Abdelhakim Belhaj : « Pourquoi j’ai dit non à ben Laden quand il m’a demandé de rejoindre al-Qaïda »
« Il faut faire quelque chose ! », a lancé le jeune Belhadj en brandissant l’arme de poing.
« Quoi donc ? », lui a répondu son ami d’université, perplexe.
– Je ne sais pas, a-t-il répliqué.
– Et s’il n’y a plus de balles ?
– Je ne sais pas, mais il faut faire quelque chose. »
Abdelhakim Belhadj a le sourire en se remémorant son impétuosité juvénile.
Assis dans son bureau à Istanbul, où les excuses du gouvernement britannique sont encadrées et accrochées au mur, l’ancien dirigeant du Groupe islamique combattant en Libye (GICL) renvoie une image très différente de celle du jeune étudiant brandissant le pistolet de son père, ce jour-là, en 1986.
Vêtu d’un costume surmonté de lunettes de créateur, rien ne laisse deviner qu’il a passé sept ans dans la tristement célèbre prison d’Abou Salim de Mouammar Kadhafi et dirigé jadis une organisation qualifiée de groupe terroriste par les États-Unis. Ni qu’à sa sortie de prison, il est devenu un commandant rebelle de haut rang au cours du soulèvement qui a renversé le dirigeant libyen en 2011.
Huit ans plus tard, alors que la Libye est toujours en proie à la guerre civile, Belhadj s’est reconverti en homme d’affaires et homme politique et partage son temps entre la Turquie et son pays, en tant que représentant du parti démocratique al-Watan et dans des panels montés par des think tanks. Pour ses ennemis, il est l’« homme du Qatar », un homme de l’ombre dans le monde agité de la politique libyenne.
Et pourtant, malgré tout ce qui s’est passé, il se souvient très bien du procès, mis en scène à la télévision, d’un groupe d’hommes qui avaient attaqué un acolyte de Kadhafi à Benghazi, comme du moment où il s’est engagé dans la lutte armée.
Avant leur exécution, les prévenus avaient avoué avoir envoyé des combattants en Afghanistan. Outré, Belhadj a pris l’arme de son père et s’est rendu à l’université pour exhorter un groupe de six étudiants, avec lequel il avait formé une cellule secrète opposée au règne de Kadhafi, à faire « quelque chose », même si ce « quelque chose » était toujours intangible.
Tony Blair ? « C’est un nom que je ne veux pas entendre »
Mais un costume ne peut pas complètement gommer le passé. Les excuses sur le mur, en anglais et en arabe, font allusion au règlement survenu l’an dernier de la longue bataille judiciaire menée par Belhadj contre le gouvernement britannique suite à la collusion du MI6 dans le cadre de l’opération de restitution de la CIA au cours de laquelle il a été enlevé en Thaïlande avec son épouse Fatima Boudchar et livré à Tripoli en 2004.
La douleur est encore vive. Il suffit de mentionner Tony Blair, l’ancien Premier ministre britannique dont l’« accord du désert » a été conclu avec Kadhafi dans une tente à l’extérieur de la capitale libyenne quelques jours après l’opération, pour que son visage change comme si l’on venait de prononcer une obscénité.
« C’est un nom que je ne veux pas entendre », confie-t-il.
Belhadj est toutefois disposé à parler de beaucoup d’autres choses. Il tient en particulier à évoquer sa vie de combattant en Afghanistan au sein du GICL dans les années 1990, au cours de laquelle Oussama ben Laden et d’autres membres du réseau naissant d’al-Qaïda faisaient partie de ses associés.
Une association qui lui colle à la peau depuis lors. Le sénateur républicain John McCain, récemment décédé, a par exemple fait l’objet de vives critiques en raison de son association avec le commandant rebelle.
Entre 2004 et 2015, le GICL était désigné en tant qu’organisation terroriste par le département d’État américain. Au Royaume-Uni, le GICL est toujours un groupe terroriste interdit.
Les Nations unies ont intégré le GICL à une liste de sanctions ciblant des groupes et individus liés à al-Qaïda, aux talibans et à ben Laden en octobre 2001, tandis qu’Interpol relie le groupe aux attentats à la bombe de 2003 à Casablanca et de 2004 à Madrid.
Belhadj a rejeté toutes ces accusations et déclaré que la seule personne que le groupe ait jamais ciblé était Kadhafi. Et il tient à recadrer les choses.
Peut-être le politicien qui sommeille en lui veut-il réhabiliter son passé. Mais le récit qu’il donne concorde avec ceux d’autres membres du GICL que j’ai découverts lors de mes travaux de recherche et de corédaction des mémoires d’Abdallah Anas, un combattant algérien, personnage clé des moudjahidines arabes qui ont pris part à la guerre contre l’occupation soviétique de Afghanistan dans les années 1980.
Une cellule secrète
L’histoire de l’implication de Belhadj dans une cellule secrète vouée à la cause d’un soulèvement armé contre Kadhafi commence à l’âge de 18 ans, alors qu’il ambitionnait d’étudier la médecine.
L’État libyen a toutefois décidé qu’il devrait étudier l’aviation dans un collège militaire. Irrité, Belhadj, issu d’une famille soufie conservatrice, a décidé de boycotter ses études et s’est retiré dans une zaouïa pour apprendre le Coran.
« Kadhafi voulait que les hommes lui vouent un culte »
Mais après une attaque menée contre une caserne militaire par des militants anti-Kadhafi en mai 1984, Belhadj s’est retrouvé au cœur d’une opération de répression contre une opposition à la fois réelle et imaginaire, dans laquelle même des soufis, considérés comme des pacifistes ou des alliés du gouvernement, ont été arrêtés.
« Kadhafi voulait que les hommes lui vouent un culte », explique-t-il.
Les autorités l’ont extirpé de la zaouïa, arrêté et torturé pendant quatre jours. À sa libération, il est ressorti en fervent opposant du régime.
Belhadj se souvient que lorsqu’il s’est inscrit à l’université de Tripoli pour étudier l’ingénierie, des corps étaient suspendus à une potence érigée sur une place du campus alors que les étudiants se pressaient entre deux cours magistraux.
Et même si l’activisme n’était pas toléré, il était de plus en plus attiré par les idées politiques de Sa’id Hawwa, l’idéologue des Frères musulmans syriens.
« Je me suis trouvé contraint de m’opposer à lui [Kadhafi], raconte-t-il. Je rêvais de détruire le régime, mais je ne savais pas comment. »
La question de la manière a trouvé une réponse à travers Mohammed Saeed, un étudiant en quatrième année d’ingénierie qui participait à des sessions de rattrapage lors de sa première année.
Lors d’une rencontre fortuite, Belhadj lui a demandé où se trouvait la salle de prière et Saeed avait immédiatement remarqué que les deux hommes étaient sur la même longueur d’onde. Lorsque Saeed a révélé qu’il appartenait à une cellule secrète vouée à renverser Kadhafi, Belhadj l’a rejointe sans plus attendre.
À l’époque, selon Belhadj, cette organisation secrète n’avait aucune vision quant à la manière dont cet objectif pouvait être atteint et ses membres ne savaient même pas qui la dirigeait. Mais ils pensaient que Kadhafi était le sommet d’une pyramide inversée et que s’il tombait, tout l’édifice s’effondrerait.
Au départ, la cellule de six hommes s’est concentrée sur l’islamisation du campus. « Nous glissions des tracts sur le hijab dans les livres des étudiantes pour voir quel impact cela pouvait avoir », se souvient-il.
Les discussions politiques tournaient autour de la situation socio-économique de la Libye, mais se sont progressivement élargies pour inclure d’autres problématiques touchant le monde musulman. Belhadj s’asseyait avec ses amis chez eux, où ils écoutaient des cassettes obtenues chez des « Afghans arabes » comme Abdallah Azzam et d’autres qui parlaient de leur djihad en Afghanistan.
Ce sont toutefois le procès de 1986 mis en scène à la télévision et l’aveu audacieux des accusés, qui ont reconnu avoir envoyé des hommes en Afghanistan, qui ont été selon lui les déclencheurs d’un changement d’opinion au sein du groupe et de direction politique sur le plan personnel.
De la Libye à l’Afghanistan
En 1988, Belhadj est parti pour l’Afghanistan avec deux autres membres du groupe. L’organisation avait alors adopté une approche « djihadiste », comme le dit Belhadj, faisant allusion aux injonctions coraniques selon lesquelles ils s’engageaient à rectifier un mal par l’action.
L’objectif de la délégation afghane était d’obtenir de la part d’ecclésiastiques des décisions jurisprudentielles quant à la permissibilité du renversement de Kadhafi par le biais d’une insurrection armée.
Belhadj s’est envolé pour l’Arabie saoudite afin d’effectuer la oumra pendant le Ramadan. Il a obtenu son visa à Djeddah, où il s’est préparé au voyage vers l’Afghanistan avec d’autres Libyens sous l’égide de la Ligue musulmane mondiale et avec la bénédiction du royaume saoudien.
Là-bas, son groupe s’est rapproché d’éminents érudits saoudiens pour leur demander si Kadhafi était toujours un musulman ; la réponse à cette question pouvait selon eux justifier encore un peu plus son renversement.
« Ceux à qui nous avons posé la question […] ont tous estimé qu’il était sorti du giron de l’islam », dit-il.
Une fois au Pakistan, Belhadj s’est rendu d’Islamabad à Rawalpindi, puis Peshawar, où il a été logé pendant deux jours dans la maison du dirigeant afghan Gulbuddin Hekmatyar, avant de rejoindre la maison d’hôtes al-Ansar, où la plupart des combattants arabes ont séjourné au cours de leur voyage vers l’Afghanistan.
Initialement, la maison d’hôtes était gérée conjointement par le Bureau des services d’Abdallah Azzam et par Oussama ben Laden, mais plus tard, lorsque des tensions sont apparues, la direction d’al-Ansar a été prise par ben Laden.
« C’était énorme et rempli d’érudits », se souvient-il. « Il y avait des conférences données par Abou Hajer al-Iraqi, Abou Ibrahim, le cheikh Musa al-Qarni, et d’autres nous rendaient visite. »
Les deux premiers cités étaient proches d’Abdallah Azzam et se sont ensuite tournés vers le camp de ben Laden. Abou Hajer al-Iraqi, ou Mamdouh Mahmoud Salim, est devenu l’assistant principal de ben Laden et était lié aux attentats à la bombe commis contre des ambassades américaines en Afrique de l’Est en 1998.
Qarni, un érudit saoudien de premier plan qui a soutenu la lutte contre les Soviétiques, purge actuellement une peine de 30 ans de prison en Arabie saoudite.
Il a été décrit comme le juge de ben Laden, bien qu’il fût également proche d’Ahmed Chah Massoud, le commandant militaire afghan de l’Alliance du Nord assassiné par al-Qaïda deux jours avant les attentats du 11 septembre 2001.
Le groupe de Belhadj a quitté Peshawar pour rejoindre un camp d’entraînement. « Nous n’étions pas plus que 100 Libyens là-bas. Nous avons suivi notre entraînement de base en un mois, un entraînement au maniement des armes – nous avions effectué un service militaire donc ce n’était pas difficile. »
Belhadj et ses compatriotes ont ensuite été envoyés au combat sur le front dans le Nangarhar, à Jalalabad, et ont séjourné dans une maison d’hôtes appelée Markaz Libya (centre libyen), où ils ont rencontré des compatriotes arrivés un an plus tôt.
Des rencontres avec ben Laden
Après plusieurs mois, il a rencontré des Arabes qui lui ont suggéré de se rendre au camp al-Ma’sada (la tanière du lion) de ben Laden à Jaji pour y suivre un entraînement plus poussé.
Il se souvient de rencontres éphémères avec ben Laden, dont la réputation le précédait déjà. « Les gens étaient impressionnés par le fait qu’il avait sacrifié ses richesses pour le bien de l’au-delà », reconnaît Belhadj.
Après avoir quitté Jaji, Belhadj et ses hommes sont retournés dans un autre camp où ils ont suivi un programme de quatre mois consacré aux explosifs et à la guérilla.
Pour Belhadj, le dilemme de savoir s’il fallait se concentrer sur la Libye ou sur l’Afghanistan a été résolu par le patronage d’Abdul Rassoul Sayyaf, le chef afghan controversé d’al-Ittihad al-Islami (« Union islamique »), l’une des principales factions parmi les combattants opposés aux Soviétiques.
Diplômé de l’université al-Azhar, Sayyaf parlait couramment le persan, l’ourdou et l’arabe et était capable de mobiliser des fonds auprès du monde arabe. Sa vision de la lutte semblait aller au-delà des montagnes afghanes.
Dans cet esprit, Sayyaf a soutenu des groupes en Somalie, en Érythrée, en Indonésie, aux Philippines et en Libye. Il a encouragé Belhadj et son groupe à créer une organisation libyenne connue sous le nom de Saraya al-Moudjahidine en Afghanistan, devenue le prototype du GICL, et a même financé une maison d’hôtes libyenne à Babi.
Contrairement à beaucoup d’autres groupes, les Libyens ont pris soin de ne pas s’empêtrer dans les tensions qui apparaissaient petit à petit parmi les Arabes afghans.
Si le Bureau des services était au départ la principale plaque tournante des combattants arabes, ben Laden, qui contrôlait désormais la maison d’hôtes al-Ansar, attirait de plus en plus les nouvelles recrues dans ses propres rangs.
Alors que les Soviétiques s’en allaient en 1989, Belhadj a été approché par l’un des lieutenants de ben Laden, Abou Ubaidah al-Banshiri, qui l’a exhorté à rejoindre un programme appelé al-Qaïda al-Ansar à Khost. Belhadj a refusé, jugeant leur vision floue.
Le groupe de Belhadj grandissait également. Il attribue cela à une amnistie accordée à des prisonniers libyens en 1988 et à un assouplissement de l’appareil de sécurité en Libye combiné à un réveil religieux au niveau populaire.
« Il y avait un sentiment de liberté totale en Afghanistan, personne ne pouvait nous contrôler »
Un plus grand nombre de Libyens ont pu effectuer le pèlerinage de la oumra, où ils ont rencontré des cheikhs saoudiens qui les ont influencés. Les craintes d’une nouvelle répression sécuritaire ont entraîné un nouvel exode vers l’Afghanistan, alors même que le retrait soviétique s’accélérait.
« Il y avait un sentiment de liberté totale en Afghanistan, personne ne pouvait nous contrôler », se souvient Belhadj. « C’était un endroit où des Libyens de tout le pays se rassemblaient. Nous pouvions y organiser efficacement nos forces et c’est ce que nous avons fait. »
À ce stade, le GICL était organisé sous la direction d’un conseil exécutif de treize hommes, composé de conseillers pour l’armée, les médias, la sécurité, la charia et les finances.
Alors qu’il approchait de la trentaine, Belhadj était responsable de l’aile militaire et organisait des camps d’entraînement à Sadda et à Khost. Les nouvelles recrues libyennes suivaient une formation de base avant d’être envoyées au front pour être testées.
S’ils réussissaient, ils étaient emmenés au camp Salman al-Farisi du GICL à Gardez, dans le Nangarhar, où ils étaient formés à la doctrine du groupe et recevaient une formation spécialisée en explosifs et en guerre asymétrique.
Lorsque le gouvernement afghan à Kaboul, soutenu par les Soviétiques, a été renversé en 1992, Belhadj est entré dans la ville. Il avait alors été blessé à plusieurs reprises et disposait d’unités de combat en opération à Gardez, Logar et Torkham.
Mais le goût de victoire a été éphémère. Belhadj a rencontré Ahmed Chah Massoud au ministère de la Défense qui lui a clairement annoncé qu’une guerre civile couvait et que son groupe ne devait pas y participer.
Un complot pour tuer Kadhafi
Contrairement à de nombreux Afghans arabes, Belhadj a suivi ses conseils et a ramené le groupe au Pakistan, où il a entièrement concentré son attention sur la Libye, renouant ainsi des contacts à l’intérieur du pays. La situation semblait prometteuse : les sanctions occidentales imposées à la Libye en 1992 commençaient à se faire sentir.
Cette année-là, Belhadj est retourné en Libye avec un faux passeport. Le GICL comptait alors environ 300 hommes dans le pays, que le groupe a divisé en trois zones : est, ouest et sud. La région de Belhadj était l’est de la Libye et comprenait les villes d’Ajdabiya, Tobrouk, Koufra et Benghazi.
Belhadj n’a pas éprouvé de difficultés à opérer dans l’est en raison de son éloignement de Tripoli et de la nature indépendante de ses habitants. Les services de sécurité semblaient également plus indulgents. Pendant six mois, Belhadj a opéré incognito en utilisant un certain nombre de pseudonymes et en se déplaçant constamment.
L’objectif du groupe était de répandre ses idées, de faire campagne contre le gouvernement, de se procurer des armes et, si possible, d’assassiner Kadhafi.
« La seule personne que nous voulions tuer était Kadhafi. Nous n’avons jamais envisagé d’éliminer ses ministres ni de cibler leurs familles », explique-t-il. « Nous avons fait de notre mieux pour tuer Kadhafi, mais c’est Dieu qui a décidé du destin. »
Belhadj se souvient de multiples tentatives d’assassinat contre Kadhafi, contrecarrées parce que les bombes n’ont pas explosé, parce que les complots ont été déjoués ou, une autre fois, lorsqu’un kamikaze s’est fait exploser.
« Ce kamikaze était zélé », raconte-t-il. « Il n’y avait pas de jurisprudence islamique derrière cela, juste de la colère ; peut-être que ses enfants s’en sortiraient mieux s’il tuait Kadhafi, telle était la logique. Mais il s’est fait exploser trop tôt, que Dieu lui pardonne. »
Une autre fois, le GICL est parvenu à enfouir 20 kg d’explosifs le long d’une route poussiéreuse que Kadhafi était censé emprunter.
« Mais deux heures avant son arrivée, ils ont passé la route au bulldozer et ils l’ont pavée […] J’ai moi-même fabriqué trois bombes […] prêtes à l’éliminer à Derna, mais les hommes impliqués ont été arrêtés en août 1994. »
En 1995, fatigués et démoralisés, Belhadj et d’autres membres du GICL ont quitté la Libye pour le Soudan, où ben Laden avait également trouvé refuge suite au coup d’État islamiste qui a installé Omar el-Béchir à la présidence du pays en 1989.
Alors que ben Laden, désormais brouillé avec la famille royale saoudienne, s’était impliqué dans des relations commerciales avec le gouvernement soudanais, Belhadj explique que les exilés libyens ont choisi de garder leurs distances avec les autorités à Khartoum.
De nombreux membres d’al-Qaïda rencontrés par Belhadj étaient mécontents d’avoir quitté les combats en Afghanistan pour se consacrer à l’élevage et à l’agriculture. Cependant, le GICL n’était pas non plus en bonne position.
« Le régime libyen était fort », affirme Belhadj. « Le peuple n’était pas réceptif, le groupe était faible et le pays ne voulait pas faire face à une guerre civile. » Après tout, l’Algérie voisine avait sombré dans un conflit brutal.
Dans le même temps, Kadhafi exerçait des pressions croissantes sur le gouvernement soudanais pour qu’il expulse le GICL du pays.
Ces pressions faisaient suite à une tentative d’assassinat contre Kadhafi déjouée en 1996 et à une opération audacieuse menée par des membres du GICL en équipement de commando qui ont évacué un camarade blessé d’un hôpital de Benghazi. Cédant à ces pressions, les Soudanais ont demandé au groupe de partir.
Où donc ? « Certains étaient allés sonder l’Algérie, où ils avaient noué des contacts avec le GIA, mais beaucoup ne sont pas revenus », affirme Belhadj. « Nous avons compris qu’ils étaient des takfiri et nous ne voulions rien avoir à faire avec eux. »
Le groupe a fini par se délocaliser à Istanbul et y est resté jusqu’en 1999. Cela semblait être le meilleur endroit pour diriger les opérations stratégiques du GICL.
En 1998, le Conseil de la choura du GICL, composé d’hommes plus âgés et plus avisés, a fait le point sur sa situation et adopté une perspective stratégique différente. Belhadj a suggéré que le groupe cesse les hostilités en Libye et supprime le mot « combattant » de son nom pour devenir le « Mouvement islamique libyen ».
L’invitation de ben Laden
C’est au cours de ce processus d’évolution que Belhadj a été invité à rendre visite à ben Laden à Kandahar. À l’époque, Belhadj participait également à des tentatives de réconciliation entre les différentes factions afghanes impliquées dans la guerre civile.
En revanche, ben Laden allait dans la direction opposée à celle du commandant libyen. Il souhaitait recruter Belhadj au sein de son Front islamique mondial qui, en février 1998, avait émis une fatwa signée par ben Laden et quatre autres chefs militants déclarant un « djihad contre les juifs et les chrétiens ».
Ce faisant, et par le biais d’une fatwa précédente émise en 1996, et déclarant la guerre aux États-Unis, ben Laden s’était rangé derrière le mollah Omar, chef des talibans et à l’époque dirigeant de facto de l’Afghanistan, qui avait offert l’hospitalité au chef d’al-Qaïda après que ce dernier a lui aussi été contraint de quitter le Soudan.
Pour Belhadj, cette déclaration frisait la mégalomanie. Il s’agissait un développement alarmant pour toutes les organisations islamiques, militantes ou non ; toutes les organisations, y compris le GICL, allaient être salies.
L’invitation a également soulevé d’autres dilemmes. Ben Laden se faisait rapidement un nom : les attentats à la bombe contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en août 1998 avaient fait plus de 200 morts et l’avaient placé sur la liste des individus les plus recherchés par le FBI. Ses associés étaient également accusés d’avoir causé des troubles en Bosnie, en Tchétchénie et ailleurs. Mais son héritage et sa réputation en Afghanistan, où ses activités pouvaient être décrites dans le cadre d’une lutte anticoloniale, avaient toujours du poids.
Belhadj a donc accepté l’invitation. Il se souvient qu’il était assis au domicile de ben Laden à Kandahar, où ce dernier l’a exhorté à rejoindre son organisation. Mais même si Belhadj s’est montré disposé à l’écouter, il n’a pas hésité à étriller la vision de ben Laden.
Belhadj se souvient de certaines des questions qu’il avait posées à son hôte.
« OK, nous avions compris qu’il y avait al-Qaïda al-Ansar par le passé, mais ce front était désormais complètement différent […] Quelle était la preuve islamique ? C’était quoi, cette nouvelle idée de combattre les juifs et les chrétiens ? […] Pourquoi n’avions-nous pas déclaré notre inimitié envers les Japonais, les Chinois et les Thaïlandais ? N’étaient-ils pas polythéistes ? »
« Quel avantage y avait-il à s’attirer un désastre dont un pauvre Afghanistan allait faire les frais ou à attaquer à la bombe des gens innocents d’Afrique de l’Est dans les ambassades américaines ? La Maison-Blanche était-elle tombée ? Si une guerre se produisait, où irait-il ? […] Pourquoi appelait-il les musulmans à émigrer en Afghanistan puis à se faire exploser là-bas ? […] Comment faisait-il face à Dieu ? »
Ben Laden s’est montré incapable d’apporter des réponses cohérentes, rapporte Belhadj. C’était comme s’il s’attendait à quelques missiles de la part des Américains et que l’affaire allait être close.
Selon Belhadj, à la fin de la rencontre, Abou Hafs al-Mauritani ou Mahfouz Ould al-Walid, le seul érudit d’al-Qaïda, a crié : « Allahu Akbar ! J’ai trouvé quelqu’un qui me soutient ! »
Al-Walid a démissionné de l’organisation en signe de protestation lorsque le complot du 11 septembre a été manigancé. Belhadj explique qu’à ce moment-là, lui aussi avait déjà complètement coupé les ponts avec ben Laden.
Pourtant, même s’il en avait fini avec le chef d’al-Qaïda, le tourbillon qui a suivi le 11 septembre signifiait que la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis n’en avait pas fini avec lui. Cette rencontre à Kandahar l’a hanté pendant les dix années qui ont suivi.
Il n’a pas non plus été aidé par la décision de certains membres du GICL tels qu’Atiyah Abd al-Rahman et d’associés comme Abou Yahya al-Libi de rejoindre les rangs d’al-Qaïda.
Pour les observateurs extérieurs, il était très difficile de faire la distinction entre le GICL et al-Qaïda. Ainsi, dans le monde post-11 septembre au sein duquel le climat de sécurité était monté d’un cran, Belhadj a été pris dans les filets.
Sa capture était révélatrice du retour en grâce de la Libye. Le dégel des relations anglo-libyennes à la suite des attentats du 11 septembre a donné lieu à une coopération considérable entre le chef des services secrets britanniques Mark Allen et son homologue libyen Moussa Koussa, dont le point d’orgue a été la visite de Tony Blair en Libye en mars 2004.
Tandis que Blair serrait la main de Kadhafi, Belhadj croupissait déjà à Abou Salim où il était torturé et s’apprêtait à passer sept ans entre les murs sombres de cette prison.
En 2009, Belhadj et les dirigeants du GICL ont finalement rédigé un texte marquant leur rétractation du djihadisme, intitulé « Études révisionnistes des concepts du djihad, de la vérification et du jugement des individus ».
Ce document a été perçu par certains comme une tentative de sortie de prison. Bien que cela ait certainement contribué à sa libération et que Belhadj se dise toujours fidèle à sa rétractation, cela ne l’a pas empêché de prendre les armes contre son vieil ennemi.
Lorsque le soulèvement libyen a commencé en 2011, Belhadj et d’autres membres du GICL ont mené la charge contre les forces de Kadhafi, qui s’est terminée par l’entrée triomphale à Tripoli.
Mais une question se pose maintenant pour Belhadj et les autres commandants occupant des postes similaires : que doivent-ils faire vis-à-vis de l’Armée nationale libyenne du général Khalifa Haftar, qui est installée à la périphérie de la capitale libyenne et qui combat le gouvernement internationalement reconnu du pays ?
Belhadj doit-il troquer son costume contre son treillis militaire ? Ou continuera-t-il d’opérer en tant que dirigeant en exil ? Le temps est peut-être venu pour l’ennemi juré de Kadhafi de conclure quelques accords dans le désert.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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