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Chowra Makaremi : « La situation actuelle en Iran a un potentiel révolutionnaire »

L’annonce des autorités iraniennes, qui ont affirmé dimanche que Mahsa Amini était décédée « des suites d’une maladie » et non de coups, n’est pas de nature à calmer la colère des Iraniens, qui entrent dans leur quatrième semaine de manifestations
« Pour le moment, le discours d’Ali Khamenei stigmatisant les manifestants ne prend pas. Il y a vraiment une unité entre les différents segments de la population » - Chowra Makaremi (AFP)
« Pour le moment, le discours d’Ali Khamenei stigmatisant les manifestants ne prend pas. Il y a vraiment une unité entre les différents segments de la population » - Chowra Makaremi (AFP)

En Iran, le mouvement de contestation, dont l’étincelle a été le décès de la jeune Mahsa Amini, est entré dans sa quatrième semaine. Alors que l’ayatollah Ali Khamenei est sorti de son silence pour accuser « les États-Unis, le régime sioniste usurpateur [Israël] et certains Iraniens traîtres » d’être à l’origine de la protestation, les manifestants font désormais face à une violente répression qui a déjà fait 185 victimes selon l’ONG Iran Human Rights (IHR).

Chowra Makaremi, anthropologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, mène un travail de recherche sur les massacres de masse post-révolutionnaires perpétrés en Iran et les enjeux de mémoire liés à ces violences d’État. Dans cet entretien avec Middle East Eye, elle décrypte les raisons et la nature du mouvement de révolte en cours.

Chowra Makaremi, anthropologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, mène un travail de recherche sur les massacres de masse post-révolutionnaires perpétrés en Iran et les enjeux de mémoire liés à ces violences d’État (Facebook/Chowra Makaremi)
Chowra Makaremi, anthropologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, mène un travail de recherche sur les massacres de masse post-révolutionnaires perpétrés en Iran et les enjeux de mémoire liés à ces violences d’État (Facebook/Chowra Makaremi)

Middle East Eye : Quelles sont les racines profondes du soulèvement en cours en Iran ?

Chowra Makaremi : Les causes sont multifactorielles. Ce mouvement de révolte survient dans un contexte de crise économique qui dure depuis longtemps, accentuée par les sanctions internationales qui ont particulièrement appauvri et étouffé la classe moyenne.

Cette crise économique a totalement comprimé la classe moyenne, qui n’est désormais plus en mesure de maintenir son niveau de vie habituel. Ce qui est ressenti comme une régression considérable.

Par ailleurs, les jeunes Iraniens n’ont pas de débouchés professionnels car le marché du travail est totalement bloqué. Cet élément est très important parce qu’il rappelle ce qu’il s’est passé aussi en 1978, à l’aube de la révolution iranienne. Les jeunes Iraniens et Iraniennes qui manifestent aujourd’hui font partie d’une génération qui a eu accès à l’enseignement supérieur auquel leurs parents n’ont pas pu prétendre.

Mais ces jeunes n’ont pas trouvé, dans la configuration de l’ordre social en place, les possibilités de transformer leur niveau d’éducation en emploi. En Iran actuellement, l’ascenseur social est totalement en panne.

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La crise économique est aussi accentuée par les inégalités générées par la corruption, qui profite aux élites militaro-économiques des Gardiens de la révolution et leur permet de s’enrichir encore plus. Ces mêmes élites dirigeantes ont, par ailleurs, des enfants qui roulent en Porsche dans Téhéran, font des fêtes, posent en bikini et se mettent en scène dans une vie de luxure, qui a notamment été exposée via le compte Instagram « The rich kids of Tehran ». Ce qui décrédibilise complètement la dimension idéologique du pouvoir.

Ensuite, il y a eu la pandémie de covid-19 qui a eu des conséquences dramatiques et a fait de très nombreux morts en Iran. L’arrêt des activités pendant le confinement a également entraîné une dislocation du tissu économique qui, contrairement à d’autres pays, n’a pas bénéficié d’un filet de sécurité via des aides financières publiques.

À cela s’ajoute la condition des femmes. Ces dernières années ont été marquées par des vagues de protestation contre le port obligatoire du voile, notamment de la part des jeunes Iraniennes nées dans les années 2000.

Fin 2017-début 2018, par exemple, il y a eu ce mouvement des « filles de la rue de la Révolution », débuté après qu’une jeune Iranienne, Vida Movahed, avait décidé de retirer son voile et de le suspendre au bout d’un bâton, rue de la Révolution, à Téhéran. L’arrestation et l’emprisonnement de Vida Movahed avaient entraîné de nombreuses manifestations. Elle est devenue un symbole de résistance.

Au niveau de l’appareil d’État, se pose la question de la succession d’Ali Khamenei, qui est très malade. Ce qui affaiblit le pouvoir car différentes factions en interne luttent pour s’imposer

Mais l’élection d’Ebrahim Raïssi en 2021 s’est traduite par une politique de réislamisation de la société iranienne, via notamment une intense propagande culturelle, par exemple avec la « Journée nationale du hijab et de la chasteté » qui se tient le 12 juillet, et surtout une emprise plus forte de la « police des mœurs ».

Enfin, au niveau de l’appareil d’État, se pose la question de la succession d’Ali Khamenei, qui est très malade. Ce qui affaiblit le pouvoir car différentes factions en interne luttent pour s’imposer. Mais ce qu’il me semble plus important à noter, c’est le faible taux de participation à la dernière élection présidentielle. Jusque-là, la République islamique s’était toujours arrangée pour garantir un taux de participation important, en faisant miroiter aux électeurs la possibilité d’apporter du changement.

Une moto brûle à Téhéran où les manifestations entrent dans leur quatrième semaine (AFP)
Une moto brûle à Téhéran où les manifestations entrent dans leur quatrième semaine (AFP)

Lors des élections, il y avait toujours cette fiction d’un candidat modéré contre un candidat plus conservateur (exemple en 2017 avec Hassan Rohani face à Ebrahim Raïssi), ce qui poussait les Iraniens à venir participer en masse en se disant : « Même dans la toute petite marge qui m’est donnée, je vais redire que je veux du changement. »

Mais lors de la dernière élection, les Iraniens ne se sont pas déplacés, signe que la légitimité du régime s’effritait déjà. Toutefois, il est possible que le rôle de puissance régionale que joue l’Iran en Irak, en Syrie et au Liban fasse que le régime considère désormais qu’il peut se passer de la légitimité populaire.

MEE : Les manifestations touchent de grandes villes, telles que Téhéran ou Ispahan, mais elles sont également nombreuses au Kurdistan et au Sistan-Balouchistan. Comment expliquer cette situation ?

CM : Le fait que Mahsa Amini soit Kurde a joué dans le traitement que lui a infligé la police. La jeune femme de 22 ans, décédée des suites d’une arrestation par la « police des mœurs », est morte à Téhéran, mais a été enterrée au Kurdistan, dans le Nord-Ouest de l’Iran.

Historiquement, il y a toujours eu un redoublement de violence envers la minorité kurde en Iran. La répression que subissent les Kurdes a généré une véritable politisation de la société kurde et la création de réseaux de solidarité et de résistance, hérités notamment du rôle joué par le Komala, le Parti communiste du Kurdistan, très actif dans les années 1980. 

D’ailleurs, le slogan « Femme, vie, liberté ! », c’est un mot d’ordre qui vient d’abord du Kurdistan et qui a ensuite été repris par l’ensemble des manifestants.

Au Sistan-Balouchistan, province du Sud-Est de l’Iran qui abrite une minorité sunnite marginalisée, les Baloutches, c’est le viol d’une jeune femme mineure par un policier qui a mis – littéralement – le feu aux poudres. Des postes de police ont été brûlés, de nombreuses manifestations ont eu lieu.

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En réaction, il y a eu un massacre à Zahedan, le 30 septembre 2022, à la sortie de la mosquée, juste après la prière du vendredi. La police iranienne a tiré sur la foule. Il ne s’agissait pas d’une manifestation, juste des gens qui sortaient de la mosquée. Mais la police a, malgré tout, ouvert le feu, faisant 63 victimes, selon l’ONG Iran Human Rights (IHR).

La répression en cours au Sistan-Baloutchistan est de l’ordre du massacre de minorités. L’État iranien rentre dans ses vieux réflexes : attaques aériennes au Kurdistan irakien, tueries au Sistan-Balouchistan, discours accusant les manifestants d’être des terroristes portant atteinte à la sûreté de l’État.

Mais pour le moment, le discours d’Ali Khamenei stigmatisant les manifestants ne prend pas. Il y a vraiment une unité entre les différents segments de la population, même si, toutefois, le massacre de Zahedan a été moins couvert que la répression à l’université Sharif, à Téhéran.

MEE : Comment peut-on qualifier ce mouvement ? S’agit-il de « révoltes » ou d’une « révolution » ?

CM : Ce mouvement ne porte pas des revendications de droits. Ce qu’il demande, c’est le changement de régime. Si on écoute les slogans dans les manifestations, notamment ces derniers jours, on entend : « Ce ne sont pas des manifestations, c’est une révolution ! ».

Le fait même, par exemple, de filmer quelqu’un en train de déchirer une photo du guide suprême [Ali Khamenei], telle qu’elle existe dans les livres d’histoire iraniens, en ne prenant en vidéo que les mains, comme le font certains manifestants actuellement, est à noter. En fait, il s’agit d’une pratique assez anonyme et assez anodine. Mais personne n’avait eu l’idée de le faire.

Ce mouvement ne porte pas des revendications de droits. Ce qu’il demande, c’est le changement de régime

Comment expliquer ce qu’il se passe quand les émotions rentrent en jeu, quand la peur disparaît et que tout le monde, ensemble, décide de ne plus avoir peur ? Impossible de l’expliquer.

Mais selon moi, c’est ce qui donne à la situation actuelle un caractère insurrectionnel, avec un potentiel révolutionnaire. Il y a des émotions collectives, des émotions politiques qui sont très puissantes, qui portent les gens. Cela se retrouve dans les manifestations de solidarité avec le mouvement en cours en Iran : par exemple à Paris, des drapeaux royalistes côtoient des drapeaux LGBTQI+, lesquels côtoient des drapeaux du Kurdistan. C’est inédit.

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