Halabja, souvenirs d’une rescapée des attaques chimiques
Halabja (Irak), le 16 mars 1988. Fatmah Sadiq est chez elle, en train de préparer le déjeuner. Il est 11 h 30. Soudain, le vrombissement de moteurs d’avions retentit. « J’ai tout de suite su qu’il s’agissait d’une attaque. En 1974, j’avais entendu le même bruit avant un bombardement. Nous dormions dans les sous-sols de nos maisons depuis une semaine suite à un bombardement de l’armée iranienne. Nous craignions une riposte irakienne car nous vivions dans une zone tampon entre les deux armées. »
« C’est à ce moment-là que j’ai été intoxiquée […] j’ai commencé à ressentir un malaise, à avoir du mal à respirer »
- Fatmah Sadiq, survivante de l’opération Anfal
Fatmah n’imagine toutefois pas un instant que les bombes qui vont les viser contiennent des gaz toxiques. Alors que son mari hésite à prendre immédiatement la fuite avec les enfants, Fatmah exige qu’ils viennent tous se réfugier dans la maison. Deux salves plus tard, le drame est achevé. Une bombe a atteint le toit de la maison de Fatmah, sans exploser. D’autres vont répandre des gaz mortels sur Halabja. Des milliers de cadavres vont rapidement venir joncher les rues de la ville.
Son fils ayant disparu quelques minutes après le bombardement, Fatmah quitte la protection de sa maison et s’élance dans les rues de la ville à sa recherche. Sans même prendre le temps de se chausser, elle retourne les corps d’enfants dans les rues, cherchant à reconnaître son fils.
« C’est à ce moment-là que j’ai été intoxiquée », indique-t-elle. Finalement, son fils est retrouvé, sain et sauf. Elle et son mari, ses quatre enfants et la famille de sa sœur prennent la fuite, terrorisés. « On a pris la route d’Ababeyleh, au sud-est de Halabja, en direction de l’Iran ; c’est là que j’ai commencé à ressentir un malaise, à avoir du mal à respirer. »
L’attaque du 16 mars 1988 sur Halabja, épisode le plus sanglant de l’opération Anfal (1987-1988) orchestrée par le régime baathiste à la fin de la guerre Iran-Irak (1980-1988) contre les Kurdes du pays, accusés de liens avec l’Iran et de volonté séparatiste, fait près de 5 000 morts en quelques minutes et engendre la fuite de plusieurs dizaines de milliers de réfugiés et déplacés. Ainsi que des séquelles physiques et psychologiques qui perdurent à ce jour pour les survivants.
Ce jour-là, pour Fatmah et les siens, il faut fuir au plus vite. La famille se réfugie dans une grotte face à un étang proche du village de Deleh. En ce mois de mars, la nuit est frigorifiante. Quelques jours plus tard, en traversant un champ sur un tracteur au cours de leur fuite vers l’Iran, Fatmah tombe de la remorque et se fracture la jambe. Il faudra la porter le reste du parcours.
Après quatre jours de marche, épuisés, affamés, souffrants, ils atteignent la frontière iranienne. « Nous avons vite étés pris en charge sur place par les autorités iraniennes. Ils nous ont donné un endroit pour nous reposer et de quoi manger. Mais je ne pouvais pas respirer normalement. »
« Les médecins m’ont fait une transfusion et j’ai été sous oxygène pendant deux semaines, poursuit-elle. Ils m’ont dit que mes symptômes n’étaient pas ceux d’une intoxication et ils ne m’ont pas donné les médicaments adéquats, disant qu’ils avaient des cas plus urgents à traiter. »
Exils à répétition
Durant ce douloureux exil dans le camp de Gol Yaran, aux environs de la ville iranienne de Kangavar, la famille se remet peu à peu, mis à part Fatmah, dont la santé reste préoccupante. « Jusqu’à aujourd’hui, je suis souffrante. J’ai des maux de tête fréquents et ma jambe me fait constamment souffrir. »
« Jusqu’à aujourd’hui, je suis souffrante. J’ai des maux de tête fréquents et ma jambe me fait constamment souffrir »
- Fatmah
Il leur faudra attendre trois ans avant de pouvoir revenir dans la zone à majorité kurde de l’Irak. Mais à leur arrivée à Halabja, les autorités les obligent à s’installer dans un camp de réfugiés à plusieurs dizaines de kilomètres de là. Halabja est devenue une ville fantôme, plus personne n’y vit.
« Nous avons étés autorisés à récupérer quelques affaires et nous avons étés installés dans le camp de Halabja Tawza, sur la route de Souleimaniye. »
Quelques mois plus tard, alors qu’a débuté la guerre du Golfe (1990-1991), Saddam Hussein menace à nouveau les Kurdes, souhaitant reprendre le contrôle des territoires où se rebellent les minorités chiites et kurdes. Ce sera un nouvel exil pour la famille de Fatmah, tout comme pour près de 1,8 million d’autres réfugiés. Par la suite, la région kurde de l’Irak fera l’objet d’une zone d’exclusion aérienne.
Mais Halabja, bientôt réinvestie par ses habitants, vivra à nouveau des jours sombres suite à l’arrivée en 2001 d’un groupe armé arabo-kurde d’inspiration salafiste.
« Le groupe islamiste Ansar al-Islam a pris le contrôle de la ville. Alors que nous avions plus que jamais besoin de l’ouverture sur le monde pour reconstruire notre ville et panser nos plaies, ils ont imposé un régime de terreur, attaquant les ONG qui venaient apporter leur aide aux civils », raconte Fatmah.
Deux ans plus tard, la ville est reprise par les peshmergas de l’Union patriotique du Kurdistan, dirigée par Jalal Talabani. « Une fois la ville libérée des islamistes, nous avons enfin pu avoir une existence plus ou moins normale, poursuit Fatmah, mais personne ne nous a aidés à reconstruire nos maisons. À la fin des années 90, très peu encore avaient été reconstruites. »
Aucune compensation
Trente ans après les faits, Fatmah, aujourd’hui âgée de 53 ans, se remémore ces souvenirs d’une voix grave mais sereine. Dans son salon, à Halabja, elle nous a ramené deux gros sacs en plastique qui contiennent les médicaments qu’elle a dû ingérer rien que les quinze derniers mois. Il est difficile de savoir d’où lui vient cette prestance, ce détachement qui lui permet de revenir sur ces événements traumatisants sans fléchir.
« [Les politiques] font à chaque fois des promesses avant de disparaître, et rien ne change. Il y en a qui se prennent parfois des chaussures à la figure pendant les cérémonies »
-Fatmah
« Je prends des antidépresseurs depuis plusieurs années. J’ai plusieurs traitements que je vais devoir suivre toute ma vie. Je n’ai jamais reçu la moindre compensation, la moindre pension pour payer mes frais médicaux. Le ministère chargé des victimes d’Anfal m’a interviewée à plusieurs reprises, des médecins sont venus me consulter, constituer un dossier, mais je n’ai jamais rien reçu. »
Psychologiquement aussi, très peu est fait pour soigner les séquelles. « Il n’y a qu’une ONG qui apporte une aide à la fois psychologique et médicale. Mais les différents docteurs que je vois ont souvent des diagnostics différents et me prescrivent des médicaments dont l’efficacité me paraît douteuse. »
« Il n’y a pas de thérapie de groupe, poursuit-elle, seulement des réunions au moment des commémorations d’Anfal. À ces occasions, des proches viennent des campagnes environnantes et d’autres de plus loin encore. On parle alors de nos expériences personnelles, on ressasse le drame. Ce n’est pas vraiment une thérapie. »
Des politiciens viennent chaque année se montrer lors de la cérémonie. « Moi et d’autres victimes, nous ne manquons jamais une occasion de leur rappeler que nous sommes complètement démunis. Ils font à chaque fois des promesses avant de disparaître, et rien ne change. Il y en a qui se prennent parfois des chaussures à la figure pendant les cérémonies. »
Souvenirs amers et espérances futures
En face de chez Fatmah se situe un large cimetière. Il a été construit après Anfal autour de trois fosses communes dans lesquelles reposent près de 2 000 victimes de l’attaque. Sur une grande pelouse ont étés érigées des stèles portant les noms des martyrs de la ville : une dalle pour chaque famille. Accompagnée de son mari, Fatmah cherche un temps l’épitaphe rendant hommage à ses trois neveux morts asphyxiés en 1988.
« J’en veux à la communauté internationale parce qu’elle est responsable de l’approvisionnement de Saddam en produits chimiques qui ont étés employés durant Anfal. Elle a une responsabilité importante dans cet événement »
- Fatmah
« J’en veux à la communauté internationale parce qu’elle est responsable de l’approvisionnement de Saddam en produits chimiques qui ont étés employés durant Anfal. Elle a une responsabilité importante dans cet événement », déclare-t-elle.
En sortant du cimetière, Fatmah est rattrapée par sa petite fille qui lui prend la main, redonnant le sourire à cette femme meurtrie qui oublie un instant le souvenir du drame qu’elle supporte depuis des décennies. Anfal a détruit des vies, mais les survivants de ce massacre ont plus que jamais le désir de vivre et d’empêcher que de telles tragédies se reproduisent. Selon les estimations, l’opération a fait entre 50 000 et 182 000 victimes.
« J’espère que tout cela restera dans la mémoire de l’humanité et préviendra d’autres crimes similaires. Il faut que nous apprenions à vivre ensemble. J’ai perdu mes proches et ma santé, ma vie a été bouleversée, et je ne veux pas que cela arrive à qui que ce soit d’autre. »
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