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Algérie : comment les puissances de l’argent se sont emparées du pouvoir

Le Premier ministre Abdelmadjid Tebboune a été démis de ses fonctions ce mardi 15 août, moins de trois mois après sa nomination, victime des nouveaux oligarques qui vampirisent le système
Saïd Bouteflika, frère du président (à gauche), Abdelmadjid Tebboune, l'ex-Premier ministre (au centre), Abdelmadjid Sidi Saïd, secrétaire général de l'UGTA, ex-syndicat unique (à droite), et Ahmed Ouyahia, le nouveau Premier ministre (au dernier plan) (New Press)

ALGER – « Tebboune doit partir. Ce n’est pas à lui de nous dire ce qu’on doit faire. C’est à nous de lui dire ce qu’il faut faire. » Lorsque fin juillet, devant plusieurs chefs d’entreprise, Ali Haddad, le patron des patrons, a prononcé ces mots, il ne plaisantait visiblement pas.

La preuve : ce mardi 15 août, Abdejmadjid Tebboune a été démis de ses fonctions de Premier ministre moins de trois mois après sa nomination. La Présidence a annoncé le nom de son remplaçant : Ahmed Ouyahia, présenté comme un des hommes forts du pouvoir.

À 65 ans, le directeur de cabinet de la Présidence, aussi secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND, parti de l’alliance au pouvoir), a déjà dirigé plusieurs gouvernements de 1995 à 1998, de 2003 à 2006 et de 2008 à 2012.

À LIRE : Algérie : le gouvernement déclare la guerre aux forces de l’argent

L’offensive lancée en juin par Abdelmadjid Tebboune contre une partie du patronat et de l’ancien gouvernement – comprenant audits sur l’attribution de marchés, gel de crédits, enquêtes pour fraude fiscale, etc.… – laissait supposer que l’été à Alger serait chaud.

Et il l’est. Fin juillet, des images prises lors de l’enterrement de l’ancien chef de gouvernement Rédha Malek, largement diffusées et interprétées comme un désaveu pour le Premier ministre, montraient Ali Haddad, nouvel ennemi déclaré du gouvernement, riant avec… Saïd Bouteflika, le frère du président.

La semaine dernière, Ahmed Ouyahia signait une instruction présidentielle dans laquelle « les initiatives » du Premier ministre étaient qualifiées de « provocation réelle » et de « harcèlement » donnant une apparence de « campagne décidée contre les opérateurs » alors « qu’il n’en est rien ».

En moins d’un mois, une campagne s’appuyant sur des médias privés et non officiels a distillé l’idée que la Présidence ne soutenait plus son Premier ministre et qu’il serait remplacé.

« Haddad et son entourage ont infiltré le pouvoir au point où même le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, était sous contrôle »

- Un proche du gouvernement partant

Dans l’entourage d’Abdelmadjid Tebboune, on relativise : « Il fallait s’attendre à ce que l’opération lancée contre les forces de l’argent déclenche des hostilités. »

Mais si l’offensive du gouvernement était en partie liée à une volonté exprimée par la Présidence de « faire le ménage », selon les termes utilisés par les proches du chef de l’État, « tenu depuis longtemps au courant de la corruption pratiquée au plus niveau par des rapports des services de renseignements », elle était surtout politique.

Traduction : « Tebboune est tombé entre mes mains et je ne suis pas quelqu’un de facile » (reprise des propos d’Ali Haddad)

« Haddad et son entourage ont infiltré le pouvoir au point où même le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, était sous contrôle », souligne un proche du gouvernement partant. « L’agenda de Ali Haddad était géré directement par le cabinet du Premier ministre, en la personne de Mustapha Karim Rahiel. Mais depuis quand les services du Premier ministre travaillent-ils pour un simple syndicat ? »

Une ligne rouge à ne pas franchir

Ce que le système reprochait surtout à Haddad, c’est d'avoir fait miroiter à Sellal, l’ancien Premier ministre, la Présidence pour 2019. « Haddad, quant à lui, se voit président en 2024 », affirme-t-on dans l’entourage de l'ex-Premier ministre.

Cette semaine, même le bureau politique de Talaiou al-Houriat, le parti d’Ali Benflis, ex-candidat à la présidentielle de 2014, s’est dit fermement convaincu que « les milieux d’affaires qui soutiennent le régime n’auraient jamais été mis en cause s’ils n’avaient pas été suspectés de vouloir peser sur les choix liés au rendez-vous électoral de 2019 qui constituent, pour le pouvoir, une ligne rouge à ne pas franchir. »

« La lutte des clans n’est pas terminée »

- Rachid Tlemçani, politologue

Pour Rachid Tlemçani, contacté par MEE, cette guerre s’inscrit plutôt dans une guerre entre la Présidence et les réseaux de l’ex-DRS, les puissants services de renseignements démantelés par le président Bouteflika. « Le DRS n’existe plus mais la lutte des clans n’est pas terminée. Ce n’est pas parce qu’on enlève un homme », explique-t-il en faisant allusion à Mohamed Lamine Mediène [ex-patron des services de renseignements mis à la retraite par Abdelaziz Bouteflika en septembre 2015] que les réseaux disparaissent. »

Soufiane Djilali, président du parti Jil Jadid (Nouvelle génération), préfère s’en tenir à une lecture des faits : « L’élimination de Tebboune prouve que la Présidence a pris fait et cause pour Haddad, Sellal [l’ancien Premier ministre], Bouchouareb [ex-ministre de l’Industrie dont le nom apparaît dans les Panama Papers] », explique-t-il à MEE.

Ali Haddad, patron des patrons, a cultivé sa proximité avec le cercle présidentiel pour continuer à faire des affaires (Facebook)

Pour lui, « les parrains du quatrième mandat » ont réussi « un coup d’État ». « Mais je crois aussi que le président Bouteflika est étranger à cette prise de décision », ajoute-t-il en faisant allusion à son état de santé. « Aujourd’hui, c’est son entourage, lié à des cercles d’affaires, qui décide. »

La caste de « l’argent brutal »

Ce qui se joue depuis 2014 – l’élection du président Bouteflika à un quatrième mandat – n’est en réalité qu’une étape de plus dans l’ascension de ces « nouveaux oligarques », une génération d’entrepreneurs pour la plupart partis de rien, nés avec le capitalisme et nourris à la rente pétrolière et aux commandes publiques, particulièrement abondante de 2000 à 2015.

Une caste appartenant à ce que l’ex-gouverneur de la Banque d’Algérie, Abderrahmane Hadj-Nacer appelle « l’argent brutal », argent acquis hors système de régulation, par des coups de force contre les institutions, les lois et les impôts, amnistié en même temps que les islamistes armés des années 1990. « Sa logique est la destruction de l’État par l’accaparement directe des leviers de l’économie et du pouvoir politique », expliquait-il en 2014.

« Il est évident que tout changement de cap dans le domaine central de la politique économique – qui a erré au cours de ces dernières décennies, et a donné lieu à la création d'une classe de parasites pillards tournant autour des centres de pouvoir – aura des conséquences négatives sur cette nouvelle classe, qui rêve de prendre les rênes du pouvoir politique en vue de sauvegarder ses milliards de dinars et de dollars mal acquis », espèrait encore il y a quelques jours l’ancien ministre des Finances, Mourad Benachenhou, dans une tribune au titre évocateur « Les termites n’ont pas de patrie », publiée dans Le Quotidien d’Oran.

Ce mardi 15 août, la classe des « compradores », comme il les appelle, « ces hommes d'affaires qui construisent leurs richesses et leur puissance sur la dépendance de leurs pays à l'égard de l'étranger », a gagné une nouvelle bataille.

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