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« Une faute morale » : les ventes d’armes au cœur de la tragique guerre Iran-Irak

Si la guerre Iran-Irak, dans les années 80, est souvent évoquée comme un conflit « sans vainqueur ni vaincu », de nombreux pays ont tiré profit de cette tragédie en vendant des armes, parfois même aux deux belligérants
Des troupes irakiennes à bord d’un char de fabrication soviétique essayent de traverser le Karun, au nord-est de Khorramshahr (Iran), pendant la guerre Iran-Irak, le 22 octobre 1980. La fumée à l’arrière provient de la raffinerie d’Abadan en feu (AFP)

La vive préoccupation exprimée par les grandes puissances aux premières heures de la guerre Iran-Irak aura été de courte durée. Ce conflit, qui ne s’inscrit pas dans le cadre – habituel à l’époque – d’un affrontement Est-Ouest, va provoquer de profonds bouleversements géopolitiques. Instantanément, au Moyen-Orient comme dans le reste du monde, chacun avance ses pions au nom d’un double enjeu géopolitique et économique.

Des intérêts qui vont entraîner une explosion des ventes – licites ou illicites – et des transferts de matériel d’armement. Les chiffres à disposition, quarante années plus tard, sont édifiants : selon les recherches de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), près de 52 pays ont fourni des armes à l’Iran et à l’Irak, dont 29 d’entre eux aux deux belligérants.

La course à l’armement

Septembre 1980. Pour Saddam Hussein, l’enjeu de cette guerre n’est pas seulement territorial – le chef d’État irakien veut récupérer le très stratégique Chatt el-Arab ainsi que la région du Khouzestan –, il s’agit également de renforcer la puissance de son pays dans un Moyen-Orient en pleine transition, un an après la Révolution islamique iranienne.

Le leader irakien le sait : il peut compter sur de fidèles alliés, dans le monde arabe comme ailleurs. Au grand jeu des alliances, la partie est inégale. L’Irak n’éprouve guère de difficultés pour s’approvisionner en armement, puisqu’une trentaine d’États acceptent de traiter – ou de continuer de traiter – avec le régime baasiste. Parmi eux, l’URSS, la France et la Chine, qui répondent à 85 % des besoins irakiens.

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L’Iran, en revanche, est dans une position beaucoup plus difficile. Mis au ban des nations depuis la Révolution islamique, le pays doit composer avec un embargo américain sur les armes, dès 1984 : l’administration Reagan menace de représailles économiques tout État qui livrerait du matériel de guerre à Téhéran.

Résultat, seules la Syrie, la Libye, la Chine et la Corée du Nord traitent officiellement avec les Iraniens.

« Ces quatre pays ne répondent toutefois qu’au tiers des besoins militaires iraniens. Pour les deux autres tiers, Téhéran va devoir faire preuve d’imagination », explique Pierre Razoux, directeur de recherche à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM), dans son ouvrage La Guerre Iran-Irak. Première guerre du Golfe 1980-1988.

« Alternant séduction, prébendes et menaces voilées, les dirigeants iraniens parviendront à convaincre 25 autres États de leur fournir du matériel de guerre ou, à défaut, de fermer les yeux sur les agissements de certaines de leurs entreprises. »

Le « sale coup » américain

Si certains États, comme la Turquie, choisissent la voie de la neutralité active – traitant et commerçant avec les deux belligérants –, les Israéliens, ennemis des deux camps, vont faire un choix stratégique en se rangeant dans le camp iranien. C’est en réalité un prolongement de la stratégie israélienne « d’alliance de revers », menée conjointement avec l’Iran jusqu’en 1979, afin d’affaiblir des pays arabes jugés menaçants.

D’autant que la santé économique d’Israël est fragile à l’époque : ces ventes d’armes vont se convertir en un levier de redressement de premier ordre.

« En six ans, les livraisons d’armes et de pièces détachées à l’Iran rapporteront entre 1 et 2 milliards de dollars à Israël, plaçant celui-ci au quatrième rang des fournisseurs de l’Iran »

- Pierre Razoux, Institut de recherche stratégique de l’école militaire

« En six ans (1980-1986), les livraisons d’armes et de pièces détachées à l’Iran rapporteront entre 1 et 2 milliards de dollars à Israël, plaçant celui-ci au quatrième rang des fournisseurs de l’Iran », note Pierre Razoux dans son ouvrage.

L’administration américaine, quant à elle, craint qu’une victoire totale de son partenaire irakien ne renforce l’Union soviétique. Elle ne va pas tarder à sauter sur l’occasion, utilisant l’allié israélien comme intermédiaire.

Le 17 juin 1985, le conseiller à la sécurité nationale Robert McFarlane rédige une directive interne appelant les États-Unis à entamer un rapprochement avec la République islamique d’Iran.

« L’Union soviétique est mieux placée que les États-Unis pour exploiter et tirer profit de toute lutte de pouvoir qui entraîne des changements du régime iranien […]. Les États-Unis devraient encourager les alliés et amis occidentaux à aider l’Iran à répondre à ses besoins d’importation afin de réduire l’attrait de l’aide soviétique […] », argumente-t-il

C’est un scénario à peine croyable. En dépit de l’embargo qu’ils ont eux-mêmes imposé, et sans l’aval de leur Congrès, les États-Unis font parvenir en 1985 à l’Iran deux livraisons d’armes. Une stratégie qui traduit également une volonté d’apaisement : l’inquiétude est grande pour les sept otages américains détenus au Liban par un groupe affilié à Téhéran.

Le Comité d’examen spécial du président Ronald Reagan lors d’une conférence de presse le 1er décembre 1986 à la Maison-Blanche, après la divulgation des ventes d’armes à l’Iran et de l’argent transféré aux Contras nicaraguayens (AFP)
Le Comité d’examen spécial du président Ronald Reagan lors d’une conférence de presse le 1er décembre 1986 à la Maison-Blanche après la divulgation des ventes d’armes à l’Iran (AFP)

Rapidement, les États-Unis vont se passer de leur intermédiaire israélien et traiter directement avec la République islamique. Les profits des ventes d’armes sont réinvestis dans la guérilla anti-communiste des Contras, au Nicaragua, qui tentent de renverser le gouvernement sandiniste. Le crash d’un avion américain transportant du matériel destiné aux Contras et les confidences du pilote vont être à l’origine d’un scandale qui va ébranler la Maison-Blanche.

En novembre 1986, c’est le magazine libanais pro-syrien Ash-Shiraa qui rend public l’engagement des États-Unis auprès de l’Iran : l’administration américaine vient de conspirer secrètement et illégalement afin de fournir en armes un pays « ennemi ». Ronald Reagan, sommé de s’expliquer sur cette affaire « Iran-Contra » (ou Irangate), va frôler la destitution.

Saddam Hussein, lui, est furieux. D’autant que son partenaire américain a également livré des images satellitaires de positions militaires irakiennes à l’ennemi.

La France n’est pas épargnée

L’Irak, au début de la guerre, est le premier partenaire commercial de la France au Moyen-Orient et son deuxième fournisseur en pétrole. Ces enjeux vont provoquer un alignement presque inconditionnel de Paris derrière le régime baasiste.

Le volume des livraisons d’armes françaises est conséquent : « Entre 1972 à 1988, 90 avions de combat, 150 hélicoptères, 560 véhicules blindés, 81 canons automoteurs et plus de 15 000 missiles de tous types seront ainsi livrés à l’armée de Saddam Hussein, permettant aux industriels français d’engranger plus d’une vingtaine de milliards de dollars », rapporte Pierre Razoux.

Le volume des livraisons d’armes françaises est conséquent […] Pourtant, les élites françaises n’entendent pas rompre avec l’Iran, d’autant que la République islamique se montre particulièrement menaçante envers les intérêts français

Pourtant, les élites françaises n’entendent pas rompre avec l’Iran, d’autant que la République islamique se montre particulièrement menaçante envers les intérêts français. Les points de discorde entre les deux pays sont nombreux.

En plus des ventes d’armes à l’Irak, il y a notamment la question de la détention du Libanais Anis Naccache – condamné à perpétuité pour plusieurs assassinats et tentatives d’assassinats sur le sol français –, mais également le contentieux historique du prêt Eurodif (en 1974, la France signait avec le shah un vaste contrat de coopération nucléaire ; après une rupture d’une partie de ce contrat par l’ayatollah Khomeini, Paris refuse de rembourser le prêt iranien, s’élevant à un milliard de dollars).  

Au Liban, des attentats visant des intérêts français sont attribués à des groupes affiliés à Téhéran et plusieurs Français sont enlevés ; en France, une vague d’attentats, menés par des organisations proches du Hezbollah libanais, allié de Téhéran, endeuille le pays.

Paris décide alors secrètement de rééquilibrer son positionnement dans cette guerre Iran-Irak. De 1982 à 1986, la société privée française d’armement Luchaire va livrer à l’Iran 500 000 obus d’artillerie, en toute illégalité.

Pourtant, il ne s’agit pas d’un renversement d’alliance, comme l’explique à Middle East Eye David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) :

« Les attaques iraniennes traduisaient une volonté de faire payer l’alignement de Paris sur Bagdad. Si le changement de posture français n’a pas renversé les tendances lourdes, il met en lumière une prise en considération des variables dans la politique immédiate : celles des otages au Liban, des différends avec Téhéran, celle de la question du terrorisme. »

Photo de Daniel Dewavrin, PDG de la société Luchaire, inculpé dans l’affaire des ventes d’armes à l’Iran, tirée du journal télévisé d’Antenne 2, le 21 décembre 1987 (AFP)
Photo de Daniel Dewavrin, PDG de la société Luchaire, inculpé dans l’affaire des ventes d’armes à l’Iran, tirée du journal télévisé d’Antenne 2, le 21 décembre 1987 (AFP)

L’affaire Luchaire éclate au grand jour en janvier 1987, à la suite d’un rapport du contrôleur général des armées publié par le journal L’Express. C’est une affaire d’État : ces livraisons d’armes ont été couvertes par le ministre de la Défense de l’époque, Charles Hernu, et par son bras droit, Jean-François Dubos.

Si cette affaire se conclura par un non-lieu, le scandale fait grand bruit et entraînera le vote d’une loi de transparence en mars 1988.

Quels enseignements ?

Si les exemples français et américain restent les plus connus, 27 autres pays ont également armé les deux camps. « Dans un conflit de cette envergure, il y a un besoin en armement et en ravitaillement. Conséquence, de nombreux acteurs se bousculent pour y palier », analyse David Rigoulet-Roze.

Halabja, souvenirs d’une rescapée des attaques chimiques
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« Si l’aspect idéologique s’ajoute éventuellement pour certaines grandes puissances, pour beaucoup d’autres, il s’agit d’un enjeu purement commercial. Une guerre coûte très cher à long terme, mais elle peut, à court terme, rapporter beaucoup. »

Les cicatrices laissées par la guerre Iran-Irak portent en elles une culpabilité quasi mondiale. D’autant que l’utilisation d’armes chimiques par le régime irakien contre l’armée iranienne, ainsi que contre la population civile kurde irakienne d’al-Halabja, questionne encore un peu plus la responsabilité occidentale. Selon des documents de la CIA récemment déclassifiés, les États-Unis auraient eu des preuves des procédés irakiens depuis 1983.

« Il y a eu un déni clair de la part des grandes puissances quant à l’usage d’armes chimiques, qui était connu, et dénoncé par l’Iran, dès le milieu de la guerre. Ce qui peut relever pour certains d’une faute morale a eu un coût stratégique qui a des conséquences encore aujourd’hui », poursuit David Rigoulet-Roze.

« Les ventes d’armes au Moyen-Orient sont florissantes, et elles font toujours le bonheur des marchands d’armes de toutes nationalités »

- David Rigoulet-Roze, chercheur à l’IRIS

« Cela donne des éléments d’explication sur la stratégie nucléaire iranienne qui va suivre. Les Iraniens sont lucides : s’ils avaient possédé l’arme nucléaire à cette époque, le scénario n’aurait pas été le même. »

Alors, avec un bilan proche du million de morts, cette guerre Iran-Irak a-t-elle provoqué un changement de logiciel sur la question des transferts d’armes ?

Rien ne l’indique, même si pour Peter Wezeman, de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, « il est clair que ces ventes d’armes, effectuées par de si nombreux pays aux deux parties du conflit, font date dans l’histoire du commerce international des armes ».

Néanmoins, explique le chercheur à MEE, « la prise de conscience après les blessures infligées aux deux pays est indéniable. Elle a alimenté des discussions sur la manière de mieux contrôler le commerce des armes, et sur la nécessité d’avoir des réglementations strictes et transparentes ».

Le SIPRI, qui continue de documenter minutieusement tous les transferts d’armes, fait état d’un marché toujours très actif au Moyen-Orient.

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« L’Arabie saoudite, par exemple, est le plus grand importateur au monde. Et nous voyons que ce matériel est utilisé au Yémen notamment. Il faut être lucide, cela met en péril la paix et la sécurité dans la région », poursuit Peter Wezeman.

Un constat que partage David Rigoulet-Roze : « Il faut dissocier les opinions publiques des gouvernements. Une prise de conscience s’est développée depuis, notamment grâce au travail de nombreuses ONG. »

Un phénomène particulièrement visible au Yémen aujourd’hui : « Il n’y a plus la même cécité des opinions publiques sur ces questions de ventes d’armes. »

A contrario, « en ce qui concerne les gouvernements, nous sommes dans des tropismes structurels. Les ventes d’armes au Moyen-Orient sont florissantes, et elles font toujours le bonheur des marchands d’armes de toutes nationalités », conclut le chercheur.  

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