En Turquie, les accusations de torture se multiplient
« Au beau milieu de la nuit, des officiers de police sont venus nous chercher, un collègue et moi, et nous ont fait sortir de la cellule. Ils nous ont emmenés en nous tirant par les bras. Nous sommes entrés dans un couloir sombre et aussitôt, des gens en civil nous ont encerclés et nous ont hurlé de nous tourner contre le mur.
« Nous avons été menottés dans le dos avec des liens en plastique. Ils nous ont également bandé les yeux avec un morceau de tissu et nous ont attaché un morceau de sac en plastique sur la tête pour qu’on ne puisse pas voir leurs visages. Je pouvais à peine respirer. Ils nous ont ensuite forcés à nous mettre à genoux et à nous déplacer comme ça.
« Mon ami et moi avons été emmenés un à un nous faire torturer. De nombreux collègues ont été soumis à ce traitement dans les bâtiments du siège de la police d’Ankara. »
« Il est très douloureux de parler de ce à quoi j’ai été exposé. Je peux difficilement supporter de me souvenir. Mais cela doit sortir et être entendu dans le monde entier »
- Vedat, ancien diplomate
Les faits se seraient produits « entre le 25 et le 27 mai, pendant trois nuits ». Vedat*, qui se confie à Middle East Eye dans un café discret du bord de mer, à Istanbul, est âgé d’environ 35 ans. C’est un ancien fonctionnaire du ministère turc des Affaires étrangères, en poste dans une ambassade en Europe. Il raconte son calvaire, la mâchoire serrée et les mains tremblantes.
« Il est très douloureux de parler de ce à quoi j’ai été exposé. Je peux difficilement supporter de me souvenir. Mais cela doit sortir et être entendu dans le monde entier », insiste-t-il.
« Nous avons été mis en position fœtale, un type nous appuyait sur le dos avec les mains. Quand j’étais au lycée, j’avais lu un livre sur une méthode de torture similaire dans la Chine de l’époque maoïste. Pendant un long moment, nous n’étions plus capables de marcher. Certains s’évanouissaient. Ils nous ont déshabillés. Ils nous ont mis du lubrifiant autour de l’anus et ont commencé à approcher leur matraque. »
Deux autres anciens diplomates, joints par téléphone par MEE, témoignent eux aussi de faits similaires. Au moins 27 personnes, dont une femme, selon eux, auraient subi des traitements dégradants dans les sous-sols de la police de la capitale.
Des aveux extorqués sous la menace
Ils font partie d’une liste de 249 fonctionnaires des Affaires étrangères visés par un mandat d’arrêt en date du 20 mai. Une centaine d’entre eux ont été mis en garde à vue les jours suivants, dans une opération menée dans plus de 40 provinces turques.
Officiellement, ils sont accusés de liens avec « l’organisation terroriste de Fethullah Gülen », un prédicateur musulman exilé aux États-Unis dont le réseau est soupçonné d’avoir orchestré la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
Vedat avait déjà été rappelé par son ministère à Ankara dès le lendemain de ce putsch avorté. « À la porte du bâtiment, on m’a pris mon passeport et on m’a dit que j’étais renvoyé. » Près de 600 diplomates ont ainsi été « purgés » par leur administration pour leur proximité avec les « gülénistes ».
Le 26 mai, le député du HDP (Parti démocratique des peuples) Ömer Faruk Gergerlioğlu s’est ému, sur les réseaux sociaux, de « soupçons de torture au siège de la police d’Ankara ».
Puis le 28 mai, le barreau d’Ankara a publié un rapport sur le sujet, après avoir recueilli six témoignages concordants. Il fait état de « mauvais traitements », de tabassages avec pertes de conscience, d’insultes, de pressions psychologiques pour forcer les suspects à signer des aveux. Cinq des six personnes disent avoir été menacées de viol.
Les « interrogatoires » spéciaux étaient menés par des policiers et par des agents extérieurs, identifiés par les détenus comme membres du MIT, les services de renseignement.
« Juges et procureurs ferment le plus souvent les yeux »
Les menaces étaient explicites, selon le rapport. « Ici, on enfonce des matraques, tu as dû en entendre parler ? Tout est vrai ! », a entendu l’un des diplomates. Un autre : « Tu te réveilleras toutes les nuits en pleurant quand j’en aurai fini avec toi. » Tous ont finalement été relâchés quand l’affaire a été ébruitée.
« De nombreux témoignages alléguant de tortures et des cas de disparitions forcées ont été rapportés ces trois dernières années, depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 », déclare à MEE Emma Sinclair-Webb, directrice pour la Turquie de l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch.
« De nombreux témoignages alléguant de tortures et des cas de disparitions forcées ont été rapportés ces trois dernières années, depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016 »
- Emma Sinclair-Webb, Human Rights Watch
« Juges et procureurs ferment le plus souvent les yeux. Il y a un manque cruel d’enquêtes sérieuses à partir de ces signalements. Même les rapports médicaux ne sont pas pris en considération », déplore-t-elle.
« Cela donne l’impression que la torture est systématique et qu’il y a une impunité croissante contre les auteurs de tels actes », poursuit Emma Sinclair-Webb.
« Surtout que le cas des anciens diplomates intervient quelques jours à peine après la mission en Turquie du Comité de protection contre la torture (CPT) du Conseil de l’Europe. » La délégation du CPT se trouvait en Turquie du 6 au 17 mai pour son inspection annuelle des lieux de détention. Depuis 2016, l’État turc bloque systématiquement la publication du rapport du Comité.
Les autorités turques ont nié les accusations et affirment poursuivre « une politique de tolérance zéro contre la torture » depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la justice et du développement du président Recep Tayyip Erdoğan) en 2003.
Un responsable du ministère de la Justice a renvoyé MEE vers les dernières déclarations du ministre Abdulhamit Gül, dans lesquelles il réaffirmait la « position de principe » de la Turquie sur la torture.
Lors de sa rencontre avec le Comité de protection contre la torture en mai, Gül a déclaré : « Nous n’acceptons aucune attitude arbitraire contre quiconque. Nous ne pouvons tolérer aucune violation des droits. Il existe des enquêtes administratives et pénales sur [les allégations de mauvais traitements]. Si des violations des droits et des mauvais traitements ont lieu, les peines nécessaires seront prononcées. »
« Nous continuerons à procéder selon cette vision : tolérance zéro à la torture et aux mauvais traitements. Nous suivrons les critiques et les recommandations à cet égard », a-t-il insisté.
La police d’Ankara a également fait une déclaration à la fin du mois de mai sur les allégations de torture à l’encontre d’anciens diplomates : « Les personnes détenues ont été autorisées à rencontrer leurs avocats (130 avocats ont rencontré les suspects 545 fois). Toutes les réunions ont été enregistrées par écrit. Les détenus subissaient des contrôles médicaux toutes les 24 heures et aucune négativité n’a été détectée. Le public ne devrait pas accorder du crédit à ces articles et publications sans fondement. »
« Tendance à un recours systématique à la torture »
Les soupçons de torture contre ces ex-diplomates à Ankara s’ajoutent à d’autres cas révélés ces dernières semaines.
En janvier 2018, l’organisation Amnesty International a publié un rapport affirmant que « de nombreuses personnes arrêtées après la tentative de coup d’État avaient été soumises à des coups ou à des actes de torture, y compris des viols, dans des centres de détention officiels et clandestins ».
À Urfa (dans le sud de la Turquie), c’est également le barreau qui a alerté sur les actions illégales des forces de sécurité. Dans un rapport remis début juin, le président de l’association locale des avocats, Abdullah Öncel, a dénoncé « une tendance à un recours systématique à la torture dans notre ville depuis 2015 ».
Dernier cas en date, le 18 mai, une soixantaine de personnes, y compris des mineurs, auraient « subi des traitements inhumains et des actes de torture » dans des lieux de détention de la région, selon cette alerte du barreau. D’après une députée du HDP, Remziye Tosun, beaucoup en sont ressortis gravement blessés.
Le barreau d’Urfa indique que plusieurs des victimes ont été torturées sexuellement, violemment tabassées et soumises à des pressions psychologiques. L’accès légal à un avocat leur a été refusé.
Cette opération faisait suite à la mort d’un policier et de deux militants présumés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste par Ankara, dans la petite ville de Halfeti.
D’autres récits remontent à la surface, parfois des mois après les faits. Le 15 juin, devant un tribunal d’Istanbul où elle comparaissait pour la première fois, Ayten Öztürk a longuement détaillé les tortures auxquelles elle dit avoir été soumise pendant cinq mois.
Cette militante proche de la mouvance du DHKP-C, une organisation d’extrême gauche également considérée comme terroriste par la Turquie, a été enlevée à Beyrouth, en mars 2018, par des agents du MIT secondés par la police libanaise, puis rapatriée en Turquie où elle a été détenue dans le secret.
« J’ai été soumise à de sévères tortures sexuelles, à l’électricité... Mon corps en porte des centaines de blessures et j’ai perdu près de 40 kg », a-t-elle déclaré devant le tribunal, avant d’être renvoyée derrière les barreaux.
* Nom d’emprunt.
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