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Guerre en Irak : vingt ans après, les Mossouliotes continuent de recoller les morceaux

Vingt ans après l’invasion américaine, les Irakiens se retrouvent pris au piège entre les milices et un gouvernement incapable d’assurer la sécurité et les services de base
Un soldat irakien monte la garde à Mossoul (Irak), le 20 mars 2023 (MEE/Ismael Adnan)
Par Ismael Adnan à MOSSOUL, Irak

Tout a commencé par la campagne de bombardements de « choc et stupeur » promise par les États-Unis.

Il y a vingt ans, des centaines de missiles américains se sont abattus sur Bagdad, capitale de l’Irak, lorsque Washington et ses alliés ont lancé leur invasion visant à renverser l’homme fort irakien Saddam Hussein.

Le 20 mars 2003, une série de violentes détonations a illuminé le ciel nocturne, dévastant de vastes pans de la capitale sous le clignotement jaune et blanc des munitions traçantes antiaériennes, dont les traînées luminescentes aidaient les artilleurs irakiens à cibler les avions de combat de la coalition.

Alors que les Irakiens ordinaires réclamaient la sécurité, les baasistes savaient que la messe était dite. Mais une insurrection longue et brutale se profilait à l’horizon.

Saddam Hussein a rapidement pris la fuite et l’insurrection dévastatrice voulue par ses fidèles est apparue plus tard.

« Ce vide sécuritaire a entraîné des calamités que nous subissons toujours »

– Raho al-Abbas, Mossouliote

Les violences, dont on estime aujourd’hui qu’elles ont directement tué jusqu’à 306 000 civils irakiens, étaient fondées sur de fausses affirmations selon lesquelles Saddam Hussein cachait des armes de destruction massive (ADM).

Ces armes n’ont jamais été trouvées.

Plus tard dans l’année, les forces américaines ont capturé l’ex-dictateur aux abords de sa ville natale de Tikrit, sans tirer un seul coup de feu.

À Mossoul, une ville en proie à la violence depuis lors, lorsque les habitants se remémorent les efforts déployés pour renverser Saddam Hussein, ce ne sont pas les renseignements erronés ou l’opération de capture du dictateur qui leur viennent à l’esprit, mais la destruction et la misère que l’invasion a causées

« Les pillages ont commencé presque immédiatement », raconte à Middle East Eye Raho al-Abbas, un boucher de 52 ans, à l’occasion du vingtième anniversaire du début de l’invasion.

Les forces de sécurité et les responsables ayant fui la ville, des gens de l’extérieur sont arrivés à Mossoul et se sont mis à dévaliser les banques et à piller les maisons, ajoute-t-il.

« Ce vide sécuritaire a entraîné des calamités que nous subissons toujours. L’invasion a été la cause de tout cela. »

Les minorités prises pour cible

Pour quasiment tous les Irakiens, les vingt dernières années ont été riches en rebondissements inimaginables. 

Si l’invasion menée par les États-Unis a abouti au renversement du gouvernement de Saddam Hussein, le conflit a ouvert la voie à une vacance du pouvoir qui a préparé le pays riche en pétrole à une lutte pour le pouvoir entre les différentes communautés religieuses et partis rivaux, ainsi que le voisin iranien, les États du Golfe et des groupes armés.

À l’été 2014, les combattants du groupe État islamique ont déferlé sur Mossoul lorsqu’ils se sont emparés de vastes pans du pays.

Au cours des années suivantes, le groupe a tué des milliers de civils irakiens de diverses religions, persécutant notamment la communauté chrétienne en rasant des églises, des sanctuaires et des monastères.

« Après l’invasion, nous avons passé beaucoup de temps chez nous et nous ne sommes pas sortis à cause de la détérioration de la situation », raconte à MEE Hamid Touzi, un chrétien de 31 ans.

Hamid Touzi marche à l’intérieur de l’église syriaque-catholique Mar Toma après sa rénovation complète, dans la vieille ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak (MEE/Ismael Adnan)
Hamid Touzi marche à l’intérieur de l’église syriaque-catholique Mar Toma après sa rénovation complète, dans la vieille ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak (MEE/Ismael Adnan)

Avant l’invasion de 2003, l’Irak comptait près d’1,5 million de chrétiens selon les estimations, dont beaucoup étaient issus de familles présentes depuis des siècles. La ville abritait des églises chaldéennes, syriaques, assyriennes et arméniennes.

Aujourd’hui, les responsables ecclésiastiques estiment qu’ils ne sont plus que quelques centaines de milliers, voire moins. Les autres sont dispersés dans le monde entier après s’être installés en Europe, aux États-Unis ou dans des pays voisins.

Beaucoup de ceux qui sont restés affirment se sentir abandonnés. Certains éprouvent de la méfiance envers des voisins avec lesquels ils partageaient autrefois des fêtes et des célébrations religieuses.

« Il y avait une église près de l’endroit où nous vivions, appelée Umm al-Ma’ounah, mais nous n’y allons plus pour la messe à cause des événements effrayants et des menaces de l’EI », déplore Hamid Touzi. « Même le prêtre ne vient plus. »

« Les chrétiens ont souvent été pris pour cible, beaucoup ont été menacés et ont émigré. Beaucoup ont été tués. »

Nostalgiques de Saddam Hussein

Alors que les milices chiites détiennent un pouvoir considérable depuis plus de vingt ans, les divisions au sein de la société irakienne ont fait naître un sentiment de nostalgie envers Saddam Hussein chez certaines victimes fatiguées de la guerre.

Lorsque l’EI a déferlé sur Mossoul en 2014, certains partisans de Saddam Hussein ont accueilli favorablement le groupe armé, le considérant comme un protecteur face aux autorités chiites de Bagdad. Plusieurs anciens officiers militaires de l’ère Saddam Hussein se sont même engagés à soutenir le califat autoproclamé.

Si la plupart des Mossouliotes se sont retournés contre l’EI au cours de ses deux années de règne cruel, rares sont ceux qui affirment faire confiance aux autorités centrales qui sont désormais de retour.

« Beaucoup de gens ici regrettent le régime de Saddam », indique à MEE un jeune Irakien sous couvert d’anonymat, craignant des représailles de la part des milices chiites.

« Autrefois, on vivait convenablement et les produits de première nécessité comme l’eau, l’électricité, le pétrole et le gaz étaient facilement accessibles.

« Actuellement, même les services les plus élémentaires sont difficiles d’accès. »

Vue du dôme de la mosquée al-Nouri aujourd’hui détruite dans la vieille ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak, le 20 mars 2023 (MEE/Ismael Adnan)
Vue du dôme de la mosquée al-Nouri aujourd’hui détruite dans la vieille ville de Mossoul, dans le nord de l’Irak, le 20 mars 2023 (MEE/Ismael Adnan)

Alors que près de six années se sont écoulées depuis que les armes se sont tues dans l’ancienne capitale de l’État islamique, l’espoir des Mossouliotes de reconstruire leur vie s’est estompé malgré la disparition de la menace du califat. 

Plusieurs bâtiments et hôpitaux publics sont en ruine, tandis que de vastes zones de la vieille ville demeurent des amas de décombres.

Pendant la guerre, les habitants vivaient dans un climat de peur constant, pensant qu’ils pouvaient perdre leur maison, des proches ou la vie à tout moment, se souvient Hamid Touzi.

En raison de la menace de violence à l’encontre des chrétiens et d’autres minorités, sa famille a fini par s’enfuir et vit aujourd’hui au Kurdistan irakien.

Un manque criant de préparation de la part de Washington

Dans la vieille ville dévastée par la guerre, à quelques pas seulement de l’emblématique mosquée al-Nouri où l’ancien chef de l’EI, Abou Bakr al-Baghdadi, a fait sa seule apparition publique confirmée, certains commerces ont rouvert leurs portes. 

Ali Aghwan, professeur de sciences politiques à Mossoul, attribue néanmoins ce climat d’anxiété dans la ville au manque criant de préparation du côté de Washington. Il estime qu’il manquait à l’administration Bush « les notions de base sur la société irakienne, ses formations, ses groupes religieux, ses clans et autres divisions ».

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Il est selon lui intéressant de noter que ces échecs sont ce qui explique pourquoi davantage de soldats américains ont perdu la vie dans des attaques de type guérilla que pendant la guerre elle-même.

« Un certain nombre de décisions américaines ont engendré l’effondrement de la situation sécuritaire […], ce qui a incité certains à opter pour l’action armée. Cela a ensuite été exploité par des acteurs régionaux et même internationaux », explique Ali Aghwan à MEE.

« Nous avions des groupes armés appartenant à des organisations régionales et internationales telles qu’al-Qaïda et d’autres groupes armés sectaires qui ont semé le chaos en Irak. C’est l’une des raisons de l’échec de l’administration civile qui dirigeait l’Irak à cette époque. »

Selon le compte rendu d’une réunion organisée en 2002, près d’un an avant le déclenchement de la guerre, l’ancien président américain George W. Bush a déclaré au premier ministre britannique Tony Blair qu’il ne savait pas qui remplacerait Saddam Hussein lorsqu’il serait renversé et que cette question « ne l’intéressait guère ».

« Les choses allaient mieux avant »

Selon le professeur, ceci est clairement illustré par les manquements observés dans la mise en place des centres de détention construits pour accueillir les prisonniers de guerre.

Abou Bakr al-Baghdadi a été détenu dans les centres de détention d’Abou Ghraib et de Camp Bucca, ce dernier ayant par la suite été qualifié d’« université du djihad » en raison de l’enseignement qui y était dispensé. 

« À Camp Bucca, les extrémistes forçaient les détenus modérés à écouter des religieux qui prônaient le djihad », a écrit Andrew Thompson, un vétéran de la guerre américaine en Irak, dans le New York Times en 2014.

« La majorité des prisonniers étaient analphabètes, ce qui les rendait particulièrement vulnérables. Les prisons sont quasiment devenues des universités terroristes. Les radicaux endurcis étaient les professeurs, les autres détenus étaient les étudiants et les autorités pénitentiaires jouaient le rôle de gardien absent. »

Un Irakien passe en scooter devant des bâtiments détruits il y a plusieurs années lors de la bataille contre le groupe État islamique, le 20 mars 2023 à Mossoul, dans le nord de l’Irak (MEE/Ismael Adnan)
Un Irakien passe en scooter devant des bâtiments détruits il y a plusieurs années lors de la bataille contre le groupe État islamique, le 20 mars 2023 à Mossoul, dans le nord de l’Irak (MEE/Ismael Adn

Adel Jasim Mohammed, un ancien détenu, a déclaré avoir vu des prisonniers « donner des cours à l’aide de tableaux pour montrer comment utiliser des explosifs, manier des armes ou devenir kamikaze. »

Les autorités américaines de l’établissement « ne les en ont pas empêchés », a-t-il expliqué. 

Alors que le chaos alimente le trafic de migrants vers l’Europe, le Home Office britannique indique que les Irakiens constituent le quatrième groupe national le plus important à traverser la Manche à bord de petites embarcations. 

« Avant l’invasion, il était possible de mener une vie agréable, de chercher un emploi et même d’être en sécurité », affirme Raho al-Abbas, le boucher.

« Lorsque l’on compare cela à la situation actuelle, nos conditions de vie se sont dégradées. Les choses allaient mieux avant. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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