Tunisie : un président pour quoi faire ?
La saison 2019 du feuilleton politique de l’été tunisien aura donc été particulièrement dramatique. Le grand suspense du mois de juillet, amorcé par la maladie du chef de l’État et l’incertitude sur sa capacité à gouverner, avait amené la Tunisie au bord d’une crise institutionnelle brusquement dénouée par le décès de Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet.
La perspective d’une élection présidentielle anticipée le 15 septembre aimante désormais l’attention du public.
On peut déjà s’interroger sur la raison d’un tel appétit pour la fonction présidentielle
Début août, une centaine de candidats à la candidature ont défilé au siège de l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE).
Certaines figures hautes en couleur, et pour tout dire fantaisistes, ont offert au public de distrayants interludes.
Que représente la fonction présidentielle ?
On ne saurait trop dire s’il s’agit d’un signe d’ouverture démocratique ou du symptôme du discrédit de la classe politique.
Finalement, après un premier tri, l’ISIE a retenu 26 candidats (la liste définitive sera établie le 31 août). Les autres n’ayant par fourni les 10 000 parrainages exigés. Les choses sérieuses peuvent donc commencer.
Avant même le début de la campagne officielle le 2 septembre, l’arrestation de Nabil Karoui, vendredi 23 août, dans le cadre des poursuites pour fraude fiscale et blanchiment, a considérablement accru la tension dans cette compétition électorale. Ses partisans dénoncent une manœuvre politique du Premier ministre Youssef Chahed, lui aussi candidat (qui a formellement délégué, jeudi, ses fonctions à son ministre de la Fonction publique, Kamel Morjane).
Pourquoi une telle nervosité ? Pourquoi un tel appétit pour la fonction présidentielle. Pourquoi, plus d’une demi-douzaine de candidats issus à l’origine de la formation présidentielle Nidaa Tounes, se disputent-ils le poste, au risque de se disqualifier pour le second tour ?
La querelle d’héritiers ou l’immaturité politique n’expliquent pas tout. Que représente réellement la présidence de la République dans les institutions tunisiennes ?
Un régime hybride
La IIe République est un régime parlementaire, dans le sens où le gouvernement est issu d’une majorité au Parlement et responsable devant lui. C’était un choix dicté par le souci d’empêcher la restauration d’un pouvoir personnel.
Mais, pour des raisons de calcul politique à court terme, les constituants ont doté le président de la République de prérogatives fortes dans l’idée d’équilibrer le pouvoir d’un parti qui détiendrait une majorité absolue au Parlement.
La crainte était alors qu’Ennahdha domine durablement la scène parlementaire, et l’objectif, que le parti ne puisse pas faire élire un président de la République. Comme si la configuration politique de 2013 était définitive.
Les plus indulgents estimaient alors qu’on avait ainsi constitutionnalisé l’obligation du consensus. On a en réalité installé la possibilité d’une compétition au sommet de l’État. Le résultat est un régime hybride, parlementaire dualiste selon la théorie constitutionnaliste, avec un chef de l’État doté d’une potentialité de pouvoir propre.
Quels sont au juste les pouvoirs du président de la République ? La réponse ne se trouve pas uniquement dans la lettre de la Constitution, elle est aussi dans l’esprit des institutions, encore hanté par la fascination pour le leader fort.
Mais surtout dans le surcroît de légitimité que lui confère son élection au suffrage universel direct, alors que la connexion au vote populaire du Premier ministre passe par la majorité parlementaire.
Une position de politique en surplomb
Le président dispose juridiquement de la possibilité de choisir le Premier ministre qui lui paraît le plus apte, si celui qu’a choisi le Parlement après son élection venait à être renversé.
Politiquement, il peut même imposer son choix dès le début de la législature. Il dispose classiquement d’un pouvoir de nomination aux plus hautes fonctions de l’État et d’une partie des instances constitutionnelles.
Conformément aux dispositions habituelles d’un parlementarisme rationalisé, il peut dissoudre le Parlement en cas d’impossibilité prolongée de nommer un Premier ministre (articles 77 et 89 de la Constitution). Il peut aussi, c’est plus rare, obliger le Premier ministre à demander la confiance du Parlement (art. 99).
On a vu comment, durant l’été 2018, l’entourage de Béji Caïd Essebsi avait évoqué cette possibilité pour déstabiliser Youssef Chahed.
Mais sans être assuré de disposer d’une majorité de rechange – ce qui aurait provoqué une véritable crise politique – cette pression a finalement accéléré la prise d’autonomie du chef du gouvernement et précipité la rupture de l’alliance entre Ennahdha et Nidaa Tounes, affaibli, divisé, et passé dans l’opposition.
Une position de surplomb politique pour le président
Le président de la République dispose aussi de la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel pour examiner la constitutionnalité d’une loi avant de la promulguer, en conformité avec sa fonction de garant de la Constitution.
Il peut aussi de demander une seconde délibération au Parlement (article 81) d’une loi avant sa promulgation – ce qui lui donne la possibilité de bloquer le travail gouvernemental – et même en appeler au peuple, par voie référendaire (art. 82), sur un texte touchant à des domaines essentiels (les traités internationaux, les libertés ou le statut personnel). Il dispose également d’un pouvoir d’initiative législative.
Cette configuration hisse déjà le chef de l’État dans une position de surplomb politique, et pas seulement institutionnel ou protocolaire, par rapport au gouvernement.
Mais la Constitution tunisienne va encore plus loin dans la consolidation d’un pouvoir présidentiel puisqu’elle lui attribue trois domaines dont il définit « les politiques générales » : les Affaires étrangères, la Défense et la Sécurité intérieure pour lesquels les ministres ne peuvent pas être nommés sans son accord.
Au lieu d’équilibrer les institutions, ce bicéphalisme a créé les conditions d’une crise au sein de l’exécutif
La formule « politique générales » peut s’entendre comme un pouvoir d’orientation ou comme une responsabilité entière sur ces questions régaliennes.
Cette amputation de ces prérogatives fait du Premier ministre un mineur institutionnel, en particulier si le chef de l’État entend user pleinement de ces prérogatives, comme l’a fait Béji Caïd Essebsi.
D’autant qu’il préside obligatoirement les Conseils des ministres si ces sujets sont abordés, mais également aussi souvent qu’il le souhaite.
Un double circuit de légitimité
Au lieu d’équilibrer les institutions, ce bicéphalisme a créé les conditions d’une crise au sein de l’exécutif, possibilité qui s’est réalisée.
Béji Caïd Essebsi avait initialement la main sur les équilibres au sein de la coalition gouvernementale, et donc sur le choix du Premier ministre, mais l’a perdue au fur et à mesure que Nidaa Tounes se disloquait, le privant ainsi de son levier d’action institutionnel sur le gouvernement.
Davantage dépendant de la majorité parlementaire dont il est issu que de l’assentiment du président, le Premier ministre peut se maintenir contre l’avis d’un chef de l’État que les ministres des Affaires étrangères, de la Défense considèrent néanmoins comme leur véritable « patron ».
Ce double circuit de légitimité oblige les deux têtes de l’exécutif à collaborer ou à composer. Mais il crée une confusion politique et institutionnelle.
Le bicéphalisme a également introduit une large part d’incertitude sur le centre d’impulsion de la politique de l’État et donc un flou dans l’esprit des électeurs.
Qui vont-ils élire : un leader totalement impliqué dans la conduite l’action de l’État et donc nécessairement dans la vie politique ? Un arbitre, situé au-delà des querelles partisanes, garant des grandes orientations, capable de prévenir et d’apaiser les crises ou de contenir les audaces politiques ? L’inspirateur des grands axes des réformes essentielles ? Se contentera-t-il/elle du pouvoir du verbe ou bien cherchera-t-il/elle à maximiser les potentialités de pouvoir ?
Faut-il élire le chef d’une majorité ou au contraire un président disposé à laisser s’épanouir la nature parlementaire du régime ?
Faut-il choisir en fonction d’un programme, ou bien sélectionner une personnalité qui incarne une manière de présider ? Faut-il élire le chef d’une majorité ou au contraire un président disposé à laisser s’épanouir la nature parlementaire du régime sans s’impliquer dans la gestion de la majorité, ni contrarier le travail du Premier ministre ?
En fait, la question constitutionnelle s’annonce comme l’un des principaux enjeux de cette campagne et de la prochaine séquence politique.
Le vent du présidentialisme
Quelles leçons seront retenues des dysfonctionnements de cette première mandature de la IIe République ?
Qu’il faut renforcer le Premier ministre et le Parlement pour en faire le véritable dispositif de pilotage du l’action gouvernementale ? Ou bien qu’il faut revenir à un chef de l’État fort, dont le chef du gouvernement serait le « collaborateur » qu’il se choisirait.
De toute évidence, le vent souffle en faveur de cette seconde orientation. Le parlementarisme mal taillé et surtout affaibli par une configuration partisane instable et peu représentative des intérêts en présence dans la société n’a pas fait ses preuves.
L’engouement pour la fonction traduit déjà en lui-même une volonté de lui donner une réelle consistance politique et une ambition de diriger, plus que de présider.
Mongi Rahoui, candidat d’une des deux factions du Front populaire (extrême gauche) a annoncé sa détermination à présider tous les conseils des ministres.
Abir Moussi, issue de l’ancien régime, s’est depuis longtemps prononcée contre l’actuelle Constitution, et affiche sa volonté de re-présidentialiser le régime.
Abdelkrim Zbidi, ministre de la Défense jusqu’à l’annonce de sa candidature, investi par l’entourage de Béji Caïd Essebsi dans ses dernières semaines comme son successeur désigné, a lui aussi promis de prendre l’initiative d’une révision constitutionnelle, allant dans le même sens, dans la continuité de celle que souhaitait l’ancien président.
La tenue du premier tour la présidentielle avant les législatives le 6 octobre est de nature à créer une dynamique favorable à une présidentialisation du régime.
Mais dans l’immédiat, quel qu’il soit, le prochain président élu devra composer avec les équilibres parlementaires et leur solidité. Rien ne garantit a priori qu’ils lui laissent toute latitude pour être un président fort.
Mais la tension autour de la fonction présidentielle dépasse la dimension symbolique et même strictement politique de la fonction.
L’enjeu inavouable
Elle se réfère à la part inavouable du pouvoir présidentiel.
Les élites administratives et économiques chercheront à le rétablir et à capitaliser sur le besoin d’un leader fort
Le palais de Carthage a toujours été le lieu de gestion des équilibres entre clans politiques et affairistes.
Le fait de contrôler l’administration et de pouvoir s’appuyer sur un parti organiquement lié à l’État qui quadrille le pays, donnait au chef de l’État un pouvoir d’influence considérable au profit de ses protégés.
L’irruption d’un chef de gouvernement autonome, adossé à un Parlement issu d’un scrutin ouvert, est venu perturber ce schéma.
Nul doute que les élites administratives et économiques qui ont longtemps profité de ce fonctionnement chercheront à le rétablir et à capitaliser sur le besoin d’un leader fort qu’exprime l’opinion devant les dysfonctionnements de l’État et les difficultés sociales pour faire élire un candidat disposé à le rétablir.
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