« Esclavage moderne » : les travailleurs migrants peinent à faire reconnaître leurs droits au Liban
« Nous ne sommes pas des machines à laver, nous sommes des travailleurs », « Nous ne sommes pas des esclaves ! ». Le 5 mai dernier, plusieurs centaines de travailleurs migrants, employés pour la plupart comme domestiques dans des foyers libanais, manifestaient dans les rues de Beyrouth. Depuis plusieurs années, ils protestent pour rappeler qu’ils ont eux aussi des droits et réclamer l’abolition de la « kafala ».
Venus au Liban pour gagner leur vie et envoyer de quoi subsister à leurs familles restées au pays, ils seraient environ près de 250 000 sur le territoire, surtout des femmes, originaires en grande majorité d’Éthiopie, du Sri Lanka, du Bangladesh, des Philippines et de plusieurs pays africains.
Une véritable aubaine pour les Libanais, qui disposent ainsi d’une main-d’œuvre à bas prix et à tout faire, payée entre 200 dollars pour une Bangladaise et 400 dollars par mois pour une Philippine. Un bien maigre salaire pour des femmes souvent très jeunes, chargées de briquer la maison du sol au plafond du matin au soir, de cuisiner et de s’occuper des enfants, dans le meilleur des cas.
Davantage considérées comme des servantes que comme des êtres humains, ces « bonnes », ainsi qu’elles sont surnommées, ne bénéficient quasiment d’aucune protection.
« Je travaillais de 4 h du matin à 22 h tous les jours. Je n’avais pas le droit de me reposer ni de prendre un jour de congé »
- Sebastian, originaire de Côte d’Ivoire
Et pour cause. Leur statut est régi par le système de la kafala (parrainage par un garant, le kafil) qui les rend otages de leurs employeurs jusqu’à échéance de leur contrat. Si l’employeur ne souhaite pas le rompre – souvent afin de récupérer l’argent investi pour faire venir l’employée de maison, entre 2 000 et 3 000 dollars –, il peut lui imposer de rester sans qu’elle ne puisse rien y faire.
« Je travaillais de 4 h du matin à 22 h tous les jours. Je n’avais pas le droit de me reposer ni de prendre un jour de congé […] », confie Sebastian, originaire de Côte d’Ivoire, à Amnesty International, qui vient de publier un rapport alarmant sur le sujet.
« Un jour, j’ai lavé seize tapis et j’étais épuisée. Je me suis assise sur le canapé, mais la femme [l’employeuse] m’a ordonné de me lever car j’allais le contaminer avec mes bactéries », poursuit la jeune femme.
Des histoires comme la sienne, le Liban en compte, hélas, des centaines.
Le « name and shame » pour contraindre les employeurs abusifs
Angela travaille pour la plateforme This is Lebanon, basée au Canada et créée par un ancien travailleur migrant au Liban, Dipendra Uprety, il y a deux ans. « Nous avons déjà été sollicités plus de 1 492 fois et nous nous sommes occupés de 260 cas », explique-t-elle à Middle East Eye.
L’ONG a fait grand bruit depuis son apparition sur les réseaux sociaux. Pour contraindre les mauvais employeurs à cesser leurs abus en tout genre, l’équipe n’hésite pas à publier leurs photos et noms sur Facebook, au vu de tous, voire à leur téléphoner directement pour les confronter à leurs actes. Les conversations sont enregistrées et postées sur la page et sur le site de l’ONG.
La démarche, bien que critiquable sur le fond, porte ses fruits.
« La majorité des dossiers que nous avons eu à traiter concernaient des salaires impayés parfois pendant trois ans voire plus […]. Nous avons eu aussi des cas d’abus physiques, de viol, de harcèlement sexuel, de disparition et de morts suspectes »
- Angela, This is lebanon
« La majorité des dossiers que nous avons eu à traiter concernaient des salaires impayés parfois pendant trois ans voire plus, des permis de séjour et de travail non renouvelés alors qu’elles travaillent à plein temps au domicile de leur garant, des refus de laisser rentrer ces jeunes femmes dans leur pays d’origine. Nous avons eu aussi des cas d’abus physiques, de viol, de harcèlement sexuel, de disparition et de morts suspectes », énonce Angela.
En deux ans, grâce à ses méthodes, This is Lebanon dit avoir pu faire rentrer chez elles « quarante-et-une femmes, dont deux avaient été retenues en esclavage pendant dix ans, une autre pendant vingt-et-un ans ».
Les témoignages sont affligeants. Une jeune femme raconte le supplice qu’elle a dû endurer quand elle a informé ses employeurs qu’elle souhaitait rompre son contrat. Rouée de coups, séquestrée pendant plusieurs jours, menacée d’être tuée, elle a tenu bon et a fini par obtenir de rentrer aux Philippines sans avoir toutefois touché l’intégralité de son salaire.
Le cas de Lensa, médiatisé en février 2018, avait particulièrement choqué le pays. Une vidéo rapidement devenue virale via This is Lebanon, dans laquelle la jeune femme de 21 ans expliquait avoir sauté du balcon de son employeur pour fuir, la montrait sérieusement blessée et couverte de bandages. Son employeuse avait nié les faits et forcé Lensa à se rétracter devant les caméras de télévision.
L’approche de This is Lebanon n’a pas plu aux autorités libanaises, qui ont tenté de bloquer l’accès à son site internet. Un blocage contourné par l’ONG, qui se dit soutenue dans ses actions par le gouvernement canadien.
Le système de la kafala pointé du doigt
Pour les ONG impliquées aux côtés des employés de maison, c’est bel et bien le système de la kafala qui engendre tous ces abus. Dès leur entrée sur le territoire, la vie des employées de maison n’est pas régie par le droit du travail libanais mais par un contrat spécifique qui les lie à leur employeur.
Nombre d’entre elles voient leur passeport confisqué dès l’arrivée, interdites de sortir du foyer, ne disposent pas de chambre à elles et font l’objet de violences verbales autant que physiques, se voyant réduites à l’état d’objet possédé par leurs employeurs.
« Je n’avais le droit de parler à personne. Si j’ouvrais la fenêtre et saluais d’autres Philippines, elle [l’employeuse] me tirait par les cheveux et me frappait. Elle m’a séquestrée dans la maison pendant trois ans. Je ne suis jamais sortie », raconte Eva dans le rapport établi par Amnesty International.
« Ils me donnaient les restes à manger. Si je mangeais quelque chose d’autre, elle me frappait », ajoute-t-elle.
Dans une étude réalisée en 2016 auprès de 1 541 travailleuses domestiques migrantes dans les gouvernorats de Beyrouth et du Mont-Liban, l’Organisation internationale du travail (OIT) révélait que 22,5 % des employeurs interrogés enfermaient leur « bonne » chez eux de manière systématique ou occasionnelle, et plus de la moitié estimait qu’ils en avaient le droit.
Les employées de maison ne sont heureusement pas toutes logées à la même enseigne. Sur la page de This is Lebanon, nombre d’entre elles se réjouissent d’être bien traitées par leurs employeurs.
Adama, une Sénégalaise arrivée à Beyrouth il y a dix ans, confie à Middle East Eye qu’elle « n’a jamais eu aucun problème avec ses employeurs ».
« Ils ont toujours été très corrects avec moi, ils me paient mes billets d’avion quand je souhaite rentrer au pays pour voir ma famille et me considèrent comme un membre à part entière de leur famille. Je mesure la chance que j’ai d’être tombée dans une bonne famille », confie-t-elle.
« Une véritable mafia »
Le rôle des agences de placement est aussi mis en cause par les associations. « Ce business, qui s’apparente à une véritable mafia, est énorme et ne rend de comptes à personne », s’insurge Angela.
« On nous a relaté des cas de viols, d’avortements forcés par les agences sur des femmes arrivées au Liban en ignorant qu’elles étaient enceintes. Elles ont été forcées à avorter pour que les agences ne perdent pas leur investissement en les renvoyant chez elles », ajoute-t-elle.
« On nous a relaté des cas d’avortements forcés par les agences sur des femmes arrivées au Liban en ignorant qu’elles étaient enceintes. Elles ont été forcées à avorter pour que les agences ne perdent pas leur investissement en les renvoyant chez elles »
- Angela, This is lebanon
« Elles placent parfois des employées atteintes de tuberculose, en produisant de faux certificats médicaux, pour ne pas perdre d’argent ». D’autres n’hésitent pas à prélever les trois premiers salaires des employées pour rembourser leurs frais.
Selon l’ONG, plus de 800 agents travailleraient dans ce secteur au Liban, en dehors de tout contrôle.
À bout, les jeunes immigrées choisissent parfois de s’enfuir du domicile de leur employeur, quitte à se retrouver dans la rue et à vivre dans l’illégalité et la peur du contrôle de police.
D’autres optent pour une solution plus tragique, le suicide.
Au mois d’avril, trois employées de maison se sont donné la mort. En 2008, Human Rights Watch avait établi qu’au moins une employée domestique décédait chaque semaine au pays du Cèdre. Depuis le début de l’année, This is Lebanon comptabilise déjà sept morts violentes d’employées éthiopiennes (suicides, chutes en tentant de s’enfuir ou accidents, parfois quand elles nettoient les vitres depuis des étages élevés – le problème étant que les enquêtes sont très difficiles et souvent opaques).
Des mesures pour mettre fin à « l’esclavage moderne »
Face à ce fléau qui ternit aussi l’image du pays, les autorités tentent, sous la pression des ONG et de certains pays pourvoyeurs de main-d’œuvre, d’améliorer un système qui s’apparente à de l’esclavage moderne.
Ces dernières années, l’Éthiopie et les Philippines ont interdit à leurs ressortissants de travailler comme domestiques au Liban, mais via des circuits parallèles, certains trouvent toujours le moyen de s’y rendre.
En 2009, le ministère libanais du Travail a introduit un contrat type pour les employées domestiques, fixant à dix heures la journée de travail et obligeant l’employeur à fournir une journée de repos hebdomadaire. Des limites souvent ignorées par ces derniers. Quant aux domestiques, la plupart ne connaissent pas leurs droits, le contrat étant écrit en arabe, une langue qu’elles ne peuvent pas lire.
Les poursuites judiciaires pour maltraitances, viols et abus sont par ailleurs inexistantes, le système de la kafala limitant la capacité des employées à accéder à la justice, comme le souligne le rapport d’Amnesty International.
Le nouveau ministre du Travail, Camille Abousleiman, semble vouloir changer cet état de fait. Dans une interview accordée à The Independent, il a martelé son intention de changer le système. « C’est une forme d’esclavage moderne, à l’extrême. Ce n’est pas acceptable au XXIe siècle ».
Estimant que ce ne sont pas les lois mais leur application qui sont en cause, le ministre a demandé aux ONG de lui faire des recommandations pratiques sur les changements à opérer. Une hotline 24/7 devrait ainsi être mise en place pour permettre aux travailleurs de signaler tous les cas d’abus et un groupe de travail a été créé pour tenter de résoudre le problème des suicides.
Camille Abousleiman prévoit aussi de s’attaquer aux agences de placement qui enfreignent les règles. « Je vais avoir de la résistance mais je m’en fiche, je veux faire ce qui est bien. Ils doivent être informés des droits de leurs travailleurs », a-t-il déclaré.
De leur côté, les ONG espèrent une abolition complète de la kafala. « Si vous êtes enfermé dans une maison avec un patron abusif qui contrôle votre statut juridique, cela conduit au désespoir. Si un travailleur peut changer d’employeur quand il le souhaite, le taux de suicide diminuera du jour au lendemain », estime Angela.
* Les noms de famille des personnes citées ne sont pas précisés à leur demande.
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