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La barbarie sexuelle de Daech n’est pas l’exception, mais la règle en temps de guerre

Des révélations sur la dépravation et la « folie sexuelle » des membres de l'Etat islamique met le groupe sur un pied d'égalité avec les crimes de guerre commis en Bosnie ou à Abou Ghraib

Dans une interview pour CNN, Abou Ibrahim al-Raqqawi, un militant syrien, a comparé la capitale syrienne de l'Etat islamique, Raqqa, à une « grande prison à ciel ouvert » pour les femmes qui y vivent.

Abou Ibrahim al-Raqqawi n'est pas le vrai nom de cet homme, qui est le fondateur du jeune mouvement de résistance clandestin « Raqqa est massacrée en silence ».

« Les combattants de l'Etat islamique sont réellement atteints de folie sexuelle. [...] Certains ont deux ou trois femmes, et ils essaient quand même de trouver des filles yézidies pour en faire des esclaves, raconte al-Raqqawi. Une grande partie des membres de l'Etat islamique souffrent d'anomalies sexuelles et d'un désir sexuel brutal et instinctif. »

Un rapport produit par le groupe militant établit un compte-rendu effrayant des perversions sexuelles retorses de l'Etat islamique, qui se targue pourtant d'être ultra-conservateur. L'un des articles les plus prisés dans le territoire contrôlé par l'Etat islamique est le Viagra, médicament contre la dysfonction érectile, « afin d'accroître leur force pour avoir plus de rapports sexuels ». Le rapport indique ensuite que les femmes, et même de très jeunes filles, sont tellement terrifiées par les violentes avances sexuelles du groupe terroriste que beaucoup ont trop « peur de quitter leur maison », en raison de ces « pratiques sexuelles brutales et anormales ».

Si ces allégations doivent encore être vérifiées de manière indépendante, et si les identités des militants doivent encore être confirmées, ces versions sont compatibles avec les récits personnels de celles qui ont échappé à l'esclavage sexuel dans l'Etat islamique. « Les femmes capturées comme esclaves par [l'Etat islamique] ont été vendues sur les marchés de Raqqa », a déclaré Valerie Amos, secrétaire générale adjointe de l’ONU pour les affaires humanitaires et coordinatrice des secours d'urgence. « Certaines d'entre elles sont vendues à des hommes seuls. Les autres sont détenues par [l'Etat islamique] dans des refuges et subissent de multiples viols par des combattants revenant du champ de bataille. »

Bien que ces récits agressent les sensibilités occidentales, seuls les ignorants et les sots peuvent reléguer le terrorisme sexuel à une pratique exclusive de l'Etat islamique, de l'islam, du fanatisme religieux ou même de la culture du Moyen-Orient. Malheureusement, nous ne manquons pas d'intellectuels et de commentateurs occidentaux prêts à afficher ce niveau d'ignorance et de sottise. Ainsi un certain nombre d'entre eux ont sauté sur ces récits de barbarie sexuelle pour les dépeindre comme quelque chose d'inhérent à l'islam, par exemple l'article de The Atlantic, « What ISIS Really Wants » (« Ce que veut vraiment l'Etat islamique »), qui fait exactement cela en citant un érudit islamique anonyme soutenant que l'esclavage sexuel serait compatible avec l'islam.

Le terrorisme sexuel n'est propre ni à l'Etat islamique, ni aux groupes terroristes islamiques autoproclamés en général. Le terrorisme sexuel est ce à quoi ressemble le chaos social engendré par la guerre ; aucune ethnie, religion, race ou identité culturelle n’a le monopole de l’usage de la violence sexuelle en temps de conflit.

Depuis l'aube de la civilisation, la guerre et le sexe sont liés. La Grèce antique a représenté ce truisme dans la relation illicite entre la déesse de l'amour, Aphrodite, et le dieu de la guerre, Arès, comme l'ont fait les anciens Israélites dans l'Ancien Testament, dans lequel la guerre et le sexe sont présentés comme étant entremêlés. « Tuez tout mâle parmi les petits enfants, et tuez toute femme qui a connu un homme en couchant avec lui ; mais laissez en vie pour vous toutes les filles qui n'ont point connu la couche d'un homme ». Voici comment le livre des Nombres (31:18) décrit la vengeance des tribus israélites sur Madian.

La violence sexuelle dépravée perpétrée par l'Etat islamique reflète la dépravation dont sont coupables un certain nombre de milices et armées de l'ère moderne, qu'elles soient laïques ou religieuses. Elle reflète même les violences sexuelles tordues commises par ceux qui ont été déployés pour séparer des factions belligérantes, comme ce fut le cas en Bosnie dans les années 1990, lorsque les troupes de Casques bleus de l'ONU étaient à la fois les mécènes et les commanditaires d'un réseau de prostitution qui a entraîné l'asservissement, le viol et le meurtre de femmes victimes de traite et envoyées en Bosnie depuis toute l'Europe de l'Est (une histoire racontée dans le film Seule contre tous, avec Rachel Weisz).

« Les guerres dans les Balkans ont vu naître des camps de viol, des lieux où les femmes ont été gardées sous surveillance et ont été victimes d’abus répétés de la part des forces paramilitaires serbes », écrit Chris Hedges, qui a survécu à soixante jours de bombardements serbes à Sarajevo. « Quand cela devenait ennuyeux, étant donné que la perversion sexuelle, comme le meurtre, doit constamment impliquer le nouveau et le bizarre, les femmes étaient mutilées et tuées, le tout en étant filmées, selon des sources. » Dans War is a Force that Gives Us Meaning, Hedges raconte que les hommes musulmans de Bosnie étaient rassemblés sur les places des villes et décapités par les milices serbes. Avant cela, ils étaient forcés de creuser leur propre tombe et de « regarder leur fille ou leur épouse se faire violer devant eux ».

Hedges, qui a couvert des conflits en Irak, en Amérique centrale et dans les Balkans, explique qu'en temps de guerre, même les armes prennent un caractère sexuel : « Ils [les miliciens] portent leur arme en bandoulière, assez bas, à un angle dirigé vers le sol... Au milieu du massacre, le seul choix se situe souvent entre la haine et la luxure. Les êtres humains deviennent des objets, des objets permettant d'éteindre ou d'assouvir leurs pulsions charnelles. Les rapports sexuels débauchés et frénétiques en temps de guerre franchissent souvent la frontière de la perversion et de la violence. Ceci révèle un vaste vide moral. »

L'écrivain israélien Amos Kenan était commandant de peloton dans la brigade armée israélienne en 1948. « La nuit, ceux d'entre nous qui ne pouvaient se retenir allaient dans les prisons pour b*** des femmes arabes », a-t-il écrit dans un article daté de 1989. En 2012, Eyal Qarim, rabbin militaire de l'armée israélienne, a affirmé tolérer le viol en temps de guerre tant que cela contribuait à la « réussite d’un tout », et que « dans la mesure où une guerre est par essence une question qui n'est pas individuelle, mais plutôt un affrontement entre des nations qui forment un tout, il existe des cas où la personnalité de l'individu est "effacée" au profit de ce tout ».

L'Amérique n'est pas étrangère à ces pulsions lubriques et perverses engendrées par la guerre. L'enquête du Sénat américain sur le programme de torture de la CIA a déjà détaillé des cas de viol et de meurtre. Le journaliste Seymour Hersh, lauréat du prix Pulitzer, affirme toutefois que malgré cette révélation, nous « n'avons pas encore vu le mal [...] et les choses horribles faites aux enfants des femmes détenues, filmées par les caméras ».

D'après plusieurs médias traditionnels, dont le Washington Post, les Etats-Unis doivent bientôt divulguer une vidéo montrant des militaires américains en train de violer de jeunes garçons irakiens sous les yeux de leur mère, à Abou Ghraib, en Irak.

« Les femmes faisaient passer des messages et disaient "S'il vous plaît, venez me tuer à cause de ce qui s'est passé" ; en fait, ce qui s’est passé, c'est que ces femmes ont été arrêtées avec de jeunes garçons, des enfants, dans des cas qui ont été enregistrés. Les garçons ont été sodomisés sous les yeux des caméras. Et le pire dans tout cela, c'est la bande sonore qu’a votre gouvernement, dans laquelle on entend les garçons hurler. Ils sont totalement terrorisés. Tout cela va sortir », a déclaré Seymour Hersh lors d'un discours en 2014.

Au sein même de l'armée américaine, les agressions sexuelles ont désormais atteint des niveaux pandémiques. Un rapport du Pentagone a révélé que 3 553 cas d'agressions sexuelles avaient été recensés dans une période de douze mois allant de 2012 à 2013. Pendant cette période, les soldats américains avaient « quinze fois plus de chances d'être violés par un camarade que d'être tués par un ennemi ».

Dans Kill Anything That Moves, Nick Turse, vétéran américain de la guerre du Vietnam, nous rappelle que le Groupe de travail sur les crimes de la guerre du Vietnam a enquêté sur plus de trois cents allégations de massacres, de mutilations et de viols commis par les Américains au Vietnam. « D'autres dossiers faisaient état de l'assassinat d'agriculteurs dans leur champ et du viol d'un enfant par un interrogateur dans une base militaire. »

« Il est peu probable que vous trouviez dans la "littérature" le récit du viol d'une Vietnamienne par des Américains, écrit Turse. Et pourtant, les agressions sexuelles de civils par les GI étaient loin d'être rares, même si vous pouvez lire des milliers de livres sur la guerre du Vietnam sans que vous vous doutiez un tant soit peu que cela soit arrivé [...] La guerre implique également les viols, même entre deux hommes, même entre deux GI. Nous ne saurons jamais combien de ces viols ont eu lieu, parce que ces actes étaient généralement gardés secrets, et le sont encore. »

En prenant l'histoire moderne comme guide, la brutalité sexuelle de l'Etat islamique n'est pas l'exception, mais la règle en temps de guerre, peu importe qui brandit son arme. « A vrai dire, nous ne connaissons pas toute la vérité sur les obscénités de guerre dans lesquelles les Américains sont impliqués », soutient Nick Turse. Et il est peu probable que nous la connaissions un jour. Les Américains s'intéressent rarement aux atrocités sexuelles commises par leurs compatriotes. L'accent est toujours placé sur eux et jamais sur nous. Turse suggère que les raisons de cela sont nombreuses et variées, allant « du racisme et de l'ethnocentrisme à des calculs purement financiers ».

Je ne doute pas de la véracité des allégations d'Abou Ibrahim al-Raqqawi au sujet des violences sexuelles commises par l'Etat islamique. La propension odieuse du groupe terroriste à perpétrer des actes de violence inimaginables est avérée. Mais les Etats-Unis et leurs alliés utilisent souvent la violence de leur ennemi comme un moyen de dissimuler la leur. L'Institut de recherche sur les médias au Moyen-Orient (MEMRI), basé à Washington, D.C., est une « machine de propagande » pro-israélienne bien connue. Le groupe a publié sa traduction d'un présumé « Pamphlet de l'Etat islamique sur l'esclavage sexuel » au moment même où le rapport du Sénat américain sur la torture a été mis à la disposition du public américain. Coïncidence ? A vous de juger.

Le fait est qu'en temps de guerre, la frontière séparant la moralité de l'opprimé et de l'oppresseur, de la victime et de l'auteur du crime, est presque impossible à distinguer. Seuls les sots, dont la mémoire historique a été détournée par ceux qui battent le tambour de la guerre perpétuelle, pensent autrement.
 

- CJ Werleman est l'auteur de Crucifying America, God Hates You. Hate Him Back et Koran Curious. Il est également l'animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : peinture de l'artiste Fernando Botero, inspirée du scandale des abus dans la prison d'Abou Ghraib en Irak, exposée au palais de Venise, à Rome, le 16 juin 2005 (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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