Les passeurs du sud de la Libye : un secret de Polichinelle
SABHA, Libye – Le 4x4 Toyota Hilux blanc parcourt à toute vitesse les plaines de sable du sud de la Libye, et l’on peut distinguer, dépassant de son toit, la silhouette de migrants subsahariens dont les visages sont emmaillotés dans des foulards servant de protection contre le soleil et le sable.
Apercevant un véhicule de l’armée libyenne, le 4x4 accélère et dévie de sa route pour s’enfoncer un peu plus dans le désert, mais l’armée ne se lance pas à sa poursuite : les militaires manquent de tout, même des équipements les plus basiques, et, comme les centres de rétention sont fermés, ils n’interceptent que très rarement les passeurs.
C’est en ce moment la saison la plus supportable du difficile climat saharien, et c’est donc la période de l’année la plus chargée en ce qui concerne l’immigration à travers la frontière nigéro-libyenne ; les passeurs du sud de la Libye affirment que chaque semaine, 2 000 personnes – principalement issues d’Afrique subsaharienne – pénètrent en Libye.
Le trafic de migrants n’est plus une activité clandestine sur cet itinéraire du Sahara. Chaque semaine, l’armée nigérienne escorte un convoi de véhicules en route pour la Libye sur une distance de 600 km à travers le désert, depuis Agadez, la plus grande ville du Niger, jusqu’au village saharien de Dirkou, dernière étape avant la frontière.
« Il est obligatoire de voyager avec une escorte militaire jusqu’à Dirkou, mais le reste du trajet se fait de manière indépendante, explique Abdou, un passeur. En général, il y a 70 à 80 véhicules par convoi, souvent remplis uniquement de migrants. Il y a peut-être 2 100 personnes par voyage, ce qui fait plus de 8 000 par mois. »
Cet homme de 37 ans nous raconte que les voyages escortés ont commencé il y a deux ans à la suite de plusieurs attaques de bandits armés contre les passeurs. Cependant, Ali, un autre passeur de 27 ans, a affirmé que le trajet n’était toujours pas sûr malgré les escortes.
« L’armée ne réagit pas réellement en cas de problème, et les véhicules des bandits slaloment parmi ceux du convoi en marche, essayant de s’emparer de voitures et de nourriture et de capturer des migrants », a-t-il soutenu.
« Le convoi obligatoire est gratuit, mais les passeurs rapportent de l’argent aux autres forces de sécurité nigériennes, qui arrondissent leurs salaires de misère à l’aide de pots-de-vin qu’ils extorquent aux conducteurs et aux passagers – à l’exception des migrants nigériens, qui, eux, sont exonérés. »
L’un des derniers postes de contrôle du Niger est celui de Madama, à 100 km au sud de la frontière, où l’armée a installé une base. Les passeurs affirment que les soldats français laissent ce trafic se dérouler sous leurs yeux sans s’en mêler.
Hassan Souki est un soldat originaire du sud de la Libye qui s’est fait passer pour un civil pour observer le flux de migrants. Selon lui, les deux gouvernements français et nigérien aggravent le problème.
« Au sein de l’UE, beaucoup de gens n’ont pas conscience de ce qui se passe ici, ni du fait que la France et le Niger sont derrière tout ça », a-t-il déclaré.
« Nous avons constaté que la base militaire se situe à quelques mètres du dernier poste de contrôle nigérien, et nous avons observé les commandants sortir de la base et s’adresser aux passeurs, mais ils n’ont empêché personne d’avancer.
« Si ces troupes françaises travaillaient sérieusement, elles seraient en mesure d’empêcher quiconque de franchir cette frontière, car il s’agit d’une grande base militaire, avec des centaines de soldats, d’hélicoptères et d’avions de guerre. »
Le gouvernement français n’a pas donné suite aux demandes de commentaires de MEE avant la publication de cet article.
Au poste-frontière de Tumo, en Libye, les bureaux de police, de contrôle d’identité et des services d’immigration restent vides, désertés depuis la fuite des forces de sécurité de Mouammar Kadhafi en 2011. Depuis lors, la sécurité aux frontières est assurée par des milices mal entraînées issues de la tribu Toubou, un peuple saharien semi-nomade éparpillé à travers le Tchad, le Niger et la Libye.
Beaucoup d’entre eux sont d’anciens étudiants dont le cursus a été interrompu par la guerre civile ou par l’incapacité de l’État à payer leur scolarité, et dont la seule formation est d’avoir combattu l’insurrection de 2011.
« Aujourd’hui, nous sommes ici seulement pour protéger le poste-frontière et y gérer les passages. Nous ne disposons d’aucun soutien, d’aucun pouvoir, mais nous tâchons de faire de notre mieux, a déclaré à MEE le garde-frontière Salah Galmah Saleh.
« Nous sommes censés patrouiller mais nous n’avons aucun équipement, pas d’essence et pas d’argent pour pouvoir réparer nos véhicules, alors comment sortir dans le désert ? »
Abdou, le passeur, s’est mis à rire en entendant notre question sur la possibilité de futurs contrôles aux frontières efficaces. « Ils n’arriveront jamais à contrôler cette frontière-là, a-t-il affirmé. Rien ne changera. Ce sera toujours comme ça. »
Cependant, les commandants militaires toubous du Sud insistent sur le fait qu’avec le soutien nécessaire, ils seraient en mesure de totalement sécuriser la frontière.
« Le contrôle de cette frontière est le moyen de mettre un terme à l’immigration illégale en direction de l’Europe, car, si ce passage est fermé, ils n’ont pas d’accès à la mer, a-t-il déclaré. On sait quel jour les trafiquants passent et à quel endroit, donc on pourrait facilement garder le contrôle. Nous, on vient du désert, et on connaît ce terrain et comment le contrôler. Si on avait tous les équipements nécessaires, on pourrait commencer à sécuriser la frontière en l’espace de 48 heures. »
En ce moment, il est plus facile que jamais de transporter des migrants au travers du Sahara, d’après Abdou, qui est impliqué dans ce secteur depuis sept ans malgré quatre peines d’emprisonnement pour ce délit.
« À l’époque de Kadhafi, les passeurs se faisaient capturer, on les punissait et on confisquait leurs véhicules, mais ça n’arrive plus aujourd’hui, et la portion libyenne du trajet est devenue la moins dangereuse où travailler, a-t-il affirmé.
« À cause de la police aux frontières de Kadhafi, la nuit, il fallait qu’on conduise lumières éteintes et qu’on emprunte des itinéraires compliqués, ce qui impliquait plus d’accidents ; et si les véhicules tombaient en panne, il ne restait plus aux gens qu’à mourir dans le désert. »
Aujourd’hui, il suffit aux passeurs d’éviter les postes-frontières et les points de contrôle libyens en faisant des détours tout au long de la route de 600 km qui conduit vers la plaque tournante du trafic en Libye : la zone de non-droit située dans le village méridional de Sabha, où ils déposent les migrants, quand il ne les remettent pas à une autre tribu arabe.
Le commerce lié au trafic de migrants sur cet itinéraire – qui est le plus chargé en raison de l’instabilité qui règne dans les autres régions du sud de la Libye – est dominé par les Toubous.
Bien qu’étant un Toubou du Niger, Ali a affirmé que la majorité du trafic qui a lieu entre Dirkou et Sabha était le fait de Toubous de Libye.
Assis en tailleur sur le sol d’une maison de Gatrone – la ville la plus méridionale de la Libye, où tous les véhicules sont des Toyota Hilux – ce jeune homme svelte a transporté des milliers de personnes jusqu’en Libye au cours des cinq dernières années.
Ali rêve d’avoir un jour suffisamment d’argent pour ouvrir un commerce et démarrer une nouvelle vie. « Je n’aime pas ce travail, et c’est vraiment difficile de toujours travailler dans le désert, mais il faut voir la situation au Niger, a-t-il témoigné. Il n’y a littéralement aucun emploi, et la vie y est très dure. »
Vu le peu d’opportunités et de perspectives professionnelles au centre du Sahara, le trafic est l’une des rares activités lucratives qui s’offrent aux jeunes toubous.
Selon Abdou, le trafic est la seule manière de gagner de l’argent, après avoir lui-même été contraint de laisser tomber ses études de droit par manque de moyens.
« Je n’aime pas le trafic, c’est un travail très dur et très dangereux, a-t-il déclaré. Je sais que c’est un mauvais choix, et je ne le ferais pas s’il y avait d’autres possibilités d’emploi avec un bon salaire à la clef. »
Il ajoute que les difficiles conditions du désert l’obligent à acheter régulièrement de nouveaux véhicules. Et puis il y a la menace représentée par les bandits, le risque de tomber en panne loin de tout, l’espace restreint dans lequel il entasse jusqu’à 31 migrants parmi les bidons d’eau et d’essence, et le remplacement de pièces du moteur.
Mais les retombées financières sont élevées.
Un voyage avec ne serait-ce que 25 migrants lui rapporte près de 10 000 dollars, une somme presque impossible à gagner en exerçant un autre métier dans l’extrême sud de la Libye. Les voyages de retour au Niger attirent moins de monde et coûtent moitié prix, même si la plupart des travailleurs émigrés qui rentrent chez eux paient un supplément pour pouvoir ramener à leur famille des produits qu’ils ont achetés en Libye.
Avant, la Libye était source d’opportunités professionnelles lucratives pour les travailleurs immigrés, mais aujourd’hui, ce pays représente un grand risque et il est au bord de la crise économique ; rares sont ceux qui ont envie de s’y attarder, les autres préfèrent rentrer chez eux ou prendre le risque encore plus grand de se lancer dans la dangereuse traversée de la Méditerranée.
« À cause de la mauvaise situation en Libye, les gens ne veulent plus rester travailler ici, a expliqué Abdou. Mais cela n’a rien changé à la quantité de personnes qui entrent en Libye, car beaucoup ont l’espoir d’atteindre l’Europe. »
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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