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La « déradicalisation » en France, une navigation à vue ?

La lutte contre la radicalisation est devenue une priorité des autorités françaises, au détriment de questions plus urgentes et au risque de dérives liées à la focalisation sur le terrorisme « islamique » et à la marchandisation du secteur
Le centre de Pontourny, premier établissement dédié à la déradicalisation en France, a été fermé faute de pensionnaires, Beaumont en Véron (Centre), le 11 février 2017 (AFP)
Par Hassina Mechaï à PARIS, France

Depuis que les attentats sur le sol français se sont multipliés, les autorités ont semblé prendre la question de la radicalisation, et de son pendant, la déradicalisation, à bras le corps. Du Plan de lutte anti-terroriste (PLAT) de 2014 au Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PART) de 2016, les pouvoirs publics ont construit une architecture d’une politique de lutte contre la radicalisation qui s’est construite en trois axes.  

D’abord, une prévention dite primaire. « Il s’agit d’être présent partout auprès des jeunes mais aussi des agents publics », explique à MEE Ouisa Kies, sociologue et directrice de Dialogue citoyen, une association qui travaille sur les questions de la délinquance et de la violence.

La prévention secondaire concerne les personnes signalées sur la plateforme Stop-Ddjihadisme – créée en janvier 2015 – ou par d’autres canaux (famille, travail, milieu scolaire, etc.). La prévention tertiaire concerne les individus condamnés pour « association de malfaiteurs en vue de commettre une action terroriste ».

Les dernières mesures sur la déradicalisation, prises par le gouvernement d’Edouard Philippe, datent de 2018. Le plan Prévenir pour protéger comprend, outre un volet éducatif sur la laïcité en direction des agents publics, notamment dans le milieu éducatif, des entreprises et même des fédérations sportives, un volet pénitentiaire qui prévoit la création de nouveaux Quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER), où est défini le « niveau de radicalisation » de chaque détenu.

Après les attentats de 2015, la prévention s’était focalisée sur le milieu carcéral, considéré comme le premier lieu de radicalisation. Les cas les plus spectaculaires de ceux qui étaient passés à l’acte, que ce soit Mohamed Merah, Amedy Coulibaly, un des frères Kouachi et Mehdi Nemmouche, avaient en effet des parcours de délinquants passés par la case prison.

Des officiers de police et des experts en médecine légale examinent la voiture utilisée par des hommes armés qui ont pris d’assaut les locaux parisiens du journal satirique Charlie Hebdo, tuant douze personnes, le 7 janvier 2015 (AFP)
Des officiers de police et des experts en médecine légale examinent la voiture utilisée par des hommes armés qui ont pris d’assaut les locaux parisiens du journal satirique Charlie Hebdo, tuant douze

Pourtant, selon Ouisa Kies, « en 2015, selon les chiffres du ministère de la justice, 86 % des personnes incarcérées pour des faits de terrorisme, association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste, arrivaient en prison pour la première fois ». 

Pour la spécialiste, « cela prouve bien que ce processus de radicalisation a lieu en dehors des prisons et qu’il y a d’autres parcours de radicalisation, même si la prison peut accélérer le processus ».

Le suivi en milieu ouvert

Hors suivi en milieu pénitentiaire, le plan Philippe prévoit ainsi la création de trois nouveaux centres de prise en charge individualisée pour des personnes dites radicalisées ou en voie de radicalisation, « pour mettre en œuvre une prise en charge individualisée éducative, psychologique et sociale efficiente ».

La prise en charge – une série d’entretiens portant sur les croyances et projets de l’individu et un suivi de son insertion sociale et/ou professionnelle – se fait par une équipe pluridisciplinaire qui comprend un éducateur, un psychologue, un référent cultuel (un imam) et un assistant social.

« La définition de radicalisation reste floue. Je préfère parler de processus de rupture de la socialisation pouvant induire ou non un risque de violence. Cela intègre alors tous les processus de rupture »

- Ouisa Kies, sociologue

Ce suivi, imposé après décision et ordonnance d’un juge judiciaire, suppose la prise en charge des personnes déjà condamnées ou en attente de leur jugement, pour une infraction en lien avec une entreprise terroriste ou du fait d’un signalement pour radicalisation violente de la part de l’entourage ou via la plateforme Stop-Djihadiste.

Ce programme de déradicalisation hors prison s’appuie sur un dispositif expérimental lancé en 2016 et baptisé « RIVE », pour « Recherche et intervention sur les violences extrémistes ». Il a été mis en place après l’attentat de Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 2016, qui avait mis à jour les failles du système de suivi des personnes exécutant une peine hors de prison. L’un des assassins du prêtre Jacques Hamel, Adel Kermiche, était en effet un fiché S (placé sous surveillance par la DGSI) obligé au port d’un bracelet électronique.

Ce dispositif expérimental traduisait aussi l’échec du modèle précédent qui avait consisté à réunir les personnes suspectées de radicalisation dans un centre dédié à la déradicalisation : le centre de Pontourny, fermé faute de pensionnaires et symbole à lui-seul des tâtonnements des politiques publiques en matière de radicalisation.

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Au total, selon Ouisa Kies, « 600 personnes sont actuellement suivies en milieu ouvert. Parmi elles, 250 sont des personnes condamnées ou en attente de jugement pour des infractions de droit commun et qui ont été signalées comme radicalisées ». 

D’après un connaisseur de ce programme, qui a requis l’anonymat, « le panel des personnes suivies est large car on ne parle pas de combattants poseur de bombes. Il s’agit parfois de propagande, d’envoi d’argent à un enfant parti en Syrie soutenir Daech, ce qui est considéré comme une forme de financement du terrorisme ».

Selon les autorités, il y a urgence à agir : entre 2018 et 2019, une quarantaine de détenus, condamnés pour des faits en lien avec du terrorisme, ont été libérés ; environ 20 en 2018 et autant en 2019 ; 512 personnes sont incarcérées en France pour purger une peine prononcée dans une procédure dite terroriste. À cela, s’ajoutent les 1 200 prisonniers condamnés pour des faits de droit commun et signalés pour radicalisation. Selon la garde des Sceaux Nicole Belloubet, à peu près 30 % auront terminé leur peine en 2019, soit 450 personnes.

Radicalisation, délation et délit d’opinion

Selon le sociologue Farhad Khosrokhavar, « par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ».

Il n’existe pas de définition juridique de cette notion. Elle est saisie par le droit essentiellement sous l’angle du terrorisme et d’actes matériels : atteinte aux personnes ou aux biens, participation à un groupement formé pour préparer un attentat, financement d’une entreprise terroriste, ou encore infraction en matière d’armes, de produits explosifs ou de matières nucléaires.

Des infractions qui pourraient donc exister en dehors de toute dimension religieuse. Or en France, la lutte contre la radicalisation se concentre uniquement sur la dimension religieuse, en particulier islamique.  

« Les dénonciations calomnieuses ont des conséquences désastreuses sur le quotidien des victimes. Pour discréditer un(e) conjoint(e) dans une procédure de divorce, pour se venger d’un voisin, on le dénonce aujourd’hui aux autorités pour “radicalisation” »

- Collectif contre l’islamophobie en France

Selon la plateforme Stop-Ddjihadisme, « se radicaliser, ce n’est pas seulement contester ou refuser l’ordre établi. La radicalisation djihadiste [l’unique forme mentionnée] est portée par la volonté de remplacer la démocratie par une théocratie basée sur la loi islamique (la charia) en utilisant la violence et les armes ».

Rien n’est dit des mouvances d’extrême droite par exemple, dont la radicalité et le refus de l’ordre établi ont pourtant inquiété quelqu’un d’aussi « renseigné » que Patrick Calvar, ex-patron de la DGSI, le service de renseignement intérieur français.

Ainsi, les signalements pour « radicalisation » ont pu, selon le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), déclencher un « phénomène de délation ».

Le rapport 2018 de l’association note que « les dénonciations calomnieuses ont des conséquences désastreuses sur le quotidien des victimes. Pour discréditer un(e) conjoint(e) dans une procédure de divorce, pour se venger d’un voisin, on le dénonce aujourd’hui aux autorités pour “radicalisation”.

« Ce phénomène de délation touche également les services publics avec des médecins, des PMI ou encore des écoles qui privilégient les signalements arbitraires au dialogue. Pourtant, dans l’écrasante majorité des cas, les procédures sont fort heureusement classées – mais les dégâts sont causés ».

L’un des signes de radicalisation, selon la plateforme Stop-Ddjihadisme, serait de récuser « de manière systématique la version communément admise d’un événement ».

Or, sur cette même plateforme, se note un petit encart qui vante la participation de la France à la coalition internationale qui « intervient » en Irak. « En Irak, la France conseille et soutient les forces locales », est-il écrit.

Contester, par exemple, la légalité ou la légitimité de cette dite « intervention », voire la politique étrangère française, pourrait donc être un signe de radicalisation selon cette définition.

Des soldats français déployés à Mossoul (Irak), le 13 juillet 2017 (AFP)
Des soldats français déployés à Mossoul (Irak), le 13 juillet 2017 (AFP)

Parmi les autres signes, la plateforme inclut « le discours ‘’victimiste’’ », lequel « transforme les blessures réelles ou imaginées en sentiment de préjudice. L’individu se sent victime. Dans le cadre du djihadisme, la personne pense que la société en veut à la religion musulmane ».

Là encore, s’inquiéter du feuilletage de lois, déclarations politiques ou médiatiques visant les musulmans de France, ou simplement estimer qu’une islamophobie réelle imprègne le discours public français, pourrait relever de la radicalisation.

Éluder les questions plus urgentes

Cette politique de déradicalisation ne fait pas l’unanimité en France. Pour certains, notamment des élus locaux et des agents des services pénitentiaires, tout se passe comme si la radicalisation servait à éviter de poser d’autres questions économiques et sociales plus pressantes.

« On a mis trop d’argent sur cette question ; il y a dix ans, on se focalisait sur les sectes, désormais, c’est la radicalisation. Au détriment d’autres urgences »

- Un surveillant pénitentiaire

« On a mis trop d’argent sur cette question ; il y a dix ans, on se focalisait sur les sectes, désormais, c’est la radicalisation. Au détriment d’autres urgences », soupire un surveillant pénitentiaire qui a requis l’anonymat.

Ouisa Kies partage cet avis. Bien qu’elle estime que la radicalisation est un problème prégnant, elle constate que dans certaines villes où elle a pu travailler, celle-ci n’est pas le principal défi rencontré.

« Ce sont des villes pauvres et des quartiers paupérisés. Les élus, la population peuvent dire clairement que la radicalisation n’est pas le premier problème urgent à régler. Pour certains, tout envisager sous le seul biais de la radicalisation peut devenir une facilité ou un pis-aller face à des difficultés sociales et économiques », note-t-elle. 

La sociologue note ainsi la réticence de certains élus municipaux face à ces questions. « Les élus sont frileux à mettre en place des processus de lutte contre la radicalisation. Certains refusent même de travailler sur le sujet car ils estiment ne pas être entendus par l’État sur d’autres questions. »

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Pour Ouisa Kies, là encore, c’est le sens donné au terme qui est problématique.

« La définition de radicalisation reste floue. Je préfère parler de processus de rupture de la socialisation pouvant induire ou non un risque de violence. Cela intègre alors tous les processus de rupture. »

Pour y faire face, la dimension locale est selon elle essentielle.

« On ne peut faire une politique de déradicalisation nationale. Il faut s’adapter au plan local. Certaines villes ont pour principal problème le trafic de stupéfiants. La prostitution des mineurs est aussi un phénomène qui prend de l’ampleur. Il y a plus de femmes mortes de la violence de leurs conjoints que de victimes de terrorisme », détaille la directrice de Dialogue citoyen.

Le « business de la déradicalisation »

Autre question qui se pose, celle de l’apparition d’un véritable « marché de la déradicalisation », alimenté par l’argent public. Un rapport du Sénat parle en la matière de véritable « gâchis d’argent public » et appelle à un « changement de paradigme ».  

Un autre rapport sénatorial se fait encore plus tranché : « La priorité politique qu’a constituée légitimement la ‘’déradicalisation’’, sous la pression des événements, a pu conduire à des effets d’aubaine financière. Ont pu être évoqués successivement lors des auditions un ‘’gouffre à subventions’’ ou un ‘’business de la déradicalisation’’ ayant attiré certaines associations venues du secteur social en perte de ressources financières du fait de la réduction des subventions publiques ».

« La déradicalisation : seuls ceux qui en vivent y croient »

- Rapport du Sénat

Le centre de Pontourny, par exemple, avait un budget annuel de fonctionnement qui avoisinait les 2,5 millions d’euros. Mais selon le rapport du Sénat, il existait un « contraste entre un centre fonctionnant ‘’à vide’’ et son coût ».

« Pour certaines associations, les programmes de déradicalisation permettent de vivre », confirme la source anonyme de MEE. « Des conflits d’intérêts peuvent aussi apparaître, des fonctionnaires qui créent des associations spécialisées dans ces questions de radicalisation et qui captent ainsi l’argent public. »

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Il évoque le groupe SOS, qui a remporté en juin 2018 un appel d’offres émis par le programme PAIRS, le successeur de RIVE. Le fondateur du groupe est Jean-Marc Borello, proche d’Emmanuel Macron, très actif lors de la campagne présidentielle de 2017. Il aurait même été pressenti un temps pour devenir ministre des Affaires sociales.

Un véritable marché de la « déradicalisation » se serait donc ainsi créé, avec l’avantage, pour l’État, de « déléguer à des structures non soumises au principe de laïcité la mission d’aborder des questions religieuses avec les individus suivis », commente notre source.

Ainsi que le résume le rapport sénatorial, qui souligne la difficulté à définir le concept de « déradicalisation » et à justifier sa pertinence : « La déradicalisation : seuls ceux qui en vivent y croient ».

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