Hasni Abidi : « Le 5e mandat a été l’acte de trop qui a sorti le peuple algérien de son silence »
« La dignité », tel est le slogan qui a marqué les manifestations qui ébranlent les rues algériennes depuis le vendredi 22 février. Selon les chiffres avancés par des associations algériennes de défense des droits de l’homme, plus de 800 000 personnes ont défilé dans plusieurs villes d’Algérie pour protester contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un 5e mandat.
Une mobilisation sans précédent depuis la fin de la guerre civile (1991-2002) et qui semble surprendre l’opinion. Le mouvement ne faiblit pas. D’autres rassemblements de protestations sont prévus ce mardi 26 février, à l’initiative des étudiants universitaires. Un nouvel appel anonyme a été lancé sur les réseaux sociaux pour protester également vendredi 1er mars.
Comment expliquer cette mobilisation inédite ? Assistons-nous à un « Printemps » algérien ? Quel est le rôle de la société civile mais aussi de l’opposition dans ces mobilisations ?
Hasni Abidi, politologue spécialiste du monde arabe et directeur du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) basé à Genève, a répondu aux questions de MEE.
Middle East Eye : Comment expliquez-vous une telle mobilisation alors que l’on disait l’Algérie tétanisée par la décennie noire et la peur de connaître un chaos semblable à celui de la Libye ou de la Syrie ?
Hasni Abidi : Il y a plusieurs éléments qui expliquent le sursaut démocratique des Algériens, qu’on peut décrire comme surprenant, spontané et impressionnant.
C’est le passage en force d’une 5e candidature qui a été ressentie comme une provocation, comme une humiliation collective des Algériens et qui leur a donné l’élan pour manifester leur colère
Tout d’abord, il y a toute une génération algérienne qui n’est pas concernée par la décennie noire. Cette génération, qui est née à la fin des années 80 et au début des années 90, n’a connu qu’Abdelaziz Bouteflika comme président. Elle est donc différente des générations précédentes.
Ensuite, il faut savoir que chaque pays a sa propre dynamique de mobilisation. Il est faux de dire que l’Algérie n’a pas connu de mouvements de protestation. Rappelons-nous les protestations lors de la distribution des logements et des coupures d’électricité et d’eau. Il y a eu aussi des manifestations au lendemain de l’élection du président pour son quatrième mandat, dans le sud algérien.
C’est une accumulation de plusieurs faillites économiques et sociales qui a fait le lit d’une démonstration de force. Et cette démonstration a tardé parce que le pouvoir en place a réussi, par sa main financière, à « louer » la paix sociale et à tourner l’assiette de sa clientèle.
En outre, le système algérien n’a cessé d’utiliser des figures de l’opposition ou d’autres figures publiques pour asseoir sa légitimité.
C’est le passage en force d’une 5e candidature qui a été ressentie comme une provocation, comme une humiliation collective des Algériens et qui leur a donné l’élan pour manifester leur colère et leur rejet dans la rue.
MEE : La foule de manifestants était hétéroclite, mais que dit-elle de la société algérienne d’aujourd’hui ?
HA : La société algérienne est en constante évolution. Elle est traversée par les mêmes courants idéologiques, politiques, par les mêmes appartenances culturelles et ethniques que les autres sociétés méditerranéennes.
On constate que cette sociologie de la population algérienne n’a pas de revendications purement professionnelles ou limitées géographiquement. Aujourd’hui, nous assistons à une concentration sur une seule revendication, qui est le rejet d’un 5e mandat. C’est ce qui fait la force de cette mobilisation.
Cette revendication a aussi traversé toutes les divergences au sein de la société algérienne, qui, il faut le noter, est plurielle. Elle a même traversé les autres revendications économiques et sociales qui ont été parfois reçues positivement par le pouvoir algérien. Mais cette fois-ci, le pouvoir n’a pas de réponse à une revendication qui demande son départ.
MEE : Qu’est-ce que cette mobilisation dit aussi de la société civile et de l’opposition politique, dont on a beaucoup dit qu’elles avaient été atomisées et qui, concrètement, semblent en effet dépassées ?
HA : Depuis l’arrivée de Bouteflika, le pouvoir politique a tout fait pour neutraliser les leviers de la société civile et ses figures. Il a commencé par miner l’opposition de l’intérieur, ce qui s’est traduit par de multiples dissensions au sein des partis politiques de l’opposition.
Aujourd’hui, nous assistons à une concentration sur une seule revendication, qui est le rejet d’un 5e mandat. C’est ce qui fait la force de cette mobilisation
La société civile est évidemment le miroir de cette manipulation et de cette force de frappe par le régime, qui utilise des moyens financiers pour réduire la capacité de l’opposition.
Finalement, la société civile algérienne est toujours en construction. Elle se construit autour d’un projet, d’une revendication. Elle n’a pas été tétanisée mais elle était en mode veille pour rassembler ses forces.
Le 5e mandat a été l’acte de trop qui a sorti le peuple algérien de son silence. Il faut savoir que le régime algérien est différent du régime tunisien ou égyptien, il n’a pas une figure qui peut incarner toutes les revendications. Le peuple algérien connaît la figure d’un président malade, affaibli. Les Algériens sont pudiques et n’ont pas l’habitude d’aller contester un homme malade et affaibli.
Les Algériens ont compris que le président Bouteflika est l’otage d’une configuration politique qui lui échappe. Ils ont donc décidé de passer à l’action.
MEE : Les autorités ont commenté ces manifestations comme de l’« ambiance électorale ». La présidence a d’ailleurs diffusé un message pour le 48e anniversaire de la nationalisation des hydrocarbures, sans même faire allusion aux manifestations. Selon vous, quelle lecture le système fait-il de ces protestations ? Le cercle présidentiel notamment ?
La société civile algérienne n’a pas été tétanisée mais elle était en mode veille pour rassembler ses forces
HA : La réponse du pouvoir algérien dénote l’absence d’une réponse crédible et appropriée à la mobilisation citoyenne. Le régime est toujours à la recherche d’une réponse à ces manifestations et son discours est toujours le même, à savoir la stabilité du pays au nom d’un 5e mandat.
Le déni dans lequel s’enfonce le régime algérien montre une certaine vulnérabilité. Ce régime est tiraillé entre plusieurs factions. Sa plus grande faiblesse est qu’il est seul face à la population algérienne.
MEE : Dans les médias publics, ces manifestations ont été présentées comme un mouvement « pour le changement », c’est-à-dire en faveur de réformes, ce que souhaite le président Bouteflika, et non pas comme des manifestations contre le 5e mandat. Est-ce que cela ne rappelle pas l’obstination de certains régimes tombés pendant le Printemps arabe ?
HA : Il y a un parfum de remake de la saison du Printemps arabe. Souvent, les régimes autoritaires s’accommodent d’une politique basée sur le refus et le déni. Le logiciel du régime algérien prône le manque d’immaturité des manifestants et que le pouvoir reste le seul garant de la stabilité.
Les récentes manifestations dans les rues algériennes sont donc interprétées comme de la mauvaise humeur de la part des manifestants ou comme une volonté de demander plus de réformes, que seul le régime est capable de concrétiser.
Le régime actuel est dans une impasse et risque d’être débordé par les manifestations
Le pouvoir algérien a manqué une occasion historique de comprendre réellement les besoins de la population algérienne.
Au contraire, il continue à faire passer un disque rayé répétant que le pouvoir est le mieux placé pour comprendre les priorités du peuple algérien. Le régime actuel est dans une impasse et risque d’être débordé par les manifestations.
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