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« Dès mon arrivée, on m’a enfermée » : les migrantes racontent l’enfer libyen

Depuis 2014, la Libye, plaque tournante de la migration vers l’Europe, est synonyme de racket et de violences, voire de tortures. Une situation devant laquelle ONG et Nations unies restent impuissantes
Aïcha, qui est venue de Guinée, arrive avec sa fille au centre de formation pour migrants de Médenine, au sud de la Tunisie, le 14 juin 2021 (AFP/Fathi Nasri)
Aïcha, qui est venue de Guinée, arrive avec sa fille au centre de formation pour migrants de Médenine, au sud de la Tunisie, le 14 juin 2021 (AFP/Fathi Nasri)
Par AFP à MÉDENINE, Tunisie

L’esclavage sexuel, pour Aïcha, ça n’arrivait qu’aux autres, dans les reportages télévisés. Mais quand elle s’est retrouvée en Libye, enfermée dans une chambre après avoir fui une vie difficile en Guinée, elle s’est cru « foutue » : « J’avais quitté un cauchemar pour tomber en enfer. »

Pour beaucoup de migrants, la Libye, devenue depuis 2014 une plaque tournante vers l’Europe, est synonyme de racket et de violences, voire de tortures.

Mais pour les femmes, c’est aussi un risque majeur de sévices sexuels, viols ou prostitution forcée dans un contexte d’impunité totale.

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Aïcha a fui la Guinée en 2019 après cinq fausses couches. Pour sa belle-famille et le voisinage, elle était stérile ou sorcière. En fait, la jeune femme était diabétique.

Désespérée face aux médisances et conflits familiaux, cette jeune diplômée en hôtellerie a voulu « juste disparaître » de son pays.

Elle a pris contact avec une ancienne amie ayant visiblement réussi en Libye, qui lui a fait miroiter un succès similaire et lui a avancé de l’argent pour la rejoindre.

« Je n’ai même pas vu le pays. Dès mon arrivée, on m’a enfermée, j’étais esclave », dit-elle. 

Détenue dans une chambre équipée d’un sanitaire, elle était forcée d’avoir des rapports sexuels avec des clients, sans rien percevoir, et n’apercevait sa logeuse que lorsque celle-ci lui posait de la nourriture « comme à un chien ».

« Je préfère ne pas me souvenir »

« Les hommes venaient ivres, je préfère ne pas me souvenir », raconte Aïcha, encore tremblante, « j’ai cru que ma vie était foutue ».

Après trois mois de calvaire, un Libyen vient à son secours, menace la femme qui l’exploite, lui donne 300 dinars libyens (55 euros) et la met dans un bus pour la Tunisie, où elle tente aujourd’hui de se reconstruire en apprenant l’informatique.

Soignée pour son diabète, elle a fini par accoucher fin 2020 d’une petite fille, Merveille.

Elle rêve désormais d’Europe, mais pas question de retourner en Libye. « Même mon pire ennemi, je ne peux l’encourager à aller là-bas ».

Depuis deux ans, elle habite dans un foyer à Médenine, dans le sud de la Tunisie, avec d’autres femmes migrantes. Beaucoup arrivent de Libye, soit après avoir fui via la frontière terrestre, soit tenté sans succès la traversée de la Méditerranée.

« Ils étaient armés, ils se droguaient, ils payaient le chef mais pas moi »

- Mariam, une migrante ivoirienne

« Il est rare qu’elles n’aient pas subi de viol ou d’agressions sexuelles », indique Mongi Slim, dirigeant du Croissant-Rouge local. « Certaines, protégées par un homme, s’en sortent mieux, mais pour des femmes seules, c’est presque systématique. »

À tel point que selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), certaines « se sont vu conseiller avant le départ (pour la Libye) une piqûre de contraceptifs efficaces trois mois ». D’autres voyagent avec la pilule du lendemain.

Mariam, une Ivoirienne orpheline, a quitté son pays avec 1 000 euros pour rejoindre la Libye via le Mali et l’Algérie.

Elle espérait ensuite gagner l’argent nécessaire pour rallier l’Europe mais au final, sur un an dans ce pays, elle a passé six mois en prison, exploitée sexuellement, avant de s’enfuir en Tunisie en 2018.

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« J’ai travaillé pendant six mois dans une famille, puis j’ai pris la mer depuis Zouara », port de l’ouest de la Libye, indique Mariam, 35 ans. 

« Des hommes armés nous ont attrapés, emmenés en prison et ont abusé de nous en nous menaçant », raconte-elle.

Selon elle, ils appartenaient à des milices gérant des camps de migrants clandestins où se pratiquent extorsion, viols et travail forcé.

Les centres officiellement sous le contrôle du gouvernement, où les gardes-côtes financés par l’Union européenne envoient les candidats à l’exil après les avoir interceptés, sont également gangrénés par la corruption et la violence, y compris sexuelle, selon l’ONU.

Dans le centre où a été conduite Mariam, « chaque matin un chef choisissait des filles destinées à des Libyens qui avaient des chambres spécialement louées » pour ces relations tarifées, raconte-t-elle.

« On me donnait du pain, des sardines, de la salade et je restais enfermée là pendant un mois, jusqu’à ce qu’on me change de lieu », se souvient-elle, la colère dans la voix. « Ils étaient armés, ils se droguaient, ils payaient le chef mais pas moi. »

Trois centres fermés

Des hommes et des garçons sont également victimes de sévices sexuels, rapportent des défenseurs des droits humains.

Ces crimes se sont accentués avec l’intensification du conflit libyen à partir de 2014.

Trois centres de détention ont été fermés par Tripoli il y a deux ans. L’arrivée en mars d’un gouvernement unifié laisse espérer un recul de l’impunité et des violences.

Face aux crimes sexuels commis dans « des centres de détention, des prisons de la police, et contre des migrants habitant en ville », l’ONU a décidé en 2020 de déployer des agents de protection.

Mais ils n’ont pas encore été recrutés, et les migrants continuent d’être refoulés vers la Libye, au grand dam des organisations internationales. 

Le 12 juin, un nombre record de personnes interceptées en Méditerranée, plus de 1 000, ont ainsi été renvoyées vers les geôles libyennes, selon le HCR.

Par Caroline Nelly Perrot.

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