Vincent Geisser : « Face au terrorisme, les musulmans réagissent en tant que citoyens »
Vincent Geisser, sociologue et politologue, publie Musulmans de France. La grande épreuve, aux Éditions de l’Atelier. Avec Kahina Smaïl, spécialiste du fait religieux, et Oméro Marongiu-Perria, sociologue et expert de l’islam français, il livre une enquête inédite sur les musulmans dans une France encore sidérée suite aux attentats.
À contre-courant des théories répandues dans l’opinion française, qui pointent le silence présumé de ces populations après Charlie ou le Bataclan, les auteurs s’intéressent à la mobilisation des musulmans, sur le terrain.
Sans défendre non plus « une mobilisation musulmane massive », l’enquête rétablit les faits tout en décortiquant les enjeux qui se posent à la France post-2015.
Face à une forme d’essentialisation des musulmans qui les prive du statut de citoyen français, ce travail vient rappeler quelques fondamentaux. À commencer par la palette des réactions constatées au lendemain des actes terroristes. « Elles reflètent le large spectre de la société française », explique Vincent Geisser à MEE. « Classe d’âge, sexe, milieu social, tous réagissent au prisme de leur statut ».
Devant « la volonté d’uniformiser le positionnement des musulmans face au terrorisme », cette étude déconstruit les idées préconçues à leur égard. Les auteurs apportent de la nuance là où la binarité prime. C’est d’ailleurs le point fort de l’ouvrage, qui en finit avec l’idée d’une armée de l’ombre, ces musulmans qui agiraient comme « un seul homme ».
Autre intérêt du livre, l’analyse de la question citoyenne au regard de la foi, de l’identité mais aussi de la nationalité. « Finalement, c’est autour de la prise de parole dans l’espace public que s’est jouée la question de l’affirmation de cette citoyenneté. Refuser le terrorisme en tant que croyant mais aussi en tant que citoyen », résume-t-il.
Rôle et positionnement des instances représentatives, des mosquées locales, des leaders religieux ou d’opinion, des croyants ordinaires, le travail initié par les sociologues permet d’entrevoir toute la complexité du sujet, évitant la tentation répandue de la caricature.
Middle East Eye : Comment écrire sur les musulmans de France alors qu’il n’y a pas vraiment de communauté homogène ?
Vincent Geisser : Du point de vue de la méthode, notre enquête s’appuie sur les témoignages et les analyses de personnes qui se présentent comme étant de confession musulmane dans l’espace public. Nous prenons les gens au mot et nous respectons leur forme d’autoprésentation.
Paradoxalement, le terrorisme permet des clarifications entre une citoyenneté, une foi et une nationalité. Surtout, à long terme, il peut aussi être accoucheur d’une sorte de refondation
Nous avons, avec les auteurs, considéré uniquement la parole musulmane telle qu’elle était assumée par les acteurs en réaction au contexte terroriste. Il ne s’agit pas pour nous d’imposer une nouvelle catégorie qui viendrait islamiser les personnes et leur dire comment les Arabes, les musulmans réagissent au terrorisme.
Ensuite, conformément à un certain nombre de recherches et de rapports qui ont été faits, il nous importait de rendre compte de l’existence d’une parole musulmane plurielle. Nous avons rencontré des jeunes gens, des personnes de l’élite, des élus de la République qui s’assument aussi en tant que croyants. Nous avons voulu montrer des points de vue diversifiés sur une question qui préoccupe tous les Français.
MEE : Que révèle justement cette parole plurielle ?
VG : Nous avons noté des analyses différentes, par rapport à la foi mais aussi tout simplement par rapport à leur francité. Ce livre montre que les musulmans, confrontés au terrorisme, réagissent d’abord en tant que citoyens français et même en tant qu’individus ordinaires confrontés à la violence et l’horreur.
N’oublions pas que de nombreuses victimes sont issues de familles musulmanes qui s’assument. Le cas de Hanane Chahiri, femme voilée, qui perd sa mère, elle-même voilée, première victime de l’attentat de Nice, est un symbole fort. Tous les Français ont été touchés par la vague terroriste, musulmans y compris.
MEE : Que ce soit en Grande-Bretagne ou en France, le mouvement #NotInMyName a été interprété comme une injonction lancée aux musulmans de condamner publiquement des actes terroristes. Que révèle, selon votre enquête, cet ordre de se désolidariser d’actes criminels ?
VG : Cette injonction est, d’abord, une construction sociale, politique et intellectuelle. Elle se fonde sur l’idée que les musulmans n’ont pas réagi. Lors de la marche du 11 janvier 2015 [faisant suite à l’attaque visant Charlie Hebdo], certains ont affirmé que peu de musulmans avaient défilé. Mais comment peut-on repérer des musulmans dans une mobilisation ? Est-ce qu’il y a un nez musulman, une bouche musulmane, un physique musulman ?
Certains ont affirmé que peu de musulmans avaient défilé. Mais comment peut-on repérer des musulmans dans une mobilisation ? Est-ce qu’il y a un nez musulman, une bouche musulmane, un physique musulman ?
Le sous-entendu est que les musulmans ne réagiraient pas. Si cette idée pose question, elle mérite surtout une enquête. Après notre enquête, nous avons pu confirmer que cette injonction existait mais qu’elle dépassait le simple contexte terroriste.
Au départ #NotInMyName a été très structurant dans le débat, entre ceux qui disaient qu’il fallait réagir en tant que musulmans et les autres, qui réfutaient toute proximité avec les djihadistes – ce qui est sociologiquement vrai.
Mais très vite, face à des gens qui se revendiquent de l’islam et sèment la mort, même les croyants qui ne voulaient pas se positionner en tant que musulmans ont fini par le faire. On a senti une exaspération face à la réappropriation de leur foi et surtout la condamnation des atrocités commises au nom de leur religion.
Finalement, l’initiative des jeunes Britanniques a très vite été dépassée par la nécessité d’une parole publique au nom de la foi musulmane.
MEE : Dans une France très marquée par le racisme et les discriminations à l’égard de ses minorités ethnico-religieuses, le rejet de #NotInNyName n’était-il pas aussi une façon de refuser une nouvelle stigmatisation implicite d’une catégorie de la population, les musulmans ?
VG : Tout à fait. Si des jeunes citoyens français, qui n’ont d’ailleurs pas à se justifier par rapport à leur citoyenneté, ont mal réagi à la campagne « Pas en mon nom », c’est parce qu’ils en avaient assez de cette forme d’injonction répétitive.
La question de l’invisibilité ou du silence des musulmans face au terrorisme relève du mythe, à la fois islamophobe et islamophile
D’ailleurs, le problème de la visibilité musulmane dans les manifestations a été construit dans les médias. Mais ce n’est pas simplement les islamophobes qui ont pointé une pseudo-« absence » des musulmans dans les manifestations. Face à ce discours, une partie des intellectuels de gauche islamophiles français a soutenu l’idée que les manifestations étant islamophobes, il était normal de ne pas les y voir. Or, beaucoup de cadres supérieurs musulmans s’y sont rendus. Les absents n’y étaient pas pour des raisons avant tout sociologiques. La France populaire, à l’inverse des classes moyennes ou supérieures, se déplace moins dans les mobilisations. C’est un fait.
De ce point de vue, la question de l’invisibilité ou du silence des musulmans face au terrorisme relève du mythe, à la fois islamophobe et islamophile – un certain paternalisme de gauche islamophile qui envisage les musulmans uniquement comme des victimes, leur enlève leur droit d’agir. Les musulmans sont capables de libre arbitre, surtout pour faire entendre un autre message.
MEE : Après l’année 2015 et le contexte terroriste, la société française est entrée dans une phase de sidération et de remise en question. En lisant votre enquête, on constate une forme de prise de conscience chez les Français musulmans, celle de leur citoyenneté française très ancrée, et surtout l’envie de l’affirmer…
VG : Oui. Notre enquête a montré qu’il y avait une nécessité d’affirmer publiquement cette conscience. Contrairement à ce qui se dit dans le débat public, dans les milieux moyens, supérieurs mais aussi populaires, le rapport à la citoyenneté française est clair. En France, il y a toujours eu un tabou à l’affirmer publiquement. Nul besoin, par exemple, de mettre le drapeau tricolore à la fenêtre.
MEE : Montrer ce drapeau revêt, à ce moment-là, des vertus même curatives…
VG : Après le terrorisme, il ne s’agit plus seulement de se sentir français mais aussi de l’affirmer publiquement. Cela interroge le rapport entre identité religieuse, foi, citoyenneté et espace public.
« On est français, on en a assez d’entendre qu’on ne l’est pas. On a envie de l’affirmer en le clamant dans l’espace public ». C’est un résumé de ce que l’on a pu entendre durant cette enquête
Ce qui s’est joué dans la période post-terroriste, c’est la réflexion sur la « publicisation de ta conscience » chez certains musulmans. « On est français, on en a assez d’entendre qu’on ne l’est pas. On a envie de l’affirmer en le clamant dans l’espace public ». C’est un résumé de ce que l’on a pu entendre durant cette enquête.
En outre, on a pu voir une façon de contourner l’injonction de manière intelligente. Les musulmans qui sont allés dans les manifestations y sont allés pour vivre leur citoyenneté comme ils l’entendent, pas pour répondre à un ordre.
MEE : Cette volonté de prendre la parole en public n’est-t-elle pas aussi le fruit d’une fracture générationnelle entre les anciens, dont certains sont rompus à un « devoir » de discrétion, et les plus jeunes, nés en France, qui ont maturé leur idée de la France et de leur propre francité ?
VG : Oui, le terrorisme a permis cette forme d’éveil. Mais il y aussi la sidération face à l’horreur, laquelle relève de la psycho-sociologie. Les musulmans, contrairement à cette image abstraite et essentialisante véhiculée dans les médias et les réseaux sociaux, sont sensibles à la violence, à la mort… On ne parle pas de cela.
Il y a des musulmans qui ne se disaient pas musulmans dans l’espace public mais qui, face à l’horreur, ont ressenti le besoin de se dire musulman dans l’espace public
De ce point de vue, les réseaux sociaux fonctionnent comme un piège. Les discours y sont réactionnels et préconstruits. Quand on recueille la parole, on comprend que cela se joue au niveau du discours des gens ordinaires, horrifiés par le terrorisme.
L’horreur est un libérateur de parole. Il y a des musulmans qui ne se disaient pas musulmans dans l’espace public mais qui, face à l’horreur, ne serait-ce qu’en voyant les images télévisées, ont ressenti le besoin de se dire musulman dans l’espace public.
MEE : Très souvent pointés dans l’enquête, le rôle des responsables musulmans, tant au niveau local que national, notamment le Conseil français du culte musulman (CFCM), et le décalage existant entre ces institutions et les fidèles. Pourquoi l’impression d’une absence de réaction coordonnée et même de réaction tout court plane-t-elle sur ces acteurs ?
VG : Après enquête, nous sommes très nuancés. Contrairement aux idées reçues, les institutions musulmanes – CFCM ou fédérations – réagissent. Après les attentats, elles vont communiquer et organiser des mobilisations locales et des rencontres interreligieuses, des discussions dans les mosquées sur le terrorisme ou encore des prières pour la défense de la République.
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Cependant, ces institutions sont tellement en rupture avec les croyants que leur réaction n’a pas eu d’écho auprès des musulmans.
MEE : Comment cela s’explique-t-il ?
VG : Elles sont tellement dans des enjeux « institutionnalo-centrés », dans des rapports d’allégeance avec les pays d’origine mais aussi avec les institutions françaises, qu’elles oublient l’essentiel : gérer leur base. Les organisations musulmanes sont des partis sans électeurs et sans militants.
Le terrorisme n’a pas manifesté le défaut de réactions des institutions musulmanes mais leur défaut de représentativité
Cela dit, on leur a fait un faux procès en disant qu’elles n’avaient pas réagi. Cela est faux. À l’échelon local, elles ont même sur-réagi.
Le terrorisme n’a pas manifesté le défaut de réactions de ces institutions mais leur défaut de représentativité. Aujourd’hui, un jeune leader musulman sur internet est beaucoup plus fédérateur qu’une fédération. D’où l’importance d’être nuancé dans l’analyse. Pour des jeunes nés en France, ces institutions souffrent d’un défaut de crédibilité.
MEE : Vous parlez même de rupture générationnelle ?
VG : Notre enquête montre comment les instances musulmanes ont littéralement exclu les jeunes générations de tout pouvoir de représentativité.
Aujourd’hui, il n’y pas de renouvellement générationnel dans la prise de décision. Il y a dix ans, on pouvait trouver des jeunes leaders, nés en France. Aujourd’hui, ils ont disparu car on ne leur a pas laissé de place.
Comme dans les partis politiques, on a des « éléphants islamiques » qui refusent de laisser leur place et qui ont des intérêts objectifs à rester au pouvoir. On est vraiment dans un assèchement et une « notabilisation » des associations musulmanes.
MEE : Dans l’ouvrage, il est question de la violence dans les textes religieux. Dans ce contexte où l’organisation de l’islam pose question, où les voix en interne ne sont pas forcément convergentes, la critique constructive est-elle possible sans nourrir les thèses islamophobes en vogue dans le débat d’idées en France ?
VG : D’abord, on a fait ce procès, de ne pas permettre la critique de l’islam, aux gens qui parlaient d’islamophobie. C’est faux. Ensuite, établir une relation mécanique entre terrorisme et textes canoniques, c’est caricatural. Les terroristes ne lisent pas les textes, rappelons-le.
En même temps, il y a un registre argumentaire fabriqué par les organisations terroristes qui se fonde sur une théologie classique. Le fait de « binariser », de dire « bon ou mauvais musulmans », se répercute dans le rapport à l’autre.
MEE : Le titre de votre ouvrage comporte le terme « épreuve », lequel évoque la notion de difficultés mais aussi d’apprentissage et de perspectives. Cette séquence terroriste peut-elle déboucher sur quelque chose de mieux. Que cherche à montrer cette enquête ?
VG : Une étude sociologique n’a pas à avoir de conclusion normative. Toutefois, ce livre veut montrer que cette épreuve dramatique est un moment destructeur, certes, mais qui peut être également créateur.
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Destructeur, car il détruit des vies, du lien social. Il favorise la montée des courants xénophobes. C’est aussi l’avènement d’une gestion très sécuritaire de l’espace publique. Qu’on le veuille ou non, l’état d’urgence est l’une des conséquences du terrorisme.
Paradoxalement, il permet des clarifications entre une citoyenneté, une foi et une nationalité. Surtout, à long terme, il peut aussi être accoucheur d’une sorte de refondation. S’il ne s’agit pas d’espérer des malheurs, l’épreuve est à la fois un sacrifice et une source de moments meilleurs. On peut l’espérer en tout cas.
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