À en devenir folles : reportage dans un centre de détention pour migrantes en Libye
TRIPOLI – Deux femmes regardent au-dehors à travers la grille cassée qui recouvre une des fenêtres du centre de détention pour immigrées clandestines de Sorman. Elles font partie des sept détenues de longue durée qui sont arrivées en Libye à la recherche d’une vie meilleure et se sont retrouvées incarcérées dans une prison froide et humide qui a fini par les rendre folles.
« Voici Aiy Girma. Elle est éthiopienne et malade mentale », a déclaré Mohamed, un gardien du centre de détention, parlant à travers le masque en papier vert que portent les membres du personnel en entrant dans le centre pour se protéger contre les maladies dont, selon eux, beaucoup de femmes sont atteintes.
« Elle est l'un de nos cas les plus difficiles, car elle n'avait pas de papiers sur elle et ne pouvait pas se souvenir de son nom complet ni de son origine exacte ; nous n'avons donc pas pu contacter sa famille, a-t-il expliqué. Et voici Mary. Quand elle est arrivée ici, elle se portait bien et travaillait, mais elle a commencé à avoir un comportement étrange, et lorsque nous avons essayé de l'expulser, dans l'avion elle a commencé à danser et à devenir folle, si bien que nous n'avons pas pu la renvoyer, puisque cela aurait été contre sa volonté. »
Aucun traitement médical n'était disponible, a expliqué à Middle East Eye le colonel Ibrahim al-Mahjoubi, directeur du centre de détention de Sorman. L'année dernière, quand un maigre budget était encore disponible, il envoyait des femmes malades dans une clinique privée locale car l'hôpital public refusait de les prendre en charge, craignant qu'elles ne soient atteintes de maladies du sang.
« La dernière facture d'hôpital était de 1 700 dinars libyens (environ 1 110 euros). Je ne peux plus faire ça car il n'y a pas d'argent, a déploré Mahjoubi. Je vais jusqu’à accoucher moi-même les femmes parce qu'il n'y a pas d'argent pour payer une aide. Il n'y avait personne d'autre pour le faire et comme je suis responsable de ces personnes, je l'ai fait. » Il a aidé à accoucher dix bébés dans le centre. Lorsqu'il entre dans la prison, il est le seul membre du personnel à ne pas porter de masque, et certaines des femmes l'appellent même baba (papa).
« Ce dont nous avons le plus besoin, c'est d'une petite clinique, ici-même, au centre de détention, afin que nous puissions procéder à des tests sanguins et offrir des traitements de base, a-t-il expliqué. Nous pourrions ainsi aider les détenues et faire en sorte qu'elles se sentent moins comme dans une prison. »
« Il n'y a pas de financement »
Il est peu probable que cela se réalise. Le centre de détention de Sorman, où vivent 156 femmes et 11 enfants, est l'un des 20 établissements surpeuplés en Libye qui souffrent d'un manque chronique de financement et d'un besoin urgent de matériel et de soutien financier. « Il n'y a pas de financement, a indiqué Mahjoubi. Ici, le gouvernement paie uniquement pour les denrées alimentaires et la sécurité, et ne couvre pas les coûts de nombreuses choses indispensables. »
Un employé d'une ONG de défense des droits de l'homme a indiqué que les membres du personnel de centres de détention sont tellement désespérés face aux cas de maladies mentales graves qu’ils organisent des séances d’exorcismes lorsqu’ils pensent que les femmes malades sont possédées par des esprits maléfiques. « Quand tout le reste a échoué, ils ont recours à la religion et organisent des séances d'exorcisme, y compris au centre de Sorman. Ils sont désespérés », a-t-il expliqué sous couvert d'anonymat.
Trois des femmes atteintes des cas les plus sévères de maladies mentales dorment dans le couloir dépourvu de fenêtre du centre de détention. Dans cinq chambres adjacentes, les détenues sont organisées en fonction de leur nationalité, de leur date d'arrivée et selon une hiérarchie qui s'est mise en place entre les groupes majoritaires et minoritaires.
Lorsque MEE s'est rendu dans le centre de détention au cours des dernières semaines, celui-ci venait d’accueillir 103 femmes et enfants sauvés du naufrage d'un navire qui avait commencé à se remplir d'eau après un jour en mer. Les détenues se blottissaient l'une contre l'autre sur des matelas à même le sol dans trois chambres sombres aux murs décarrelés et décolorés par la moisissure.
Aatifa fait partie des 361 personnes qui ont grimpé à bord d’un vieux navire de pêche surpeuplé à Zaouïa, à 45 kilomètres à l'ouest de Tripoli – l’un des multiples points de départ pour les bateaux de migrants espérant atteindre les rivages européens depuis les côtes libyennes.
Avant le voyage en mer, il lui a fallu un mois pour atteindre la Libye par voie terrestre depuis l'Erythrée, son pays natal déchiré par la guerre. « Il y a un réseau, a-t-elle indiqué. Il y a un chef au Soudan et un autre en Libye. Nous avons dû les payer tous les deux. » Aatifa a expliqué qu'elle ne savait pas combien avait coûté le voyage par voie terrestre car c’est sa mère qui a payé. D'autres femmes disent avoir déboursé 1 000 dollars chacune pour la tentative infructueuse de traverser la Méditerranée.
Comme une autoroute vers l'Europe
Alors qu’a commencé la saison où les migrants tentent le plus la traversée dangereuse de la Méditerranée à bord de navires de pêche, le centre de détention de Sorman s’attend à encore plus de nouvelles arrivées. Mais étant déjà au maximum de sa capacité, Mahjoubi a indiqué que l'arrivée de nouvelles femmes pèserait encore davantage sur les ressources déjà limitées. « Avec six pays voisins, la Libye est devenue comme une autoroute vers l'Europe pour les Africains d'origine subsaharienne, a-t-il expliqué. L'objectif principal doit être d'éduquer ces femmes aux risques liés à un départ en mer et essayer de réduire les tentatives de départ à bord de ces bateaux. »
La communauté internationale devrait également investir dans des initiatives locales dans les pays vulnérables d'Afrique subsaharienne et inciter davantage les habitants à rester dans leur pays d'origine, a-t-il soutenu. « Ici, il y a une femme avec trois enfants ; ils n'avaient rien en Ethiopie, et elle a expliqué que c'était une question de vie ou de mort », raconte-t-il. Avec la fermeture de nombreuses ambassades à Tripoli depuis le déclenchement de la guerre civile dans la capitale en août dernier, l'expulsion est devenue de plus en plus difficile et la famille est là depuis plus d'un an, explique-t-il.
Les femmes détenues dans le centre n'avaient pas toutes prévu de tenter la traversée vers l'Europe depuis la Libye. Beaucoup d'entre elles étaient entrées illégalement en Libye pour y trouver un travail subalterne et envoyer de l'argent à leur famille.
« Je n'ai jamais prévu de monter sur un bateau », a déclaré Sandra, une Nigériane, debout dans l'une des chambres les plus éclairées du centre, carrelée et recouverte de lits une place. « Je travaillais à Tripoli depuis plus d'un an quand ils m'ont prise. Ils sont venus dans ma maison et m'ont arrêtée, alors que je n'avais rien fait de mal. » Elle a toutefois concédé qu'elle travaillait en Libye illégalement.
« Cet endroit n'est pas convenable ; nous ne sommes pas libres de circuler et ils traitent les femmes comme des chèvres, s'est-t-elle plainte. Ils n'ont aucun respect pour les femmes et nous n'avons pas toujours droit à notre intimité lorsque nous sommes nues. »
Sarah a déploré le fait que les rations alimentaires quotidiennes et les bouteilles d'eau de sept litres à partager entre quatre ou cinq personnes étaient également insuffisantes par rapport à leurs besoins.
« Nous voulons rentrer chez nous »
D'autres Nigérianes, allongées sur des rangées de matelas et de couvertures fournis par les organisations humanitaires internationales et distribués par des ONG locales, dissimulent leur visage. « Nous voulons rentrer chez nous », a crié l'une d'elles cachée sous sa couverture. Une autre, détenue dans le centre depuis neuf mois, s'est plainte du fait que les familles des détenus n'avaient pas été contactées et n'avaient aucune idée de ce qu’il était advenu d'elles.
Pendant que d'autres femmes allongent la liste de doléances, le gardien Mohamed fait sortir les visiteurs de la chambre, signalant que comme plus de cinquante détenues sont infectées par le VIH et l'hépatite, il est dangereux de rester plus longtemps dans la chambre.
Mahjoubi a exhorté l'UE à envoyer une aide humanitaire directement au centre de détention de Sorman et a appelé les organisations internationales à visiter le centre pour constater personnellement le besoin réel. A l'heure actuelle, a-t-il indiqué, tout l'argent donné par les ONG est filtré à travers tellement de ministères ou d'ONG différentes que le centre n'a pratiquement rien vu de cette aide. La guerre civile en Libye a en outre limité la capacité des organisations internationales à travailler sur le terrain.
L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) continue de travailler sur les modestes programmes de rapatriement volontaire pour les migrants en Libye depuis son siège délocalisé en Tunisie. Le département libyen de la lutte contre l'immigration clandestine poursuit pour sa part ses expulsions de petits nombres de migrants par les frontières méridionales. Mais ces opérations sont freinées par les problèmes financiers qui touchent la Libye et la situation instable en matière de sécurité.
Pour les immigrées comme Sarah, qui affirment que leur seul souhait est de rentrer chez elles, c'est un voyage qu'elles risquent de ne pas faire de sitôt.
Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation
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