaignants, ce sera une victoire pour le système juridique américain et pour les droits de l’homme parce que cela montrera que personne n’est au-dessus des lois.

Si personne ne peut effacer les souvenirs et la douleur d’Abou Ghraib, il y a des choses à faire pour redresser les torts. Nous méritons une audience et, lorsque ce sera le cas, l’histoire d’Abou Ghraib sera racontée par mes soins et par ceux qui l’ont vécu – et ont survécu.

- Salah Al-Ejaili est journaliste et plaignant dans l’affaire Al Shimari contre CACI, dans laquelle lui et d’autres anciens détenus du « site sensible » d’Abou Ghraib poursuivent l’entreprise privée CACI, qui a fourni des interrogateurs à la prison, pour sa participation à un complot en vue de perpétrer des tortures et d’autres crimes de guerre. Pour en savoir plus sur l’affaire, visitez le Centre pour les droits constitutionnels à l’adresse suivante : https://ccrjustice.org/AlShimari.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Salah Al-Ejaili is a journalist and plaintiff in the long-running case Al Shimari v. CACI, in which he and other former detainees in the Abu Ghraib ”hard site” sued private contractor CACI, which provided interrogators at the prison, for its participation in a conspiracy to commit torture and other war crimes. For more on the case, visit the Center for Constitutional Rights at: https://ccrjustice.org/AlShimari.
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