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Refoulements et abus des passeurs, la réalité des demandeuses d’asile en Europe

Des femmes demandant le statut de réfugié en Grèce font état des violences sexuelles commises par des passeurs qui bénéficient de la « complicité » des responsables politiques
Deux femmes dans le camp de réfugiés de Moria, sur l’île grecque de Lesbos, le 24 août 2020 (AFP)
Deux femmes dans le camp de réfugiés de Moria, sur l’île grecque de Lesbos, le 24 août 2020 (AFP)

En février 2020, Shirin s’est retrouvée dans le hall d’un hôtel à Edirne, en Turquie. Cette Iranienne de 28 ans était la seule femme d’un groupe de demandeurs d’asile qui tentaient de franchir la frontière avec la Grèce.

Shirin, nom d’emprunt, était la seule demandeuse d’asile emmenée à l’hôtel. Elle a ensuite été violée par le passeur, qui avait décidé des personnes qui resteraient avec lui à l’hôtel.

Des réfugiés manifestent à Athènes le 18 mars 2023 contre les politiques migratoires strictes de la Grèce, accusant le gouvernement conservateur de « tuer » des demandeurs d’asile par des refoulements illégaux (AFP)
Des réfugiés manifestent à Athènes le 18 mars 2023 contre les politiques migratoires strictes de la Grèce, accusant le gouvernement conservateur de « tuer » des demandeurs d’asile par des refoulements (AFP)

« Au bout d’un certain temps, quand vous sortez de cette situation, vous réalisez : je ne suis pas la première et je ne serai pas la dernière », confie Shirin à Middle East Eye depuis l’Allemagne, où elle vit.

« Si vous êtes une femme célibataire qui se déplace sans partenaire masculin, cela vous arrivera dans 100 % des cas. »

Les rapports d’organisations de défense des droits et de recherche indiquent que Shirin n’est pas un cas isolé, ce qui lui est arrivé reflète une tendance plus large.

Entre janvier et septembre 2022, 91 % des femmes victimes de violences sexuelles prises en charge par Médecins sans frontières (MSF) sur l’île grecque de Samos ont déclaré avoir voyagé seules, selon un rapport de l’organisation.

Un rapport publié en 2019 par l’ONG Women’s Refugee Commission indique également que 90 % des femmes et des filles interrogées dans le cadre de l’étude ont été violées à un moment donné de leur voyage de l’Afrique du Nord vers l’Italie.

Un cycle de violence sexuelle

La violence sexuelle est une menace de plus en plus présente sur tous les chemins de l’asile, que ce soit via la Méditerranée centrale ou les Balkans occidentaux, bien qu’il soit difficile de trouver des données exhaustives à ce sujet.

Tous les migrants – hommes, femmes et enfants – risquent d’être victimes d’agressions sexuelles. Les hommes ont plus de difficultés à témoigner de leurs expériences. Mais ce sont les femmes et les jeunes filles qui courent le plus de risques, en particulier celles qui sont célibataires, handicapées et/ou qui s’identifient comme appartenant à une minorité sexuelle.

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Notre enquête de terrain, appuyée par l’Investigative Journalism for Europe (IJ4EU), a révélé que les migrantes qui ont fui une agression sexuelle sont susceptibles de se retrouver dans un cycle de violence sexuelle, perpétrée par différents agresseurs, notamment des passeurs, des trafiquants d’êtres humains, des gardes-frontières et autres.

Selon les critiques, tout cela est rendu possible par le système frontalier européen, qui, selon eux, procède à des refoulements systématiques et violents des réfugiés et pousse de plus en plus les réfugiés et les migrants en situation irrégulière à s’exposer à des risques élevés, y compris à des violences sexuelles, pour entrer en Europe.

Avant de quitter l’Iran en 2020, Shirin craignait d’être persécutée par sa famille, de subir des violences basées sur le genre et ne se sentait pas protégée par l’État. Les membres de sa famille l’accusaient d’avoir une relation extraconjugale, ce qui va à l’encontre des règles religieuses strictes de la société iranienne.

Au printemps 2017, la mère de Shirin l’a prévenue par téléphone que la famille la recherchait et qu’elle ne devait pas rentrer chez elle. Un jour plus tard, le 8 mars, sa mère a été assassinée par des agresseurs inconnus.

Avant sa mort, la mère de Shirin l’avait informée que des membres de sa famille avaient obtenu des photos de Shirin avec son compagnon, ainsi que des photos de la jeune femme apparaissant dans les médias internationaux, manifestant devant la prison d’Evin à Téhéran en janvier 2017 en soutien au militant emprisonné Arash Sadeghi.

Shirin a déclaré que le procureur chargé d’enquêter sur le meurtre de sa mère avait négligé l’enquête et avait classé l’affaire.

Les gardes-frontières grecs ont refusé à Shirin l’entrée à la frontière entre la Turquie et la Grèce à six reprises et l’ont violemment battue

Par la suite, le frère de Shirin a été accusé du meurtre de sa propre mère, bien que Shirin ne soit toujours pas certaine qu’il en soit responsable. « Mon frère a annoncé à ma tante, lors d’un appel téléphonique, qu’il se trouvait dans le couloir de la mort et qu’il avait très peur, car il voyait régulièrement d’autres détenus être emmenés pour être exécutés », raconte-t-elle à MEE.

En quête désespérée de sécurité et de dignité, sans savoir où elle allait, Shirin s’est dirigée vers la Turquie. Les ressortissants iraniens n’ont pas besoin de visa pour entrer en Turquie.

« Je sentais que je ne pouvais plus rester sans rien dire et qu’à tout moment, je risquais d’être tuée à mon tour », confie-t-elle. « Je n’avais aucune idée de la manière dont le système fonctionnait. J’avais besoin d’un lieu sûr le plus proche de mon pays. Je ne voulais pas me retrouver trop éloignée de l’Iran. »

À son arrivée en Turquie, elle a déposé une demande d’asile auprès de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et de l’office turc de l’immigration, et s’est vu accorder le statut de réfugiée sur la base de persécutions fondées sur le genre.

Mais sa protection n’était que temporaire. En septembre 2018, les autorités turques ont réévalué les décisions prises par le HCR, y compris celle de Shirin, car Ankara ne reconnaît pas les violences fondées sur le genre comme motifs d’asile.

Shirin a perdu son statut de réfugiée, ce qui l’a obligée à entreprendre un dangereux périple vers l’Europe, organisé par des passeurs. Les gardes-frontières grecs lui ont refusé l’entrée à la frontière entre la Turquie et la Grèce à six reprises et l’ont violemment battue. Elle a déposé une plainte auprès du Comité des droits de l’homme des Nations unies pour ces faits.

Enfermée dans un hôtel

Shirin a tenté pour la première fois de franchir la frontière grecque en février 2020. Selon ses dires, le passeur l’a violée à deux reprises dans un hôtel qu’elle décrit comme luxueux. Elle y est restée cinq jours sans ses papiers d’identité. Elle a ensuite été transférée dans une maison avec d’autres réfugiés, où elle dit n’avoir eu aucune intimité. Elle a déclaré que le passeur l’avait d’abord traitée avec gentillesse, mais qu’après avoir profité d’elle, il l’a relogée avec d’autres demandeurs d’asile.

« D’une manière ou d’une autre, vous vous retrouvez dans une situation où vous ne pouvez pas fuir et où vous ne connaissez pas votre chemin », confie-t-elle. « Vous ne savez rien. Vous ne voulez pas vous plaindre. Vous voulez être aussi gentille que possible pour obtenir ce que vous voulez, à savoir survivre. »

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Par une journée chaude à Athènes, Maryam, qui est un nom d’emprunt pour des raisons de sécurité, s’est entretenue avec MEE au Diotima Centre for Gender Rights and Equality (Centre Diotima pour les droits des femmes et l’égalité), une organisation pour les femmes à but non lucratif.

Elle est bénéficiaire du projet GBV Prevention and Response Services (services de prévention et de réponse aux violences basées sur le genre), géré par le Diotima Centre for Gender Rights and Equality avec le soutien de l’UNHCR – Grèce. 

Le projet offre une protection aux réfugiés, en particulier à ceux qui ont subi des violences basées sur le genre ou qui y sont exposés à un risque élevé, par le biais d’une aide juridique et d’activités de sensibilisation et de formation.

Maryam, 37 ans, est arrivée en Grèce au début de l’année 2020, pendant la pandémie de covid-19. Elle est originaire de la tribu minoritaire des Lor, dans la province de Lorestan, à l’ouest de l’Iran.

Elle s’est installée seule à Téhéran en 2005, à l’âge de 19 ans, après que sa famille lui a interdit de quitter le domicile familial, d’aller travailler ou d’aller à l’école.

« Mais ma famille n’a pas cessé de me poursuivre », témoigne-t-elle, surtout après avoir découvert qu’elle avait un petit ami, ce qui est un tabou social.

« J’ai dû fuir l’Iran en 2016. Je n’étais pas protégée ni par le gouvernement, ni par ma famille, ni par la société. Je me sentais inférieure, vulnérable et insultée en tant que femme »

- Maryam, 37 ans

« Je suis tombée enceinte quand j’étais en couple avec mon petit ami. Je ne me sentais pas en sécurité et j’ai dû fuir l’Iran en 2016. Je n’étais pas protégée ni par le gouvernement, ni par ma famille, ni par la société. Je me sentais inférieure, vulnérable et insultée en tant que femme. »

Maryam a contacté un passeur par l’intermédiaire d’une connaissance. Elle a entamé son parcours d’asile en tant que femme isolée, laissant son fils de 6 ans derrière elle en Iran.

« Je craignais pour sa sécurité, mais j’étais convaincue que nous serions réunis par la suite », confie-t-elle.

Maryam décrit sa traversée de la Turquie à la Grèce comme « le plus horrible des films », alors qu’elle et un groupe de demandeurs d’asile traversaient des forêts, des falaises et des montagnes.

« J’ai regardé de nombreux films d’horreur, mais ça a été le film le plus horrible que j’ai vu dans ma vie », affirme-t-elle à MEE.

« Ce n’est pas un chemin tout tracé. Il y a des buissons, des falaises, des montagnes. Vous montez, vous descendez. Si vous ne descendez pas, ils [les passeurs] vous poussent vers le bas [...]. J’ai dû manger des restes de nourriture [...]. J’ai perdu connaissance à un moment donné. »

« L’enfer a commencé »

Mais l’horreur ne s’est pas arrêtée à la frontière pour Maryam : ce n’était que le début. « Lorsque j’ai atteint Athènes, j’ai pensé que je venais de quitter l’enfer et que j’avais atteint le paradis. Mais à la seconde où j’[y] suis arrivée, l’enfer a commencé », raconte-t-elle.

Dans la capitale grecque, le premier passeur de Maryam l’a remise à un autre passeur, un Iranien, qui a loué pour eux une « luxueuse maison » dans le sud d’Athènes où il l’a enfermée pendant un mois.

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« J’ai été victime d’agressions sexuelles et physiques et de menaces tous les jours », témoigne-t-elle.

Maryam était déterminée à s’échapper, mais la tâche s’annonçait compliquée. C’était en 2020, le monde était confiné à cause de la pandémie, et ses papiers d’identité avaient été confisqués par le passeur.

Maryam a finalement réussi à louer une chambre par l’intermédiaire d’un groupe d’Iraniens en Grèce sur Telegram, en utilisant l’un des téléphones volés que son passeur gardait chez lui. Elle a ensuite réussi à s’échapper de la maison.

« Dès qu’il est entré dans la maison, j’ai commencé à casser des objets et à crier. Il a eu peur que les voisins viennent ou appellent la police à cause de tout ce bruit, car il savait qu’il était coupable », explique-t-elle. Il a donc laissé Maryam partir.

Elle a ensuite commencé à s’informer sur la procédure de demande d’asile et a pu demander à sa sœur et à d’autres membres de sa famille en qui elle avait confiance de lui envoyer de l’argent et des photos pour son passeport, ce qui était indispensable pour louer un logement, une démarche dans laquelle Diotima l’a assistée.

Deux ans plus tard, elle a appris par une connaissance que l’armée grecque avait fait une descente dans la maison où logeait le passeur iranien et qu’il avait été arrêté.

« Le refoulement, de par sa nature même, est très informel, et l’un des principaux problèmes qu’il engendre n’est pas seulement la violence basée sur le genre et la violence sexuelle, mais toutes les formes de violence »

- Nikola Kovačević, avocat spécialisé dans les droits de l’homme

Pour Nikola Kovačević, avocat serbe spécialisé dans les droits de l’homme, la violence basée sur le genre est souvent une conséquence des opérations de refoulement menées par les autorités frontalières grecques à l’encontre des demandeurs d’asile.

Les refoulements aux frontières gréco-turques sont une tactique couramment utilisée par les garde-côtes grecs, soutenus par l’Union européenne (UE), afin d’empêcher les réfugiés d’entrer en Europe.

« Le refoulement, de par sa nature même, est très informel, et l’un des principaux problèmes qu’il engendre n’est pas seulement la violence basée sur le genre et la violence sexuelle, mais toutes les formes de violence », affirme-t-il à MEE.

L’UE a alloué à la Grèce un montant estimé à 819 millions d’euros (883 millions de dollars) pour couvrir les contrôles aux frontières entre 2021 et 2027.  Les cas de disparition et de décès de demandeurs d’asile sont cependant fréquents lors des refoulements et connaissent une recrudescence depuis 2020.

Les refoulements ne font qu’augmenter le tarif des passeurs

Faute de pouvoir s’enregistrer et de bénéficier d’un statut officiel avant d’obtenir le statut de réfugié, les femmes réfugiées sont plus vulnérables à l’exploitation et moins à même de poursuivre leurs agresseurs.

« Il ne s’agit pas seulement d’actes commis par les passeurs ou les gardes-frontières, mais aussi de la manière dont les autorités refusent à ces personnes la possibilité d’être identifiées, enregistrées et prises en charge », précise Nikola Kovačević.

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Il souligne que les refoulements aux frontières européennes sous prétexte de la lutte contre l’immigration « illégale » et les trafics ont permis aux groupes criminels organisés de prospérer.

« Les refoulements ne réduiront pas le trafic de migrants ni l’immigration clandestine », affirme-t-il.  « Ils ne font qu’augmenter le tarif des passeurs et les risques auxquels les demandeurs d’asile sont prêts à s’exposer pour arriver là où ils pourront bénéficier des droits de l’homme dont ils ont été privés dans leur pays d’origine. »

La route de l’asile à travers la Grèce et le sud-est de l’Europe, connue sous le nom de « route des Balkans occidentaux », reste une voie d’accès pour de nombreux réfugiés qui se dirigent vers l’intérieur du continent.

Selon le Border Violence Monitoring Network, les gardes-frontières grecs violent les lois de la politique migratoire de l’UE en procédant à des refoulements illégaux systématiques et en recourant à des méthodes violentes, à la torture et au vol de biens pour faire fuir les réfugiés.

Le 16 janvier dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a ordonné à la Grèce de verser 80 000 euros à la famille du réfugié syrien Belal Tello. Des garde-côtes grecs avaient été reconnus complices de son meurtre pour avoir tiré des balles sur son bateau près de l’île de Psérimos, dans l’est de la mer Égée, en 2014.

La traversée de la frontière étant dangereuse, de nombreux demandeurs d’asile sont contraints de se tourner vers des passeurs s’ils veulent parvenir à atteindre l’Europe. Souvent, cette situation engendre une relation de dépendance entre le demandeur d’asile et le passeur, explique Shirin.

« Les hommes politiques sont les plus à même de résoudre ce fléau, car ils donnent indirectement aux passeurs les moyens de recourir à la violence »

- Shirin, une Iranienne réfugiée en Allemagne

« Il ne s’agit pas seulement d’un problème de passeurs. C’est un problème structurel. J’ai eu affaire à quatre passeurs : l’un d’eux était un monstre, mais les trois autres étaient des êtres humains normaux qui m’ont aidée, et c’est grâce à eux que je suis arrivée ici saine et sauve. »

« Les hommes politiques sont les plus à même de résoudre ce fléau, car ils donnent indirectement aux passeurs les moyens de recourir à la violence. Pourtant, la plupart des reproches sont adressés aux passeurs et aux migrants, plutôt qu’aux décideurs politiques, qui sont complices de ce crime. »

Shirin travaille aujourd’hui en Allemagne, où elle a obtenu le statut de réfugiée après trois ans d’attente. Elle se qualifie de « féministe ».

Quand on lui demande quelle est sa situation aujourd’hui, Shirin répond qu’elle essaie encore de se reconstruire après l’épreuve de la traversée de la frontière. « Je n’ai pas encore de projets d’avenir. »

Quant à Maryam, qui se décrit comme une « femme forte », elle travaille aujourd’hui en Grèce, termine ses études de doctorat et son fils, qui vient d’avoir 14 ans, l’a rejointe.

« Je fais de mon mieux pour être à la hauteur pour mon fils. Je pense que je me suis épanouie comme une fleur ici. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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