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Esclavage en Libye : ne vous laissez pas berner par le « choc », nous le savons depuis un moment

Les dirigeants européens ont donné la priorité à l’arrêt du flux de migrants à destination de l’Europe et poussé des milliers de personnes entre les mains de trafiquants d’esclaves. L’indignation exprimée aujourd’hui est creuse. Désormais, il est nécessaire d’agir

Le mois dernier, une enquête secrète menée par CNN a permis de révéler que des migrants africains noirs étaient vendus comme esclaves en Libye. Depuis que le reportage a été diffusé, le sujet a été largement repris pas les médias, et les dirigeants du monde ont exprimé leur indignation.

Il ne faut toutefois pas se laisser berner par ce choc et cette campagne en faveur d’une action urgente. La communauté internationale est au courant de l’esclavage en Libye depuis un certain temps. La question est donc la suivante : pourquoi les dirigeants du monde n’ont-ils pas fait part de cette indignation plus tôt ?

Dans l’oreille de sourds

Qu’en était-il de ces condamnations lorsque l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a fait état de pratiques esclavagistes en avril 2017 ? L’OIM est un organisme lié à l’ONU qui a été informé par des victimes de la manière dont des passeurs et des milices les avaient détenues et vendues sur des places publiques et dans des parkings.

Pourquoi le monde n’a-t-il pas secoué la tête de dégoût lorsqu’Amnesty International a écrit au sujet d’un migrant du Burkina Faso qui a été arrêté, détenu puis vendu à des trafiquants en Libye alors qu’il tentait de rallier l’Italie ? Depuis plus de deux ans, l’organisation rend compte de cette situation et appelle le monde à agir.

La fondation Thomson Reuters a écrit en mars 2016 que « la Libye [était] devenue un marché de trafic où des personnes sont achetées et vendues quotidiennement ». De même, Middle East Eye a rapporté que des trafiquants transportaient plusieurs milliers de personnes par semaine du Niger vers la Libye.

Permettre aux individus d’échapper au danger en toute sécurité, que ce soit pour retourner dans leur pays d’origine ou aller quelque part en Europe, constitue le meilleur moyen de les préserver de tout préjudice

Mais toutes ces informations sont tombées dans l’oreille de sourds. Les organisations internationales ont donc accusé l’ONU, l’Union africaine et le président français d’hypocrisie après que ces derniers ont fait part de leur incrédulité.

Amnesty International a tout particulièrement critiqué l’UE, qu’elle accuse d’accorder la priorité à sa volonté d’empêcher l’arrivée des réfugiés et des migrants en Europe, tout « en sachant pertinemment que cela favorise les violations commises contre des centaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants bloqués en chemin ».

L’UE a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher les réfugiés et les migrants de pénétrer dans les eaux européennes, entraînant même les autorités libyennes à intercepter les bateaux. Ceci rend ces acteurs complices.

Le temps des discours est depuis longtemps révolu et les dirigeants doivent se réunir et agir maintenant. En réalité, cela relève de leur responsabilité. Ce sont leurs actes qui ont engendré cette situation horrible.

Des migrants sont transportés dans un centre de détention de la ville côtière de Sabratha (Libye), en octobre (Reuters)

Une histoire sombre

Leur implication remonte à une période bien antérieure à la crise des réfugiés. L’esclavage d’aujourd’hui, tout comme l’esclavage avant son abolition et le racisme anti-noir qui en est à l’origine, émane directement du passé colonial de l’Afrique, lorsque des forces impériales ont tracé des frontières sans tenir compte des populations qui vivaient dans la région.

En Libye, ce découpage a intégré une minorité noire au pays et l’idée de l’infériorité noire a perduré. Certains ont constaté que les noirs sont souvent désignés par le terme « abid », qui signifie littéralement « esclave ».

Sous le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, les Africains noirs bénéficiaient d’une protection relative (même si l’on peut affirmer que les immigrés d’Afrique subsaharienne étaient également exploités à l’époque). Toutefois, après l’invasion de l’OTAN en 2011, ce sentiment hostile aux noirs a repris racine.

La ville de Tawergha, avec sa population berbère, est un exemple qui a été cité à plusieurs reprises. Les rebelles se sont présentés comme des mercenaires de Kadhafi, même si cette affirmation était infondée, et ont chassé les habitants de la ville. Le reste de la tribu est éparpillé à travers des camps de réfugiés du pays.

Un rapport inquiétant du Wall Street Journal montre à quel point ce racisme peut être flagrant : un des slogans rebelles, aperçu à Misrata au moment des combats, saluait ainsi « la brigade pour avoir éliminé les esclaves, les gens de peau noire ». Depuis l’invasion de l’OTAN, les Africains noirs, qu’il s’agisse de Libyens ou de migrants, sont relativement privés de protection.

Par conséquent, cela a notamment donné lieu à des pratiques de détention de masse, à des passages à tabac et à de l’esclavage.

Une issue sans danger

Cela étant dit, si le nouveau rapport peut secouer les dirigeants et les pousser à agir, alors tant mieux. Mais que proposent-ils ?

Le récent sommet de l’UE sur l’Afrique s’est focalisé sur la nouvelle des marchés d’esclaves en Libye. Le président français Emmanuel Macron souhaite une action militaire pour porter secours aux migrants africains réduits en esclavage en Libye à travers un plan Marshall pour l’Afrique de 52 milliards de dollars.

Bien que ce plan ne propose pas de déploiement de troupes étrangères, on peut pardonner l’appréhension qu’il suscite. Le renforcement des contrôles aux frontières terrestres et maritimes a jusqu’ici été le seul effort consenti par les acteurs internationaux, et les résultats ont été meurtriers.

À LIRE : Libye : les centres de détention pour migrants au cœur du trafic d’êtres humains

Outre les politiques désastreuses de l’UE consistant à renvoyer les bateaux, les gouvernements européens investissent déjà des dizaines de millions d’euros dans des mesures anti-migratoires au Niger, notamment un soutien aux opérations de police nigériennes.

Et comme Middle East Eye l’a également rapporté en mars 2016, les troupes françaises aux frontières posaient problème et n’ont pas empêché les passeurs et les trafiquants d’entrer en Libye.

Le sommet a accouché d’autres suggestions, notamment des sanctions physiques et financières contre les réseaux de trafic d’êtres humains. Ces mesures pourraient avoir des résultats et permettre à plusieurs milliers de migrants de quitter la Libye par avion, le gouvernement ayant accepté qu’ils soient évacués.

Mais cette issue est éloignée de la fin heureuse dont nous avons besoin. Pour commencer, certaines personnes en détention ont peut-être fui des situations dangereuses dans leur pays d’origine, tandis que ceux qui n’ont pas de papiers seront retenus jusqu’à ce que leur cas soit résolu.

Permettre aux individus d’échapper au danger en toute sécurité, que ce soit pour retourner dans leur pays d’origine ou aller quelque part en Europe, constitue le meilleur moyen de les préserver de tout préjudice.

L’heure du choc présumé est révolue. Si les dirigeants souhaitent se réunir dans une salle et prononcer des mots de condamnation et des solutions bancales, ils devraient commencer par se regarder les uns les autres et réfléchir à leur part de responsabilité dans ce problème.

- Sophia Akram est chercheuse et spécialiste en communication. Elle porte un intérêt particulier aux droits de l’homme, en particulier au Moyen-Orient et en Asie.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : des migrants se dirigent vers un centre de détention près de la ville côtière libyenne de Garabulli, en juillet 2017 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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