La vie cachée des Arabes de Cuba
Au milieu des cuivres et des percussions qui résonnent le long du Paseo del Prado, l’artère principale de La Havane, on peut entendre autre chose.
Ce cri strident de célébration est le zaghrouta, le youyou distinctif lâché par les femmes arabes lors des mariages et autres occasions spéciales.
« Notre danse est un mélange de flamenco et de danse orientale, très populaire auprès des compagnies de danse cubaines »
- Alexia Silvia Rodriguez, professeure
Il provient de la classe de danse orientale d’Alexia Silvia Rodriguez, située à l’intérieur du siège de l’Unión Árabe de Cuba.
Les caractères arabes et les peintures pharaoniques effacées sur la façade distinguent le bâtiment de deux étages avec terrasse des écoles, hôtels et boutiques voisins le long de la rue à colonnades.
À l’étage supérieur en mezzanine, une douzaine de fillettes cubaines, âgées de 8 à 12 ans, virevoltent dans des tourbillons de voiles colorés. Elles font partie d’un cours d’été géré par l’Unión Árabe, vieille de 40 ans, qui représente la diaspora et les descendants du Moyen-Orient.
« Notre danse est un mélange de flamenco et de danse orientale, très populaire auprès des compagnies de danse cubaines », explique Rodriguez, qui a étudié à la prestigieuse Lizt Alfonso Dance School de La Havane. « Je n’ai pas d’héritage arabe… mais j’adore ce style ! »
Comment le monde arabe est arrivé à Cuba
L’histoire arabe de Cuba est presque aussi ancienne que l’État lui-même. Christophe Colomb a revendiqué l’île au nom de l’Espagne lorsqu’il y a débarqué le 28 octobre 1492. Moins d’un an plus tôt Grenade, le dernier État musulman de la péninsule ibérique, était tombé aux mains des forces de la monarchie chrétienne.
Au cours des sept siècles précédents, l’islam s’était ancré à travers al-Andalus. La nourriture, la langue et la danse arabes étaient des éléments indissociables de la culture espagnole et sont arrivés dans les Caraïbes avec les navires de Colomb.
Cinq siècles plus tard, l’influence arabe est toujours là si vous savez où chercher.
Les exemples vont de l’arroz moro (congri), le plat de base composé de riz et de haricots noirs, aux grandes portes qui s’ouvrent sur des cours intérieures à haut plafond avec une architecture de style mudéjar qui rappelle les médinas arabes.
Les Arabes ont même une présence dans l’origine de la guayabera, chemise emblématique de Cuba, avec ses deux rangées de plis sur le devant et le dos.
Avant l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro en 1959, les Arabes étaient célèbres dans l’industrie textile : le tailleur libanais Said Selman Hussein a popularisé la guayabera d’El Libano, avec son magasin de vêtements de Santa Clara dans les années 1930.
Du déclin de l’empire ottoman au conflit syrien d’aujourd’hui, des migrants arabes comme Hussein sont venus à Cuba à la recherche d’une vie meilleure.
Samer, un Syrien, étudie à l’Université de La Havane. Il a demandé que son vrai nom ne soit pas utilisé car il fuit la conscription dans son pays natal.
« Je préfère me suicider plutôt que de participer à cette guerre », clame-il. « Mes frères et sœurs sont tous allés en Europe, mais pour moi, Cuba était l’une de mes seules options. »
Samer rapporte que plusieurs autres Syriens fuyant la conscription ont obtenu des visas cubains de longue durée. Il connaît également un étudiant yéménite à La Havane qui a demandé l’asile.
Se baladant dans les rues, Samer compare la vie en Syrie assiégée à Cuba sous embargo. « Les Syriens ne sont pas aussi habitués à faire la queue que les Cubains », dit-il. « Les pénuries d’essence en Syrie au début de l’année ont été chaotiques, mais ici, les gens sont habitués à faire la queue pour tout. »
Samer fait l’expérience des difficultés quotidiennes rencontrées par tous les Cubains. « Des articles comme le café et des produits de base comme le riz et les haricots sont très bon marché, mais d’autres, comme les appels téléphoniques, Internet et la bonne nourriture sont plus chers qu’en Syrie », relève-t-il.
Les migrations massives vers Cuba
La Casa de los Árabes du XVIIe siècle constitue l’apogée de la culture arabe tangible de la vieille Havane. Elle abrite un musée du patrimoine arabe et comprenait l’unique salle de prière de la ville jusqu’à ce que les gouvernements turc et saoudien construisent une nouvelle salle de prière et une nouvelle mosquée respectivement en 2015 et 2017.
Parmi ses caractéristiques arabes figurent une fontaine intérieure, une mosaïque complexe et un paon, Ali, qui effectue régulièrement ses démonstrations matinales.
C’est aussi le bureau du directeur du musée et historien Rigoberto Menendez. Il décrit la présence arabe à Cuba comme « très influente et façonnée par la solidarité dont Cuba a fait preuve avec divers peuples arabes dans leurs luttes pour l’indépendance et la justice. On compte aujourd’hui jusqu’à 50 000 descendants de migrants arabes à Cuba et j’ai identifié environ un millier de variantes de noms arabes latinisés parmi les familles cubaines. »
« L’assimilation était beaucoup plus facile que dans d’autres pays d’Amérique latine parce que le gouvernement cubain n’était pas xénophobe et avait besoin de la migration au début du XXe siècle », ajoute-t-il.
La plus grande migration arabe a eu lieu entre 1860 et 1920, impliquant principalement des chrétiens du Liban moderne, de la Palestine et de la Syrie fuyant les troubles dans l’empire ottoman.
Au fil des générations, les noms de famille arabes se sont latinisés : Darwish par exemple s’est transformé en Deriche et Wehbe en Wejebe. Les femmes sont parfois connues sous le nom de la morisca (la femme mauresque).
Les ancêtres libanais de Nicole Khoury, qui vient quant à elle d’Australie, sont arrivés à Cuba dans les années 1920 et 1930. Elle s’est rendue au Moyen-Orient et dans les Caraïbes pour faire des recherches sur ses racines familiales.
« Mon grand-père et sa génération se sont rapidement adaptés à la vie à Cuba et ont commencé à parler couramment l’espagnol », indique-t-elle. « Ils nous appelaient los Moros », le mot espagnol pour Maures.
Menendez précise que ces termes n’étaient pas péjoratifs, mais signifiait la force et la noblesse. L’artiste et écrivain cubain Fayad Jamis, dont le père était libanais, avait pour nom de plume « El Moro ».
De nombreux migrants arabes, y compris la famille de Khoury, travaillaient comme colporteurs, marchands et dans des usines appartenant à des Américains après l’indépendance de Cuba en 1902.
Cependant, les bas cours mondiaux du sucre et la Grande Dépression ont durement frappé l’économie cubaine. Dans les années 1930, les migrants arabes arrivant sur l’île étaient déçus et avaient honte de retourner au Moyen-Orient sans le sou.
Beaucoup sont également partis dans les années 1960 lorsque Castro a nationalisé les entreprises privées.
La famille de Khoury est partie pour les États-Unis et l’Australie. Menendez connaît des hommes des familles Beydoun et Ra’ad qui sont retournés à Yaroun dans le sud du Liban, mais cuisinent encore un mélange de cuisine cubaine et arabe.
Lutte commune contre le colonialisme
L’influence arabe sur Cuba se fait également sentir dans la littérature de l’île, qui fait souvent référence à la solidarité, à la liberté et aux opportunités vis-à-vis du Moyen-Orient.
Avant sa mort en 1895 pendant la guerre d’indépendance cubaine contre l’Espagne, le héros national José Martí a écrit :
« Sans fausse pompe ô Arabe, je salue votre liberté, votre tente, et votre cheval… »
Une grande partie de son travail, y compris des poèmes tels que Árabe et Seamos moros ! exprimait sa solidarité avec les soulèvements arabes contre la colonisation au Maroc et en Égypte de la fin du XIXe siècle. En 2019, Cuba fait partie d’une minorité de nations à reconnaître l’indépendance sahraouie et à accueillir son président.
De même, Origines, le livre du romancier libanais Amin Maalouf sur son histoire familiale paru en 2008, a tracé ce modèle de respect mutuel à travers les lettres de 1912 de son oncle Gebrayel M. Maalouf, qui a fait l’éloge de Cuba nouvellement indépendante comme une terre d’opportunité et de promesses.
La transition de Cuba du capitalisme au socialisme sous Castro a coïncidé avec les dernières décennies de décolonisation mondiale et un regain de solidarité anti-impérialiste avec les pays arabes de l’Algérie à la Syrie.
Avant même l’arrivée au pouvoir de Castro, Cuba était la seule nation latino-américaine à voter contre la formation de l’État d’Israël à l’ONU en 1947. Menendez a déclaré que ce vote reflétait à la fois « la voix intérieure des Arabes cubains » et l’héritage de Cuba en matière de luttes d’autodétermination contre l’empire et l’exploitation.
Le président de l’Unión Árabe, Alfredo Deriche, est né d’un père palestinien et reste un partisan de la cause palestinienne. Il affirme que l’objectif du syndicat est maintenant moins politique, ajoutant : « Nous n’avons jamais pratiqué de discriminations et nous acceptons tous les Arabes qui cherchent des réseaux et du soutien à Cuba. »
Les librairies anciennes de La Havane comme Libreria Venicia vendent encore des affiches originales soutenant l’Égypte de Nasser ainsi que des produits, certains en arabe, saluant d’autres luttes de la guerre froide.
Déterminer à survivre
Situé dans la banlieue branchée de Vedado, Beyrut Shawarma est l’un des rares restaurants servant de la nourriture halal à Cuba.
Elias Haddad, né à Majd al-Shams, occupé par les Israéliens sur le plateau du Golan en Syrie, le gère pour le compte du propriétaire syrien Wael Mansour.
Haddad indique que la boutique travaille avec un boucher yéménite qualifié et place des commandes pour son propre pain arabe.
Les affaires ont été affectées par un cyclone au cours de la première année en 2017, mais se sont depuis redressées.
« Il n’y a pas d’assurance en matière d’entreprise privée à Cuba, de sorte que certains aspects de la gestion d’une entreprise sont difficiles », dit-il. « Contrairement aux pays capitalistes, les changements apportés aux lois sont fréquents et imprévisibles. »
Haddad a étudié l’ingénierie à Cuba dans les années 1980 et 1990, puis est retourné en Syrie douze ans plus tard avec sa femme cubaine, Olga-Lidia, et son fils Nicola. La flambée de violence en Syrie en 2011 a forcé la famille à retourner à Cuba où elle a rejoint la nouvelle cohorte d’Arabes fuyant les troubles au Moyen-Orient vers l’un des rares pays qui les accepteront volontiers.
« J’ai une fille mariée à un Cubain à Miami, mais je ne peux pas aller la voir »
– Elias Haddad, directeur du restaurant
Haddad affirme que certains réfugiés syriens à Cuba reçoivent un soutien financier de l’ONU.
« Certains d’entre eux pensaient qu’ils pourraient venir à Cuba et sauter dans un bateau pour rejoindre l’Amérique », raconte-t-il. « Ils ne savaient pas à quel point il peut être difficile d’entrer aux États-Unis. « J’ai une fille mariée à un Cubain à Miami, mais je ne peux pas aller la voir. »
Il y a des restrictions : les lois cubaines exigent que les propriétaires étrangers de biens et d’entreprises aient un partenaire cubain, il est donc difficile pour les arrivants de rejoindre les entreprises privées émergentes du pays ou de posséder des biens.
Toutefois, l’esprit d’entreprise résilient manifesté par les premiers migrants arabes à Cuba perdure. Pour Samer, l’inspiration vient de Fajoma, un bar à cocktails populaire appartenant à l’homme d’affaires libanais Francis Zahar en partenariat avec le Cubain Leonardo Leguen.
« Peut-être que vous et moi, nous pouvons ouvrir une entreprise ici ? », suggère-t-il. « Pas maintenant, mais dans quelques années. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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