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Après Saddam Hussein, Poutine : l’Occident et le dangereux scénario du « dirigeant fou »

La propagande médiatique simplette – consistant par exemple à affirmer que Poutine est dérangé – est précisément ce qui nous a conduit à la crise ukrainienne 
« Les actions de Poutine – bien que potentiellement non moins désastreuses que l’invasion de l’Irak par les États-Unis, et certainement aussi illégales – sont également enracinées dans sa propre évaluation ‘’rationnelle’' des intérêts géopolitiques russes » - Jonathan Cook (AFP/Ozan Kose)
« Les actions de Poutine – bien que potentiellement non moins désastreuses que l’invasion de l’Irak par les États-Unis, et certainement aussi illégales – sont également enracinées dans sa propre évaluation ‘’rationnelle’' des intérêts géopolitiques russes » - Jonathan Cook (AFP/Ozan Kose)

Comme il est commode pour les dirigeants occidentaux que, chaque fois qu’un autre pays défie la projection de pouvoir de l’Occident, les médias de cette partie du monde s’entendent sur une chose : le gouvernement étranger en question a à sa tête un fou, un psychopathe ou un mégalomane. 

En un clin d’œil, les dirigeants occidentaux sont exonérés de toute culpabilité, voire de responsabilité, dans les terribles événements qui se produisent.

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L’Occident reste vertueux, simple victime des fous du monde. Rien de ce que l’Occident a fait n’était une provocation. Rien de ce qu’ils auraient pu faire n’aurait permis d’éviter la catastrophe. 

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Poutine, nous dit-on, ne fait progresser aucun intérêt géopolitique ou stratégique rationnel – de son point de vue – en envahissant son voisin, l’Ukraine. Et donc aucune concession n’aurait pu ou dû être faite parce que personne ne l’aurait empêché d’agir comme il l’a fait.

L’Occident, c’est-à-dire les faucons de la politique étrangère à Washington, décide du début de la chronologie des événements, du moment du péché originel. Les médias occidentaux dociles donnent leur bénédiction et on en ressort, une fois de plus, les mains propres.

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En filigrane – toujours sous-entendu –, il apparaît qu’il faut faire quelque chose pour arrêter le « fou ». Et parce qu’il est irrationnel et mégalomane, il ne faut en aucun cas formuler une telle action en termes de concessions ou de compromis, car ce serait, au bout du compte, de l’apaisement.

Si chaque ennemi est un nouvel Hitler, aucun dirigeant occidental ne risque d’être comparé à Neville Chamberlain (diplomate britannique surtout connu pour sa politique étrangère d’apaisement, qui s’est notamment traduite par la signature des accords de Munich en 1938).

Au lieu de cela, ce qu’il faut de toute urgence, conviennent politiciens et médias occidentaux, c’est la projection – ouvertement ou non – d’encore plus de puissance et de force occidentales. 

À l’époque, comme aujourd’hui, l’Occident était censé être confronté à un dirigeant dangereux et irrationnel qui ne pouvait pas être ramené à la raison et qui n’était pas disposé à faire des compromis

L’invasion américano-britannique de l’Irak il y a près de vingt ans est un contrepoint particulièrement pertinent et révélateur des événements en Ukraine. 

À l’époque, comme aujourd’hui, l’Occident était censé être confronté à un dirigeant dangereux et irrationnel qui ne pouvait pas être ramené à la raison et qui n’était pas disposé à faire des compromis.

Saddam Hussein, insistaient les dirigeants occidentaux et leurs médias, s’était allié à son ennemi juré al-Qaïda, auteur de l’attaque des tours jumelles le 11 septembre 2001. Il possédait des armes de destruction massive et pouvait les lancer en direction de l’Europe en 45 minutes. 

Sauf que rien de tout cela n’était vrai – pas même la folie. Saddam était un dictateur dur, froid et calculateur qui, comme la plupart des dictateurs, s’est maintenu au pouvoir en faisant régner la terreur sur ses adversaires. 

Néanmoins, les médias occidentaux ont fidèlement amplifié le tissu de revendications sans preuves – et de mensonges éhontés comme cette alliance absurde avec al-Qaïda – concocté à Washington et à Londres en introduction à l’invasion illégale de l’Irak en 2003. 

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Les inspecteurs de l’ONU n’ont trouvé aucune trace de stocks de l’ancien arsenal d’armes biologiques et chimiques de l’Irak. L’un d’eux, Scott Ritter, n’a pas été entendu lorsqu’il a averti que toute arme possédée par Saddam se serait transformée en « matière inoffensive » après de nombreuses années de sanctions et d’inspections. 

L’improbable allégation sur les 45 minutes, quant à elle, n’était basée sur aucun renseignement. Elle provenait directement des spéculations d’un étudiant dans une thèse de doctorat. 

L’invasion de l’Irak par les États-Unis et la Grande-Bretagne n’était pas seulement illégale, bien sûr. Elle a eu des conséquences horribles. Cela a conduit à la mort probable d’environ un million d’Irakiens et a engendré un nouveau type terrifiant d’islamisme nihiliste qui a déstabilisé une grande partie de la région. 

Des intérêts dissimulés

Ces intérêts, bien sûr, ont été largement dissimulés parce qu’ils étaient si ignobles, violant de manière flagrante le soi-disant « ordre fondé sur des règles » que Washington prétend défendre.

Mais bien qu’il s’agisse d’une catastrophe absolue, l’invasion de l’Irak par les États-Unis n’était pas plus « irrationnelle » que l’invasion actuelle de l’Ukraine par Poutine. Les néoconservateurs de Washington ont avancé ce qu’ils considéraient comme des intérêts géopolitiques américains et une vision stratégique pour le Moyen-Orient. 

Ce que les néoconservateurs voulaient, c’était contrôler le pétrole irakien, éliminer les poches régionales de résistance à son hégémonie et à celle de son client Israël au Moyen-Orient, et étendre la région en tant que marché économique pour les biens et les armes américains. 

Mais après la dissolution de l’URSS en 1991, l’alliance militaire occidentale n’a pas été dissoute. Bien au contraire. Elle a grandi pour absorber presque tous les anciens États d’Europe de l’Est qui avaient appartenu au bloc soviétique et elle a fait de la Russie un nouveau croquemitaine

Saddam est tombé dans le piège qui lui avait été tendu parce qu’il était également motivé par son propre intérêt personnel « rationnel » aux limites restreintes.

Il a refusé d’admettre qu’il n’avait plus de systèmes d’armement significatifs après les régimes occidentaux de sanctions et d’inspections, parce qu’il n’osait pas paraître faible aux yeux de sa propre population et à ceux de ses voisins hostiles comme l’Iran.  

Le refus des médias occidentaux de considérer les véritables motivations de part et d’autre – celles des néoconservateurs à Washington ou de Saddam en Irak – a rendu l’invasion de 2003 et les souffrances qui ont suivi d’autant plus inévitables. 

La même prédilection pour le récit simplet du « fou » nous a, une fois de plus, poussés droit dans une autre crise internationale. Et une fois de plus, cela a permis d’éviter un examen du contexte réel de ce qui se passe en Ukraine et en Europe de l’Est et des raisons pour lesquelles on en est arrivés là.

Les actions de Poutine – bien que potentiellement non moins désastreuses que l’invasion de l’Irak par les États-Unis, et certainement aussi illégales – sont également enracinées dans sa propre évaluation « rationnelle » des intérêts géopolitiques russes. 

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Mais contrairement aux raisons invoquées par Washington pour envahir l’Irak, les motifs de Poutine pour menacer et maintenant envahir l’Ukraine n’étaient pas occultés.

Il a été assez ouvert et cohérent sur sa logique pendant des années, même si les dirigeants occidentaux ont ignoré ses discours, et les médias occidentaux ont rarement cité autre chose que ses extraits les plus véhéments et les plus chauvins. 

La Russie a des objections réalistes au comportement et à la mauvaise foi des États-Unis et de l’OTAN au cours des 30 dernières années. L’OTAN, rappelons-le, est avant tout une créature de la guerre froide, un moyen permettant à l’Occident de projeter une posture militaire agressive envers l’ex-Union soviétique sous le couvert d’une organisation de « défense ». 

Mais après la dissolution de l’URSS en 1991, l’alliance militaire occidentale n’a pas été dissoute. Bien au contraire. Elle a grandi pour absorber presque tous les anciens États d’Europe de l’Est qui avaient appartenu au bloc soviétique et elle a fait de la Russie un nouveau croquemitaine. Les budgets militaires occidentaux ont augmenté d’année en année. 

Mentalité de guerre froide

La Russie s’attend à une soi-disant « sphère d’influence », de la même manière que les États-Unis en exigent une.

Ce qui se passe plutôt depuis 30 ans, c’est que les États-Unis, en tant que seule superpuissance mondiale, ont étendu leur propre sphère d’influence jusqu’aux portes de la Russie. 

Comme Washington, Poutine dispose de l’arsenal nucléaire pour étayer ses demandes. Ignorer sa revendication d’une sphère d’influence ou la capacité de la Russie à l’imposer par la force si nécessaire relève soit de l’hypocrisie, soit de la folie.

Cela aussi a ouvert la voie à l’invasion actuelle.

Les États-Unis et l’Union européenne ont eu l’occasion d’accueillir la Russie dans leur giron et d’en faire un partenaire pour la sécurité de l’Europe. Au lieu de cela, la mentalité de la guerre froide a persisté davantage dans les capitales occidentales qu’à Moscou

Mais Poutine a d’autres raisons – de son point de vue – d’agir. Il veut également montrer aux États-Unis qu’il y a un prix à payer pour les promesses non tenues répétées de Washington sur les arrangements de sécurité en Europe.

La Russie a dissous sa propre alliance militaire, le pacte de Varsovie, après la chute de l’Union soviétique, signe à la fois de sa faiblesse et de sa volonté de réorganiser ses relations avec ses voisins. 

Les États-Unis et l’Union européenne ont eu l’occasion d’accueillir la Russie dans leur giron et d’en faire un partenaire pour la sécurité de l’Europe. Au lieu de cela, la mentalité de la guerre froide a persisté davantage dans les capitales occidentales qu’à Moscou.

Les bureaucraties militaires occidentales qui ont besoin de la guerre, ou du moins de la menace qu’elle représente, pour justifier leurs emplois et leurs budgets ont fait pression pour que la Russie reste à distance.

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Pendant ce temps, l’Europe de l’Est est devenue un nouveau marché important et rentable pour les fabricants d’armes occidentaux. C’est un autre facteur qui a ouvert la voie à cette crise. 

Et enfin, Poutine a tout intérêt à traiter de manière plus décisive la blessure purulente de huit ans de guerre civile entre les nationalistes ukrainiens anti-russes et les combattants russes de la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Avant même l’invasion actuelle, plusieurs milliers de personnes avaient trouvé la mort. 

Les nationalistes ukrainiens veulent entrer dans l’OTAN afin qu’elle soit aspirée dans le bain de sang du Donbass de leur côté, alimentant une guerre qui pourrait dégénérer en une confrontation directe entre l’OTAN et la Russie. Poutine veut montrer à l’OTAN et aux Ukrainiens militants que ce ne sera pas une mince affaire. 

L’invasion est conçue comme un coup de semonce pour dissuader l’OTAN de déplacer son numéro de haute voltige en Ukraine. 

L’Occident seul définit ce qui est « rationnel »

Les dirigeants occidentaux ont été avertis de tout cela par leurs propres responsables en 2008, comme le révèle un câble diplomatique américain divulgué : « Des considérations de politique stratégique sous-tendent également une forte opposition à l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN. En Ukraine, il s’agit notamment de craintes que la question divise potentiellement le pays en deux, conduisant à la violence ou même, selon certains, à la guerre civile, ce qui forcerait la Russie à décider d’intervenir ou non. » 

Mais même maintenant, l’Occident ne se laisse pas décourager. Il ne perd pas de temps à déverser toujours plus d’armes en Ukraine, alimentant davantage le feu. 

Rien de tout cela, bien sûr, ne signifie que les actions de Poutine sont vertueuses, ni même sages. Mais pour certains, son invasion de l’Ukraine ne semble pas plus irrationnelle ou dangereuse que les décennies de provocation de l’OTAN contre une Russie dotée de l’arme nucléaire

Rien de tout cela, bien sûr, ne signifie que les actions de Poutine sont vertueuses, ni même sages. Mais pour certains, son invasion de l’Ukraine ne semble pas plus irrationnelle ou dangereuse que les décennies de provocation de l’OTAN contre une Russie dotée de l’arme nucléaire. 

Et nous entrons ici dans le vif du sujet. L’Occident seul définit ce qui est « rationnel », et sur cette base, ses ennemis peuvent toujours être rejetés comme dérangés et mauvais. 

La propagande des médias occidentaux ne sert qu’à approfondir ces tendances à humaniser, ou non, ceux qui sont pris dans les événements.

Comme l’a observé l’Association des journalistes arabes et du Moyen-Orient (AMEJA) ce weekend, la couverture médiatique a été en grande partie ouvertement raciste, les commentateurs occidentaux notant avec sympathie que ceux qui fuient l’invasion de l’Ukraine par la Russie, contrairement à ceux apparemment déplacés par les invasions occidentales du Moyen-Orient, sont « comme nous », « civilisés » et ne « ressemblent pas à des réfugiés ».

De même, il y a un contraste frappant entre le reportage qui célèbre une « résistance » ukrainienne fabriquant des bombes improvisées contre l’armée russe qui avance et la diabolisation systématique par les médias des Palestiniens présentés comme « terroristes » pour leur résistance aux décennies d’occupation israélienne.

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De même, la domination mondiale des États-Unis signifie qu’ils dictent le cadre militaire, politique et diplomatique des relations internationales. D’autres pays, y compris des rivaux potentiels comme la Russie et la Chine, doivent opérer dans ce cadre.

Cela les oblige à réagir plus souvent qu’à agir. C’est pourquoi il est si important que les médias occidentaux rendent compte des événements de manière complète et honnête, et ne recourent pas à des clichés faciles conçus pour transformer les dirigeants étrangers en caricatures et leurs populations en héros ou méchants.

Si Poutine est un fou, comme Saddam en Irak, Mouammar Kadhafi en Libye, Bachar al-Assad en Syrie et les dirigeants talibans afghans avant lui, alors la seule solution est l’utilisation de la force jusqu’au bout. 

Dans la politique de puissance mondiale, cela se traduit potentiellement par une troisième « guerre mondiale » européenne, le renversement du gouvernement russe et le procès de Poutine à La Haye ou son exécution. La stratégie de la « camisole de force ». C’est précisément la destination catastrophique vers laquelle les dirigeants occidentaux, aidés par les médias, ont poussé la région au cours des trois dernières décennies. 

Il existe des moyens bien moins dangereux de résoudre les crises internationales, mais pas tant que nous continuons à colporter le mythe de l’ennemi « fou ». 

Jonathan Cook est l’auteur de trois ouvrages sur le conflit israélo-palestinien et le lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Vous pouvez consulter son site web et son blog à l’adresse suivante : www.jonathan-cook.net.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Cook is the author of three books on the Israeli-Palestinian conflict, and a winner of the Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. His website and blog can be found at www.jonathan-cook.net
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