Comment l’année 1979 a refaçonné le Moyen-Orient et propulsé l’islam politique
La fin de la décennie 1970 et le début de la décennie 1980 sont souvent associés à la nouvelle « révolution conservatrice », dont les visages les plus emblématiques étaient Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Dans le monde anglo-saxon, cette période représente en réalité un tournant néolibéral dont certains effets sont très visibles aujourd’hui.
L’année 1979 correspond aussi à un autre tournant. Un tournant qui a trait essentiellement à l’islam politique dans un espace que nous appelons « Moyen-Orient » sans grande conviction. Un espace qui s’étend de l’Afghanistan au Maghreb, en passant par l’Iran, le Proche-Orient et l’Égypte.
Au-delà de cet espace, dans un contexte de guerre froide et à travers la question de l’islam politique, il est possible d’affirmer que ce tournant concerne aussi les équilibres mondiaux.
Janvier - février 1979 : l’avènement de la République islamique d’Iran
Rappelons d’abord que la révolution iranienne de 1979 est avant tout un soulèvement populaire. Parmi les différentes factions de l’opposition iranienne, l’opposition religieuse de l’ayatollah Khomeiny réussit à s’imposer et à imposer un nouveau régime, plus démocratique que celui du shah, théocratique et résolument anti-impérialiste.
L’un des résultats les plus connus de cet événement est le deuxième choc pétrolier. Mais ce sont d’autres conséquences qui nous importent. D’abord, ce changement de régime en Iran modifie les alliances régionales. Deux pays isolés décident alors de se rapprocher : l’axe Téhéran-Damas se met en place.
Ensuite, il faut bien comprendre que cette victoire de l’islam politique ne se limite en rien au chiisme. Certaines figures de l’islamisme sunnite, comme l’Égyptien Sayyid Qutb, ancien Frère musulman exécuté en 1966, seront d’ailleurs célébrées par la République islamique. Dans les années 1990, au moment où le terrorisme islamiste sévit en Algérie, certains dirigeants algériens n’hésitent pas à montrer du doigt Téhéran. Depuis, les relations entre les deux pays se sont nettement améliorées.
Enfin, l’Iran est propulsé comme puissance tutélaire de ce que certains ont appelé au Liban le « réveil chiite ». À la résistance militaire palestinienne se substitue, sur le sol libanais, une « résistance islamique » autrement plus redoutable pour Israël.
C’est avec le soutien logistique et moral de l’Iran que le Hezbollah – qui finira par se conformer à la vie politique libanaise – et ses alliés (islamistes, communistes et nationalistes ; chiites, sunnites et chrétiens) réussissent à libérer le sud du Liban de l’occupation israélienne (à l’exception des fermes de Chebaa).
Mars 1979 : la paix israélo-égyptienne
La paix israélo-égyptienne, signée le 26 mars 1979 à Washington à la suite des accords de Camp David de 1978, est un coup dur pour le monde arabe. Elle explique en partie l’attractivité de l’Iran. Le plus étonnant dans ce rapprochement israélo-égyptien, c’est peut-être le contexte politique israélien. La droite israélienne au pouvoir à l’époque n’a pas grand-chose à envier à celle de Benyamin Netanyahou.
Cette posture égyptienne – qui, après la défaite de 1967, décrédibilise davantage les États arabes – ne fait qu’encourager l’essor d’un certain islamisme
À peine six jours avant le traité, le Premier ministre Menahem Begin pouvait ainsi déclarer à la Knesset : « Israël ne reviendra jamais aux frontières d’avant la guerre de juin 1967, il n’y aura pas d’État palestinien en Cisjordanie, Jérusalem restera pour l’éternité la capitale d’Israël. » Le moins que l’on puisse dire est que le Likoud a tenu ses promesses.
À l’époque, la diplomatie française (sous Valéry Giscard d’Estaing) avait le mérite de préférer à ces actions bilatérales (très appréciées en revanche en Israël) un règlement global que les applications concrètes de la déclaration de Begin à la Knesset rendent impossible.
Là encore, cette posture égyptienne – qui, après la défaite de 1967, décrédibilise davantage les États arabes – ne fait qu’encourager l’essor d’un certain islamisme. Ce sont des membres du Jihad islamique égyptien qui assassineront le président Anouar al-Sadate le 6 octobre 1981. Certains membres de cette organisation seront encouragés à aller combattre l’armée soviétique en Afghanistan.
En 1979, alors qu’elle en est un membre fondateur et que le siège de l’organisation se trouve sur son sol, l’Égypte est exclue de la Ligue arabe pour une dizaine d’années et le siège est déplacé à Tunis. En 1994, la Jordanie signera à son tour un traité de paix avec Israël.
20 novembre - 4 décembre 1979 : la prise de la Grande Mosquée de La Mecque
Le 20 novembre 1979, alors que la Ligue arabe réunie à Tunis discute, entre autres, du cas égyptien, l’Arabie saoudite est attaquée sur son sol et par les siens. Un commando de quelques centaines d’opposants islamistes, mené par un certain Juhayman al-Otaibi, s’en prend à la Grande Mosquée de la Mecque.
C’est un événement clé dans les relations franco-saoudiennes puisque Paris, qui craint une nouvelle hausse des prix du pétrole, envoie trois membres du Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale (GIGN) pour aider l’armée saoudienne à acculer et neutraliser le commando.
Cette attaque a eu des conséquences à deux échelles. À l’échelle saoudienne, la monarchie ne se contente pas de réprimer les terroristes. Elle les écoute sur un point bien précis : face aux accusations d’« occidentalisme », Riyad décide d’imposer un islam encore plus rigoriste (la société saoudienne d’avant 1979 était un peu moins conservatrice) et de s’attaquer aux libertés individuelles.
À l’échelle régionale, les Saoudiens encouragent un « djihad » transnational dont le terrain de jeu tout trouvé sera l’Afghanistan communiste.
Décembre 1979 : l’invasion du territoire afghan par l’Armée rouge
L’intervention soviétique en Afghanistan s’apparente à un piège. Les Soviétiques, qui étaient déjà inquiets de voir l’Iran se transformer en République islamique et qui ne voulaient pas voir des groupes islamistes prospérer à leurs frontières en Asie centrale, finissent par céder aux demandes pressantes de leurs alliés communistes nouvellement installés à Kaboul.
Afin de préserver un régime, dont certaines réformes (comme la réforme agraire) bousculent les structures traditionnelles, et au nom de la stabilité en Asie centrale, l’Armée rouge se retrouve ainsi embourbée dans un territoire où elle ne peut que prendre les allures d’une armée d’occupation.
Les Américains eux-mêmes, sous Jimmy Carter et sous Ronald Reagan, ont recours dans divers discours à une rhétorique bigote destinée à galvaniser les mouvements religieux
Le piège dépasse largement le cadre du territoire afghan. Les Américains et leurs alliés – notamment le Pakistan – ne se contentent pas de soutenir la lutte des insurgés antisoviétiques, ils font tout pour retarder le retrait soviétique et infliger à l’Armée rouge un revers dont elle ne pourrait se relever.
L’outil tout trouvé face à cette puissance « athée » est l’islamisme. Les Américains eux-mêmes, sous Jimmy Carter et sous Ronald Reagan, ont recours dans divers discours à une rhétorique bigote destinée à galvaniser les mouvements religieux.
Un « djihad » transnational, encouragé par Washington, Islamabad et Riyad, peut ainsi prospérer en Afghanistan. En 1988, soit deux ans avant la chute de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev entame le retrait d’Afghanistan.
Tous ces événements de 1979 ont contribué à façonner un monde de crispations religieuses. Mais alors que la République islamique d’Iran a pu enthousiasmer certains groupes islamistes sunnites, Téhéran est aujourd’hui l’un des principaux ennemis du « djihad » réticulaire et transnational que l’on a vu émerger en Afghanistan et réémerger en Syrie. L’opposition entre sunnisme et chiisme, réactivée pour des raisons politiques, est l’ultime avatar de ces crispations religieuses.
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