Guerre en Irak : les États-Unis ont détruit un pays. Les élites irakiennes corrompues n’en ont pas bâti
Pour comprendre le legs de l’invasion américaine de l’Irak en mars 2003, on peut commencer par la comparer à la première occupation du pays par une puissance occidentale, la Grande-Bretagne, en mars 1917. L’Irak est un rare exemple de nation postcoloniale occupée – bien que brièvement – une seconde fois. Mais à part ça, il y a des différences significatives entre ces deux occupations.
La Grande-Bretagne était la puissance coloniale par excellence avec son projet d’expansion territoriale et d’occupation militaire, comportement commun aux grandes puissances de l’époque. Le colonialisme était une norme acceptée dans l’ordre mondial eurocentré, dans lequel atteindre des marchés extérieurs et s’assurer le contrôle de terres et d’emplacements maritimes stratégiques étaient un mode opératoire commun.
L’idée d’une démocratie irakienne a dégénéré en pacte élitiste entre les oligarchies communautaires, rendues puissantes par l’accès aux rentes du pétrole et les milices partisanes
Dans les territoires ayant fait partie de l’Empire ottoman, les frontières et les identités « nationales » étaient fluides, les puissances coloniales ont pu aisément les diviser et affirmer un mandat pour mener ces États nouvellement créés vers la « civilisation ».
En 2003, les choses étaient radicalement différentes. L’ère du colonialisme avait pris fin, et des pays tels que l’Irak avaient connu l’évolution d’une infrastructure étatique, d’une identité collective et d’un sens du nationalisme (même s’il y avait des divisions croissantes à propos de la signification de ce terme).
Depuis 1958, l’Irak était dirigé par des factions politiques qui se définissaient comme anticolonialistes et anti-impérialistes. Même les organisations et tendances politiques qui dominaient l’opposition, telles que le Parti communiste puis les partis islamistes, étaient largement anticolonialistes, même anti-occidentaux.
Cette culture a été socialisée et propagée par les canaux d’endoctrinement du régime Baas et a été enracinée par l’essor ultérieur de l’islamisme comme principale langue de protestation parmi les Arabes irakiens.
En outre, les vingt-cinq années d’autoritarisme brutal de Saddam Hussein et les treize années de sanctions inhumaines après l’invasion du Koweït par l’Irak ont laissé la société irakienne verrouillée et isolée, comparable peut-être en un sens à la société nord-coréenne d’aujourd’hui.
Cet isolement a contribué aux illusions bien connues de l’administration Bush et de l’opposition exilée à propos de la façon dont les Irakiens allaient traiter leur « libération » et le potentiel de construction d’une démocratie fonctionnelle après le renversement de Saddam Hussein.
Motivations idéologiques
Contrairement au colonialisme traditionnel, l’occupation américaine de l’Irak n’apparaît pas avoir été déterminée – ou du moins pas essentiellement – par la quête de nouveaux marchés ou d’un accès à des régions géostratégiques, ou même par un désir de contrôler le pétrole, comme le veut la croyance populaire.
Ainsi que le suggèrent de nombreuses publications sur la prise de décisions au sein de l’administration Bush, la décision d’envahir l’Irak a été largement motivée par des inquiétudes en matière de sécurité engendrées par les attentats du 11 septembre 2001, associées à des motivations idéologiques et à la croyance en une mission américaine de démocratisation et de libéralisation.
Les attentats du 11 septembre contre le World Trade Center par des islamistes radicaux ont stimulé cette idéologie et renforcé l’agressivité de l’administration Bush. L’Irak, nous a-t-on dit, marquerait le début d’un grand changement au Moyen-Orient qui stagnait depuis longtemps ; ce pays doté d’importantes richesses pétrolières, d’une population éduquée et d’un profond désir d’être libéré de la dictature allait ouvrir la voie, aidé par les États-Unis.
Mais les événements n’ont pas emprunté cette voie, pour deux grandes raisons.
D’abord, une révolution imposée par l’extérieur en Irak nécessitait un puissant partenaire local qui aurait embrassé la même vision et mobilisé les gens autour d’elle. Ce partenaire n’existait pas. Des décennies de dictature brutale et meurtrière, émaillées de guerres, de sanctions internationales et d’appauvrissement économique, avaient détruit la classe moyenne, démantelé les partis politiques et profondément affaibli la société civile – tous les agents potentiels d’un changement révolutionnaire.
En effet, lorsque le régime s’est effondré, les seuls mouvements de base fonctionnels étaient de nature religieuse, principalement représentés par les réseaux cléricaux chiites (tels que celui de Moqtada al-Sadr hérité de son père) et les réseaux radicaux islamistes qui ont commencé à combler le vide dans les régions sunnites après la chute des baasistes. En peu de temps, la « résistance », plutôt que la démocratie, est devenue la devise dominante dans ces régions.
Les groupes qui ont comblé ce vide, à travers la mobilisation citoyenne ou des partenariats avec les autorités d’occupation, avaient d’autres programmes que celui des États-Unis. Non seulement ils n’ont pas réussi collectivement à développer une vision qui allait faire de l’Irak une démocratie fonctionnelle alliée aux Occidentaux, comme l’avait envisagé Washington, mais ils ont été largement motivés par des perceptions sectaires, ethniques et particularistes.
L’idée d’une démocratie irakienne a rapidement dégénéré en pacte élitiste entre les oligarchies communautaires, rendues puissantes par l’accès aux rentes du pétrole et les milices partisanes.
Rivalités entre factions
Second point, l’occupation américaine n’a pas été gérée d’après un plan à long terme bien articulé. Seulement quelques mois sont passés entre leur déclaration de puissance occupante et la remise du pouvoir à une élite divisée, absorbée dans des rivalités entre factions et des intérêts à court terme. L’objectif avait rapidement évolué, passant du soutien à un projet de construction étatique à la sécurisation des conditions d’un retrait sûr.
Même les mesures de libéralisation économique adoptées par l’Autorité provisoire de la coalition étaient motivées par des idées néolibérales sans vision à long terme qui n’ont pas compris le rôle crucial de l’État comme agent de développement au Moyen-Orient. Le mot « développement » a disparu du discours politique et un langage centré autour des identités a prévalu, les Irakiens étant réduits à des groupes sectaires et ethniques.
Il y a un énorme fossé entre cet Irak et celui envisagé par les optimistes en 2003. C’est un fossé que l’administration américaine a contribué à creuser par son occupation mal préparée et mise en œuvre imprudemment, ainsi que son abandon rapide du pays
Le résultat, renforcé et approfondi par les factions sectaires et ethniques au pouvoir, a été un système rentier captif des cours du pétrole, aux mains d’organisations de type mafieux – un système qui importait presque tout et négligeait la crise climatique et de l’eau tandis que le chômage explosait.
Dans l’Irak d’aujourd’hui, le gouvernement a été formé par une coalition qui a obtenu les voix d’à peine 15 % de l’électorat, principalement en raison de la faible participation et de la désillusion croissante vis-à-vis du système.
Une alliance de groupes politiques, d’acteurs armés et d’institutions judiciaires servant ses propres intérêts rétablit les lois de l’ère de Saddam Hussein et les utilise pour restreindre la liberté d’expression, les libertés individuelles et l’activisme politique. Les assassinats politiques sont tolérés par les forces de l’ordre.
Il y a un énorme fossé entre cet Irak et celui envisagé par les optimistes en 2003. C’est un fossé que l’administration américaine a contribué à creuser par son occupation mal préparée et mise en œuvre imprudemment, ainsi que son abandon rapide du pays. Et pourtant, ce sont les Irakiens, et leurs groupes politiques dominants en particulier, qui assumeront la plus grande part de responsabilité.
- Harith Hasan est responsable de recherche au Carnegie Middle East Center et boursier SFM à l’Université d’Europe centrale.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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