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Toxic Affair, une histoire des armes chimiques en Irak

À travers la plateforme numérique Toxic Affair, Amnesty International revient sur l’utilisation des armes chimiques par l’Irak de Saddam Hussein et sur la complicité des entreprises occidentales, qui ont fourni 95 % des produits nécessaires à leur fabrication
« Du milieu des années 1970 à 1990, plus de 200 fournisseurs étrangers ont transféré des technologies essentielles, de l’équipement, des pièces et des substances, qui ont été directement utilisés par l’Irak au service de ses programmes chimiques, biologiques et balistiques », selon l’ONU (Amnesty International)

Toxic Affair, lancée ce jeudi par l’ONG de défense des droits de l’homme Amnesty International, est tout à la fois une plateforme interactive, un webdocumentaire et un podcast consacrés à l’utilisation des armes chimiques dans l’Irak de Saddam Hussein. Des milliers de civils kurdes et de soldats iraniens en périrent dans les années 1980.

De façon didactique, Toxic Affair interroge la responsabilité d’entreprises occidentales qui ont permis de tels crimes en fournissant les produits nécessaires à la fabrication de ces armes.

Cette plateforme hydride de vulgarisation historique, qui mêle interviews, vidéos, cartes et infographies, utilise deux sources : la série documentaire Irak, destruction d’une nation, réalisée par Jean-Pierre Canet, et une enquête en deux volets (« Le temps de la collaboration » puis « Le temps des procès ») déclinée dans les numéros de février et mars 2021 de La Chronique, le mensuel d’Amnesty.

À partir de questions simples – qui a vendu, quoi, pour quelles utilisations, où et combien de victimes –, le webdoc tente de démêler les responsabilités juridiques et les conséquences judiciaires.

Une tragédie toujours en cours

Après plusieurs décennies, les victimes tentent d’obtenir justice pour une tragédie qui mêle intérêts géopolitiques et commerciaux cyniques.

En ce moment même, les rescapés du massacre à l’arme chimique de Halabja, qui a provoqué la mort de 3 000 à 5 000 civils en mars 1988, sont au cœur d’un procès se déroulant au Kurdistan irakien.

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Près de 7 000 rescapés et proches de victimes, représentés par le cabinet d’avocats américain MM-Law, poursuivent devant le tribunal de la ville neuf firmes étrangères pour notamment complicité de génocide, crime de guerre ou crime contre l’humanité.

Le cynisme criminel des puissances occidentales est ainsi souligné dans le documentaire. La séquence des armes de destructions massives introuvables qui ont servi de prétexte à une invasion de l’Irak en 2003 s’éclaire alors autrement.

Les États-Unis ont choisi sciemment d’envahir le pays alors qu’ils savaient que l’arsenal irakien d’armes chimiques n’existait plus. Mais qu’il avait existé, puisque c’étaient les puissances occidentales qui l’avaient fourni pour une utilisation massive dans les années 80.

Le 16 mars 1988, en pleine guerre Iran-Irak, les avions irakiens bombardent pendant des heures Halabja, ville du nord-est du pays passée alors aux mains des insurgés kurdes et de leurs alliés iraniens, tuant des milliers de personnes.

Les images qui en sortiront montrent des rues où les habitants semblent avoir été saisis et figés par les produits chimiques déversés sur eux. Trente ans après, pour les survivants, les effets des substances toxiques subsistent.

Cynisme, géopolitique et petites affaires

Cette attaque sur Halabja n’était pas une première pour le régime de Saddam Hussein. Il avait déjà utilisé ce type de bombardements prohibés par le protocole de Genève de 1925, notamment sur l’armée iranienne.

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En mars 1984, une mission d’enquête de l’ONU concluait que les soldats iraniens avaient été victimes de gaz moutarde et de tabun. Les villages frontaliers, l’insurrection kurde et la population rurale du nord de l’Irak subiront le même sort.

Mais la capacité de l’Irak à produire des armes chimiques doit beaucoup aux pays industrialisés. À l’« Europe au premier chef », expliquait dès 1988 le ministre irakien des Affaires étrangères, Tarek Aziz.

La mansuétude dont jouissait le régime de Saddam Hussein auprès des puissances occidentales tenait au fait qu’il était considéré comme un rempart contre le régime des mollahs iraniens ouvertement anti-occidental, explique le documentaire.

Les firmes européennes y ajoutent leurs intérêts financiers. Parmi celles-ci, l’Américaine Phillips Petroleum, qui devra expliquer une livraison de 500 tonnes de thiodiglycol à l’Irak via une filiale belge en 1983.

Pour la firme allemande Pilot Plant, rien à signaler sinon la livraison d’une substance qui n’est qu’un déchet. Mais ce produit peut aussi bien servir à fabriquer d’inoffensifs stylos à bille que le redoutable gaz moutarde.

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Mais c’est le volume des commandes qui aurait dû alerter, souligne Toxic Affair. Bien qu’elles se veuillent à l’époque rassurante, les autorités ouest-allemandes délèguent discrètement des enquêteurs vers le complexe chimique de Samarra. La conclusion ne tarde pas : il s’y produit bien des armes chimiques.

La République fédérale d’Allemagne (RFA) interdit alors officiellement toute exportation vers l’Irak, mais ce sera sans compter les procédures judiciaires pour contrer cette décision et les contrats de sous-traitance avec des entreprises européennes – françaises, belges, autrichiennes notamment – aux législations moins restrictives.

L’ONU conclura d’ailleurs que « du milieu des années 1970 à 1990, plus de 200 fournisseurs étrangers ont transféré des technologies essentielles, de l’équipement, des pièces et des substances, qui ont été directement utilisés par l’Irak au service de ses programmes chimiques, biologiques et balistiques ».

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