Syrie-Chypre via le Liban : le rêve européen pour 2 000 dollars
« On nous avait dit que la traversée de la frontière entre le Liban et la Syrie prendrait une demi-journée tout au plus. Nous avons finalement passé trois nuits à la belle étoile, avec tout juste une maigre ration d’eau et quelques biscuits pour nous rassasier, avant d’arriver à destination. »
Anas, la trentaine, se souvient encore des longues heures d’angoisse qu’il a vécues, tapi derrière un bosquet au creux d’une vallée déserte, avec une dizaine d’autres migrants clandestins syriens, à attendre que la patrouille de l’armée libanaise se décide enfin à lever le camp.
« Le passeur nous avait pourtant assuré que le trajet était sûr », poursuit-il. « Nous avons eu de la chance de ne pas être repérés. Nous aurions été renvoyés en Syrie sur le champ, où la prison attendait bon nombre d’entre nous, y compris moi-même, pour avoir fui le service militaire obligatoire. »
Comme des milliers d’autres Syriens, cet ouvrier en bâtiment a décidé, à l’automne 2018, de quitter sa Deraa natale, dans le sud-ouest de la Syrie, pour le Liban, qui accueille déjà plus d’un million de ses compatriotes, soit le quart de la population.
Mais depuis que les autorités libanaises ont considérablement durci les conditions d’entrée des Syriens, les candidats au départ n’ont plus d’autres choix que de faire appel aux réseaux de passeurs clandestins qui s’activent des deux côtés de la frontière.
« Du fait que je suis un conscrit qui n’a pas rejoint son unité militaire, j’ai dû débourser 500 dollars pour faire ce voyage qui, normalement, ne coûte pas plus de 50 dollars », explique le jeune homme.
Malgré les difficultés rencontrées pendant le trajet, Anas se considère privilégié. Son cousin Ayman a dû traverser les montagnes enneigées du Qalamoun occidental, entre le Liban et la Syrie, sous des températures glaciales en janvier dernier.
« J’ai failli y passer », se souvient ce dernier avec détachement. D’autres n’ont pas eu cette chance, et les récits tragiques de migrants morts de froid ou abandonnés par leur passeurs font légion.
Un « business » en pleine expansion
Le durcissement des formalités d’entrée au Liban et la volonté des autorités libanaises d’inverser le flux des déplacés syriens (Beyrouth tente d’organiser le retour du plus grand nombre possible de réfugiés sans le concours des Nations unies) ont créé les conditions idéales pour le développement d’un trafic humain entre les deux pays.
« Nous avons eu de la chance de ne pas être repérés. Nous aurions été renvoyés en Syrie sur le champ, où la prison attendait bon nombre d’entre nous »
- Anas, Syrien
Les réseaux de passeurs, bien organisés et de plus en plus audacieux, prolifèrent des deux côtés de la frontière, longue de 375 kilomètres. Les tarifs peuvent atteindre les 1 000 dollars par personne lorsque le candidat au départ est un déserteur ou est recherché par les services de sécurité syriens.
Si au départ, les réseaux proposaient de convoyer les migrants jusqu’au Liban, depuis près d’un an, ils ont étendu leurs activités et offrent de les conduire jusqu’à Chypre, où ils espèrent obtenir le statut de réfugié accordé par l’Europe.
Les départs vers l’île se font essentiellement à partir des côtes du Liban-Nord, mais d’autres tentatives ont eu lieu depuis la région d’Ouzaï, à l’entrée sud de Beyrouth, ou de Sarafand, à 60 kilomètres au sud de la capitale. Le voyage de Syrie à Chypre coûte 2 000 dollars par personne.
Face à ce nouveau défi, les services de sécurité libanais ont renforcé les mesures pour empêcher que le Liban ne devienne, à l’instar de la Turquie, un lieu de transit pour une nouvelle vague migratoire vers l’Europe.
Samedi 22 juin, 69 ressortissants syriens qui avaient passé la frontière d’une manière illégale ont été arrêtés.
À la mi-mai, la Sûreté générale a annoncé avoir démantelé un réseau de falsification de papiers d’identité pour des Syriens candidats au départ vers l’Europe.
Le 13 mai, une embarcation transportant huit migrants clandestins a coulé au large de Chekka, à 65 kilomètres au nord de Beyrouth. Cinq personnes ont été portées disparues et les trois autres ont été secourues et arrêtées par une patrouille de la marine libanaise.
En février dernier, un accrochage a opposé une unité des services de renseignement de l’armée libanaise à un gang de passeurs dans la région d’Abdé, à l’extrême nord du Liban, qui s’apprêtaient à transporter vers Chypre dix-huit Syriens et deux Libanais.
L’un des passeurs, Moustapha Klassina, a été tué dans l’échange de tirs et un de ses complices, Bachir el-Kheir, a été blessé. Une perquisition effectuée dans la foulée a permis d’arrêter une dizaine d’autres Syriens qui projetaient de prendre la mer illégalement pour Chypre.
Un phénomène difficile à endiguer
« Il est encore trop tôt pour parler d’un déferlement migratoire du Liban vers Chypre, mais nous avons noté une nette augmentation des tentatives de gagner l’île illégalement ces douze derniers mois », affirme à Middle East Eye une source de sécurité libanaise.
« Les pays européens sont conscients de ces faits et nous sommes en contact avec eux pour établir une meilleure coordination. »
« Il n’y a plus d’avenir pour nous dans notre pays et encore moins ici au Liban »
- Anas
Les navires de guerre des pays européens qui patrouillent au large des eaux territoriales libanaises dans le cadre de la Force intérimaire des Nations unies (FINUL) ont été mis à contribution. En octobre 2018, l’un de ces bateaux a secouru une embarcation qui se dirigeait vers Chypre avec à son bord trente-deux Syriens et un Libanais.
Les autorités libanaises sont conscientes que la lutte contre le trafic d’êtres humains doit se faire à tous les niveaux de la chaîne.
Le 19 avril, le chef de l’État Michel Aoun a présidé une réunion extraordinaire du Conseil suprême de défense consacrée, entre autres, à la question de la contrebande de biens et du passage illicite de personnes à travers la frontière.
Il a appelé les ministres concernés à intensifier leurs efforts dans ce sens et a incité les services de sécurité à expulser toute personne qui franchirait la frontière d’une manière illégale – une position partagée par la majorité de la classe politique libanaise.
Entre le 7 et le 20 mai, 300 Syriens entrés illégalement ont été refoulés, selon un rapport officiel. Cette mesure sévère a provoqué une levée de boucliers de la part des ONG de défense des droits de l’homme. Cinq organisations ont ainsi accusé les autorités libanaises d’avoir « sommairement expulsé » seize Syriens, entre avril et mai.
De toute façon, la tâche confiée aux services de sécurité est difficile, surtout qu’une grande partie de la frontière entre le Liban et la Syrie n’est toujours pas délimitée, ce qui rend la surveillance inefficace. Et si l’armée libanaise parvenait un jour à fermer les 150 passages illégaux dénombrés le long de la frontière, les passeurs en aménageraient d’autres.
« La fermeture hermétique de la frontière ne peut se faire qu’à travers une coordination complète avec les autorités syriennes », explique la source de sécurité. « Or, Damas exige une normalisation politique totale en contrepartie d’une coopération efficace sur le terrain. »
En attendant, pour fuir l’enfer dans leur pays, de plus en plus de Syriens sont tentés de se rendre à Chypre à bord d’embarcations de fortune fournies par des passeurs sans scrupules, malgré les dangers encourus.
« Mon plan est de travailler un an ou deux pour mettre de côté assez d’argent afin de faire venir de Syrie mes deux frères et mes trois sœurs pour essayer d’aller en Europe », confie Anas. « Il n’y a plus d’avenir pour nous dans notre pays et encore moins ici au Liban. »
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