Hassan Blasim : « Le roman irakien est à l’avant-garde de la littérature arabe contemporaine »
Écrivain et cinéaste, Hassan Blasim est né à Bagdad en 1973 et vit depuis 2004 en Finlande, après des années de voyage de pays en pays. Son œuvre a été révélée après sa publication au Royaume-Uni, où elle a été couronnée par le PEN Writers et l’Independent Foreign Fiction Prize in Translation Award, l’imposant comme une figure de proue de la littérature arabophone contemporaine. Paru en 2017, Cadavre Expo a été son premier livre traduit en français. Il est en cours de traduction dans une vingtaine d’autres langues.
God99 est le dernier roman de Hassan Blasim, dont la traduction anglaise a été saluée par la presse britannique. Le protagoniste, Hassan Owl, un Irakien exilé vivant en Finlande, décide de mener une série d’entretiens avec des personnes dont la vie a été ravagée par la guerre, la persécution et la pauvreté.
Bien que présenté comme un roman, God99 est en réalité un recueil d’histoires, ponctué d’un dialogue littéraire sur la réalité et la fiction. Une œuvre inspirée d’une correspondance avec son mentor littéraire et compatriote Adnan Mubarak.
Middle East Eye : La presse a rappelé, et vous l’avez fait aussi, que vous avez fait face à la censure lorsque vous avez voulu publier votre dernier roman, God99. Quelle a été votre expérience avec la censure dans le monde arabe ?
Hassan Blasim : J’ai quitté l’Irak en 1999 et je suis arrivé en Finlande en 2004. J’ai écrit ce livre Cadavre Expo en 2006, c’était au plus fort de la guerre sectaire en Irak. Je l’ai envoyé à plus de quinze maisons d’édition arabes, qui ont toutes refusé de le publier en raison de la censure dans le monde arabe sur les questions de religion, de sexualité et de politique.
Mon livre n’était pas un ouvrage académique contre la religion, mais dans le monde arabe, vous êtes rapidement confronté à la censure lorsque vous décidez d’écrire sur la religion, la sexualité ou la politique. Mon roman a donc été censuré ; j’ai perdu tout espoir dans les maisons d’édition arabes.
Dans le monde arabe, vous êtes rapidement confronté à la censure lorsque vous décidez d’écrire sur la religion, la sexualité ou la politique. Mon roman a donc été censuré ; j’ai perdu tout espoir dans les maisons d’édition arabes
En 2006, j’ai décidé de devenir blogueur, j’avais plus d’un blog, dans lequel j’écrivais des histoires et des scénarios de films. J’écrivais sur un site appelé Iraqistory.com. La plupart des histoires de Cadavre Expo ont été publiées sur ce blog. Puis un éditeur anglais a eu vent de cela et m’a demandé de publier le reste des histoires en anglais après en avoir lu quelques-unes. Ma première publication était donc en anglais. The Guardian a écrit à ce sujet et à partir de ce moment-là, j’ai commencé à être nominé pour les prix littéraires.
Cet éditeur est revenu me voir pour me demander ce que j’avais comme autres manuscrits. Je lui ai envoyé Madman of Freedom Square, puis The Iraqi Christ, qui a également été récompensé et traduit en plusieurs langues. Après cela, le monde arabe a commencé à remarquer l’existence d’un écrivain irakien qui remportait des prix mais dont les œuvres n’avaient pas été publiées par les maisons d’édition arabes.
À cette époque, la censure politique avait commencé à diminuer, surtout après le Printemps arabe en 2011, en particulier en Irak, où il n’y a pas de censure gouvernementale sur les livres. En Irak, la censure vient plutôt de certaines personnalités, organisations sociales et milices.
Quant aux États arabes du Golfe et à la Jordanie, God99 et Cadavre Expo y ont été interdits, et jusqu’à présent, ils le sont toujours. On peut toutefois les retrouver dans d’autres pays arabes comme le Maroc.
MEE : Cela vous a poussé à prendre position vis-à-vis du monde des lettres arabe…
HB : Oui, je refuse aujourd’hui d’assister aux événements littéraires dans le Golfe et dans d’autres pays arabes car on ne peut y parler librement. En Europe, j’ai la liberté d’expression et je peux parler de questions qui m’intéressent, comme le racisme, les droits de l’homme, etc.
Dans certains pays arabes, par exemple, il est interdit de parler des prisonniers, des blogueurs et des droits de l’homme, et il y a une censure sur toutes les formes d’expression. En fait, ni les éditeurs ni les salons du livre n’osent m’inviter, et mes livres y sont toujours interdits. Il m’est interdit d’assister à des rencontres littéraires malgré mon amour pour les pays arabes.
MEE : Vous utilisez énormément internet pour vous exprimer. Quel rapport entretenez-vous avec internet en tant qu’écrivain ?
HB : L’écrivain arabe publie sur internet parce que là, il n’y a pas de censure. Avec un groupe de blogueurs et d’activistes arabes, nous avons pris l’habitude de nous réunir dans des forums littéraires pour échanger. N’oublions pas que le Printemps arabe était un produit d’internet ; les pays arabes censuraient les livres papier mais internet n’était pas totalement sous leur contrôle.
Donc quand un livre est publié sur internet, tout le monde peut le lire. La censure n’est finalement que partielle. Lorsque mon roman Bulbul al-Sayed a été publié dans le dialecte irakien, il était impossible de le publier dans les pays arabes à cause des censeurs de la langue et des gardiens de la religion.
Le monde arabe vit dans un état de contradiction en raison de l’existence de la censure sur les livres papier, mais internet rend accessible à la jeune génération tout un monde, en lui permettant de voir ce que les gens pensent et font en Chine, à Taiwan, au Salvador et partout dans le monde.
MEE : Votre style inclut chaque fois plusieurs récits avec une multiplicité de personnages et de voix. Cette polyphonie rappelle celle de Dostoïevski. Pourquoi avoir choisi ce style et cette structure dans vos romans ?
HB : Le roman en tant que forme est à l’origine un conte qu’on raconte. Le roman moderne est regardé comme une construction européenne, mais je considère que les racines du roman en Occident sont les Mille et Une Nuits et Don Quichotte.
Le style des Mille et Une Nuits a été utilisé par les écrivains européens plus que par nous, écrivains arabes. Or il est la base du roman pour moi. Tout ce que j’écris est une histoire dans une histoire, une voix dans une voix, un personnage qui vous emmène dans un autre. Et cela n’est pour moi qu’une adaptation des Milles et Une Nuits dans une forme contemporaine.
Le conte a une place très importante dans les sociétés arabes, avec la présence du conteur comme institution sociale. L’héritage du monde arabe a été porté par les conteurs et nous en sommes les héritiers.
Finalement, vous pouvez voir, dans chaque foyen irakien, l’empreinte de ce style, dans la façon qu’ont les Irakiens de raconter tel ou tel événement, avec toute la mise en scène et les formes d’expression qu’il faut utiliser pour s’adresser à leur interlocuteur. Chaque foyer irakien porte en lui la composition des Milles et Une Nuits.
MEE : Votre travail a été comparé au réalisme magique de Kafka. Comment devons-nous lire votre Cadavre Expo ? Y a-t-il une interprétation à trouver ou bien devons-nous le lire tel qu’il se présente à nous ?
HB : La critique européenne a tendance à comparer tel écrivain arabe à une référence européenne pour l’évaluer parce qu’ils ne connaissent pas et ignorent les références de la littérature arabe. Ils ont comparé mon style d’écriture au réalisme magique, mais en Égypte, ils disent que mes écrits sont caractérisés par un réalisme cauchemardesque.
La critique européenne a tendance à comparer tel écrivain arabe à une référence européenne pour l’évaluer parce qu’ils ne connaissent pas et ignorent les références de la littérature arabe
Je partage avec Kafka son style simple mais mon langage cauchemardesque vient de notre vie en Irak, qui est elle-même un cauchemar. Dans Les Mille et Une Nuits, il est aussi question de cauchemars.
Les Européens ne connaissent pas d’autres références que la leur, puisque ce sont eux qui définissent aujourd’hui ce qui relève du Beau. Ils comparent donc l’écrivain arabe ou africain, distingué, à leurs écrivains, puisque ce sont eux qui vont déterminer les récompenses littéraires et les prix.
Nous sommes, écrivains arabes, comme entre deux feux : d’un côté, l’Occident qui nous regarde avec ses stéréotypes, de l’autre, le monde arabe qui nous juge avec ses stéréotypes également. Ce dernier considère tout écrivain arabe qui réussit en Occident comme quelqu’un d’anti-religieux ou d’orientaliste.
MEE : Les thèmes de la violence, de l’extrémisme et des crimes sont très présents dans vos romans. Quelle relation entretient le romancier irakien avec la violence ?
HB : À l’image des auteurs européens qui ont beaucoup écrit et disserté sur la violence humaine après la Seconde Guerre mondiale, le roman irakien s’intéresse à la violence à cause des grandes secousses que la société irakienne a subies.
Les Irakiens ont enduré dix ans de guerre avec la guerre contre l’Iran [1980-1988], dix ans de souffrance avec le blocus économique [imposé par le Conseil de sécurité de l’ONU], dix ans de guerre civile et dix ans de guerre contre Daech [l’État islamique]. L’écrivain finlandais, par exemple, écrit sur la méditation, la nature et les forêts car c’est ce qui l’entoure, tandis que l’écrivain irakien écrit sur son expérience et ce qu’il voit : la guerre et la violence.
La société irakienne est marquée par une violence historique : la violence du colonialisme britannique, la violence de la monarchie, la violence du dictateur, la violence de l’occupation américaine, la violence de la guerre sectaire, ce qui fait que le lecteur n’est finalement pas surpris par la présence de violence dans la littérature irakienne.
D’ailleurs, la guerre et la paix tout au long de l’histoire humaine se déplacent d’un endroit à un autre. Le lecteur n’est finalement pas choqué lorsqu’il découvre la guerre et la violence dans certaines régions.
La société irakienne est marquée par une violence historique [...], ce qui fait que le lecteur n’est finalement pas surpris par la présence de violence dans la littérature irakienne
Aujourd’hui, le roman irakien moderne, celui de l’après-occupation [américaine], est selon moi à l’avant-garde de la littérature arabe contemporaine. Pendant longtemps, la couverture médiatique de la littérature arabe a été limitée aux œuvres venant du Liban et de l’Égypte, et pendant une période également, on mettait en avant le roman venant du Maghreb en tant que champion de la littérature francophone. Mais peu de choses étaient traduites venant de l’Irak ou du Koweït.
Aujourd’hui les choses ont changé, le roman irakien excelle en Occident et dans le monde avec des auteurs comme Inaam Kachachi, Alia Mamdouh, Ahmad Al-Saadawi et Sinan Antoon.
MEE : Vous employez souvent l’humour noir dans vos romans. Le sarcasme vis-à-vis du monde est aujourd’hui assez courant dans la société irakienne, notamment chez la jeune génération qui a tant souffert de circonstances difficiles.
HB : La comédie noire est importante pour moi car elle représente un certain espoir. C’était notamment le cas lorsque j’étais retenu prisonnier en Turquie [le pays retient – en accord avec l’UE – les réfugiés orientaux qui partent pour l’Union] alors que je voyageais pour l’Europe. Là-bas, tout le monde faisait des blagues, les prisonniers comme le directeur de la prison. C’est ce qui nous permet de garder espoir. La vie elle-même mêle le tragique et le comique.
MEE : Dans votre dernier roman, vous mentionnez que les Irakiens sont tristes lorsqu’ils restent dans leur pays et qu’ils le restent lorsqu’ils le quittent. Quel regard portez-vous sur l’exil ?
HB : Pour moi, l’exil était un cadeau, et je pense que cela dépend de la manière dont on le vit. L’Irakien connaît toujours ses racines, il sait d’où il vient et quelle civilisation il tient en héritage. Il porte donc toujours avec lui cette blessure narcissique. C’est pourquoi il fait des comparaisons entre son pays et le pays de son immigration.
On dit en Occident que la plupart des immigrés subissent un choc culturel à leur arrivée, mais nous n’avons pas vécu ce choc, car nous étions auparavant informés de la vie occidentale à travers des films, des lectures et les médias que nous suivions. L’exil se vit finalement sous différents angles.
MEE : La guerre irano-irakienne est très présente dans vos romans. Pourquoi ?
HB : J’avais 6 ans lorsque la guerre a éclaté. Mon enfance a été affectée par cette période, et la plupart de mes dessins quand j’étais jeune portaient sur la guerre.
MEE : Le philosophe, poète et écrivain roumain Emil Cioran (1911-1995) est également très présent dans votre dernier roman…
HB : Cet écrivain est très lu aujourd’hui dans le monde arabe, et l’élite littéraire l’apprécie et a traduit la plupart de ses œuvres. Mon ami l’écrivain irakien Adnan Mubarak a traduit la plupart des œuvres de Cioran.
Nous sommes, écrivains arabes, comme entre deux feux : d’un côté, l’Occident qui nous regarde avec ses stéréotypes, de l’autre, le monde arabe qui nous juge avec ses stéréotypes également. Ce dernier considère tout écrivain arabe qui réussit en Occident comme quelqu’un d’anti-religieux ou d’orientaliste
C’est un écrivain quelque peu pessimiste et qui ne porte plus d’espoir dans l’humanité. Il considère que le désastre n’est pas dans la vie, mais qu’il commence dès la naissance.
Il utilise l’image du pont. Au début du pont, il y a la vie, puis la mort se présente à vous à la fin de ce pont. La traversée de ce pont est ponctuée par l’obscurité et le brouillard. Finalement, nous ne comprenons rien à notre existence. Le monde arabe se reconnaît aujourd’hui dans ce pessimisme en raison des conditions actuelles.
On doit avoir un équilibre entre notre pessimisme personnel et général, entre le superficiel et le profond, et entre la mort et la vie. Cet écrivain vous interpelle pour dire que la vie est courte et que le temps est un enseignant dont la tâche est de délivrer certains enseignements.
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