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Vingt ans après, les campus américains se sont militarisés et ont oublié le contexte de la guerre en Irak

Vingt ans après le début de la guerre en Irak, les campus des États-Unis sont inondés de dollars provenant du secteur de la défense et des renseignements, s’assurant la production d’étudiants et de programmes de recherche qui consolident les ambitions américaines
Des habitants fuient Bassorah dans le sud de l’Irak après l’invasion américaine, le 28 mars 2003 (AFP)

L’invasion américaine de l’Irak en 2003 a rendu claires comme de l’eau de roche plusieurs choses à propos du système politique américain.

Premièrement, il y a eu un remarquable consensus entre les deux partis politiques. Si les Américains, prompts à individualiser les folies de l’empire, blâment généralement Georges W. Bush pour la dévastation qui s’est abattue sur l’Irak, c’était le démocrate Joe Biden, alors chef de la commission des Affaires étrangères du Sénat, qui a fait campagne pour l’invasion et la démocrate Nancy Pelosi en tant que présidente de la Chambre des représentants qui a refusé d’engager l’acte d’impeachment contre Bush pour avoir falsifié les motifs de l’invasion.

L’invasion a exposé la culture de la répression qui définit les États-Unis en temps de guerre

C’est également le président démocrate Bill Clinton qui, avant Bush, avait mis en œuvre des sanctions génocidaires contre l’Irak qui ont mené à la mort d’innombrables enfants. 

L’invasion a également exposé la culture de la répression qui définit les États-Unis en temps de guerre. Les médias américains ont eu l’interdiction de montrer les images des cercueils de soldats tombés recouverts du drapeau américain de retour au pays, minimisant ainsi les pertes subies lors de l’insurrection.

Les personnalités publiques qui se sont exprimées contre la guerre telles que le journaliste Phil Donahue ou le groupe de musique country The Dixie Chicks ont été censurés et ont vu leur carrière détruite. 

Aujourd’hui, deux décennies se sont écoulées. J’étais alors étudiante et l’une des nombreux manifestants contre la guerre, désormais, je dirige une classe et j’enseigne la race, l’empire et la guerre contre le terrorisme.

En tant qu’éducatrice, il est remarquable de constater l’héritage indéniable sur les campus de la guerre en Irak.

D’un côté, le campus s’est indéniablement militarisé, inondé de dollars provenant du secteur de la défense et de financements des renseignements, s’assurant la production d’étudiants et de programmes de recherche qui consolident les ambitions mondiales du leadership politique américain.

Et de l’autre côté, nous avons un corps étudiant qui est, peut-être à dessein, très peu armé en ce qui concerne le contexte historique relatif à l’implication américaine en Irak ou la guerre contre le terrorisme elle-même. 

Éducation militarisée

Les écoles publiques américaines, qui ont de plus en plus de difficultés financières (en particulier dans les quartiers racisés de la classe ouvrière), « résolvent » leurs problèmes budgétaires en nouant des partenariats avec des entreprises comme Raytheon ou Lockheed Martin.

Nicole Nguyen qualifie l’atmosphère qui en résulte de « cursus de la peur » : les élèves apprennent les paraboles via d’hypothétiques problèmes de maths à propos de missiles nord-coréens et suivent des cours appelés « Fondements de la sécurité du territoire ».

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Ceux qui poursuivent leurs études arrivent dans un enseignement supérieur qu’on peut qualifier de « complexe militaro-académico-industriel ».

Comme l’écrit Henry A. Giroux : « Dans un monde post 11 septembre dans lequel la guerre contre le terrorisme a exacerbé une culture nationale de la peur et encouragé l’érosion graduelle des libertés civiles, l’idée de l’université comme lieu de dialogue critique et de débat, de service public et de recherche responsable sur le plan social semble avoir été usurpée par un jingoïsme patriotique et un fondamentalisme dicté par le marché. »

Les universités et établissements d’enseignement supérieur à travers les États-Unis incarnent le militarisme expansif qui façonne tous les aspects de la vie américaine. Faire la guerre est tellement intégré dans le monde académique que les labos et les programmes de recherche reçoivent un soutien généreux de l’armée et d’administrateurs universitaires qui rivalisent pour obtenir l’argent du secteur de la défense.

Souvent, ces administrateurs ont eux-mêmes fait carrière dans la défense ou la sécurité nationale, ce qui suggère qu’il existe une véritable passerelle entre le militarisme et le monde universitaire. De bien des façons, les universités elles-mêmes sont des profiteurs de guerre. 

La prolifération de nouveaux diplômes reflète ce militarisme accru. Des licences et certificats d’études liés à la sécurité intérieure ou à la lutte contre le terrorisme arment les étudiants d’un « état d’esprit sécuritaire » – notion selon laquelle l’appareil militariste en expansion constante préserve notre sécurité.

De bien des façons, les universités elles-mêmes sont des profiteurs de guerre 

Pour le dire clairement, un étudiant peut passer une licence liée à la sécurité intérieure ou à la lutte contre le terrorisme sans rencontrer la moindre mention de l’Opération cyclone, programme de la CIA visant à financer et armer les islamistes de droite en Afghanistan, ou des 38 millions de personnes qui sont devenues réfugiées à la suite de la guerre contre le terrorisme.

Ces programmes n’enseignent rien des manifestations persistantes à travers le monde contre la construction de bases militaires américaines, ni le fait que les écologistes indigènes aux États-Unis ont été qualifiés de terroristes. 

Cette réalité rencontre très peu de résistance ou de critiques, de la part des libéraux comme des conservateurs. 

Du #NeverForget au #NeverRemember

Les étudiants américains arrivent à l’université après avoir passé des années dans un système éducatif qui s’est vidé de tout contexte historique. Les leçons d’histoire plongent rarement dans les décennies de l’implication américaine en Irak, les opérations de la guerre contre le terrorisme ou la politique de la guerre froide qui ont mené directement aux attentats du 11 septembre.

Un oubli collectif, véritable amnésie nationale, plane largement sur la compréhension américaine de l’invasion de l’Irak en 2003. 

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Dans le cadre de mes propres recherches, je demande à de jeunes Américains – trop jeunes pour se rappeler les premiers jours de la guerre contre le terrorisme – pourquoi l’Irak a été envahi en 2003. Beaucoup disent que c’était une réponse aux attentats terroristes contre les États-Unis sous Saddam Hussein.

En fait, il est frappant qu’un répondant sur cinq pense que Saddam Hussein était à l’origine des attentats du 11 septembre. Il semble que dans la conscience publique américaine, l’Irak ait été lié de manière indélébile au 11 septembre, un lien établi à l’époque qui perdure à ce jour.  

Les étudiants connaissent rarement les mensonges racontés par le secrétaire d’État de l’époque, Colin Powell, devant l’ONU en 2003 ni le massacre perpétré par Blackwater place Nisour.

Dans ma classe, les étudiants qui apprennent qu’Eric Prince, de Blackwater, a fini par jouer un rôle clé dans la présidence Trump après avoir été totalement absous sont complètement déroutés. Je ne peux que me demander à quel point leur conscience politique aurait pu être différente s’ils avaient appris cela plus tôt. 

Abu Ghraib, manifestation la plus évidente de la brutalité de l’invasion américaine, est totalement évincée de la conscience collective américaine 

Élément peut-être le plus crucial de la guerre en Irak qui a été effacé : les révélations concernant Abou Ghraib. Les photos des abus systémiques commis dans la prison sont des images qui, si on avait une mémoire nationale équilibrée et adéquate, seraient un support nécessaire dans toute classe d’histoire américaine.

Cependant, cette manifestation la plus évidente de la brutalité de l’invasion américaine, saisie dans des photos spectaculaires, est totalement évincée de la conscience collective américaine. 

J’ai écrit sur le rôle clé de l’oubli dans la guerre américaine contre le terrorisme. Si les attentats du 11 septembre s’accompagnent du slogan « Never forget » (ne jamais oublier), il est vrai que les Américains ont totalement oublié la réalité de ces attentats, y compris ce qui les a précédés et qui ce qui les a suivis.

La salle de classe américaine, que ce soit à l’université ou dans tout le cursus scolaire, est peut-être le lieu le plus révélateur de cette amnésie. 

Ignorance systémique

Nous devons mettre côte à côte ces deux réalités : la militarisation du système éducatif et l’important manque de conscience du militarisme de l’Amérique.

L’ignorance systémique et le militarisme forment une drôle de paire, entérinée dans les structures mêmes de l’enseignement supérieur. 

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Je me rappelle le discours clé de Colin Powell à l’ONU en 2003 lors duquel il a raconté ses mensonges connus à propos de l’accès de Saddam Hussein à des armes biologiques dangereuses, poussant la communauté internationale vers la guerre.

Si beaucoup se rappellent ce discours – durant lequel Powell agite une petite fiole – démontrant le petit nombre de munitions dont Saddam Hussein aurait besoin pour causer d’importants dégâts à travers le monde, ce qui s’est produit avant est en revanche souvent oublié.

Derrière Powell se trouvait une réplique du Guernica de Picasso, tableau qui dépeint les réalités grotesques de la guerre.

Avant de monter à la tribune, Powell a demandé à ce que la peinture soit recouverte.

Peut-être qu’il n’y a d’allégorie plus adéquate du militarisme américain qu’un voile pour dissimuler la représentation du type de souffrance qui allait résulter de la guerre en Irak, le plus grand crime de notre siècle. 

- Nazia Kazi est professeure d’anthropologie à l’Université Stockton, où elle est également membre du conseil d’administration de l’Union et conseillère pédagogique de l’association des étudiants musulmans. Elle est également affiliée au Center for Security, Race and Rights de l’Université Rutgers. Son premier livre, Islamophobia, Race, and Global Politics, est désormais disponible dans une seconde édition actualisée. À Stockton, elle donne des cours sur les migrations, le racisme et la guerre contre le terrorisme. Elle travaille actuellement sur son second livre, qui explore le rôle de l’État de sécurité américain dans les mouvements progressistes dans les pays à majorité musulmane.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Nazia Kazi is Associate Professor of Anthropology at Stockton University, where she also serves on the Union’s executive board and as faculty advisor to the Muslim Student Association. She is also a faculty affiliate of the Rutgers Center for Security, Race and Rights. Her first book, “Islamophobia, Race, and Global Politics,” is now available in an updated second edition from Rowman &Littlefield. At Stockton, she teaches classes on migration, racism, and the War on Terror. She is working on her second book, which explores the role of the US security state’s involvement in progressive movements in Muslim-majority countries.
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