L’alliance argent-médias-pouvoir, une menace sérieuse pour l’avenir démocratique de la Tunisie
Dans une scène fameuse du Corbeau, le film réalisé par Henri-Georges Clouzot en 1943, le balancement d’une lampe plonge alternativement les personnages et la pièce dans la lumière et dans l’obscurité. Une métaphore appuyée de l’ambivalence morale des êtres et des situations.
De la même manière, selon l’angle sous lequel on la considère, l’élection présidentielle tunisienne dévoile deux devenirs contradictoires, prometteur ou menaçant. Commençons par la part lumineuse.
Les trois soirées télévisées du week-end dernier, lors desquelles les candidats – sauf Nabil Karoui, en détention, et Slim Riahi, parti en France sous le coup d’un mandat d’arrêt – ont répondu aux questions des journalistes, illustrent l’acquis démocratique indiscutable de la Tunisie.
Tous étaient mis sur un pied d’égalité, effaçant momentanément les biais de l’argent et des astuces de communication, pour défendre leur vision. Tout au long de la campagne, chaque candidat a eu accès aux médias pour répondre aux critiques, voire aux accusations. Les Tunisiens affichent et argument leurs préférences et leurs doutes sans peur de subir des représailles.
On est loin de la fatigue démocratique qui avait pu être ressentie au moment des municipales, en mai 2018. L’idée que le politique peut encore changer la vie a rallumé un peu passion.
À peu près tous les acteurs ont gouverné ensemble à un moment ou à un autre, la Tunisie n’est devenue ni l’Égypte de Sissi, ni l’Afghanistan des talibans
Les thèmes de campagne ont un peu « atterri », libérés du clivage « modernistes » versus « islamistes » et des peurs sur le « modèle de société » ou le retour à « l’éradication ». À peu près tous les acteurs ont gouverné ensemble à un moment ou à un autre, la Tunisie n’est devenue ni l’Égypte de Sissi, ni l’Afghanistan des talibans.
Les cinq années écoulées ont montré l’importance des enjeux sociaux, souligné les limites du régime politique, aiguisé la conscience de la dépendance économique.
Les candidats ont commencé à se prononcer sur la fracture territoriale, la gouvernance locale, la corruption, les prérogatives présidentielles, la souveraineté économique et culturelle, et plus uniquement sur des enjeux sociétaux comme l’égalité dans l’héritage… Ces positionnements commencent à dessiner un paysage politique nouveau.
Des convergences et des familles de pensée sont apparues, qui peuvent contribuer à la recomposition d’une offre partisane plus représentative que les deux grands blocs idéologiques qui ont dominé la vie politique depuis 2011 alors qu’ils ont épuisé leur capacité programmatique.
À terme, cette exigence contraindra les acteurs à dépasser l’inertie des appareils dont l’objectif principal est de mobiliser les ressources nécessaires pour conquérir ou conserver le pouvoir, s’ils veulent préserver une base au processus politique et ne pas laisser l’espace vide entre l’État et la société à des « pirates » de la politique.
Cette élection présidentielle porte ainsi un approfondissement démocratique en devenir. Voilà pour la part lumineuse.
Argent, médias et pouvoir
À présent, la part d’ombre. L’émergence de Nabil Karoui, dans la course électorale et sa mise en détention provisoire sont le symptôme d’une bonne part des tares de la jeune démocratie tunisienne.
S’il a pu conquérir un tel espace politique, c’est d’abord parce que les gouvernements ont échoué à élever le niveau de vie d’une grande partie des Tunisiens.
Au contraire, leur insécurité économique s’est accrue. Le pacte, rompu depuis le milieu des années 2000, sur laquelle reposait la stabilité de l’ancien régime (paix sociale contre redistribution clientéliste) n’a pas été remplacé par un nouveau modèle. L’État est devenu plus lointain encore et les politiques trop accaparés par leur lutte pour les positions de pouvoir.
L’État est devenu plus lointain encore et les politiques trop accaparés par leur lutte pour les positions de pouvoir
Nabil Karoui partage avec Slim Riahi, en plus d’avoir des soucis avec la justice, une même démarche : utiliser l’argent pour s’acheter un ticket d’entrée en politique dans le but de protéger ses affaires et de neutraliser son dossier judiciaire.
Slim Riahi était parvenu à se hisser à une position politique incontournable en 2014 avec seize députés, en déversant beaucoup d’argent dans des opérations distribution et en en promettant encore plus à ses équipes de campagne et ses futurs électeurs.
Hachmi el Hamdi, en 2011, avec son mouvement la Pétition populaire arrivé deuxième lors de l’élection de la Constituante, avait procédé de la même manière. Comme Nabil Karoui, il disposait d’une chaîne de télévision, basée à Londres, pour mener sa campagne électorale. Les investissements de Slim Riahi dans les médias, en revanche, ont été moins heureux. Pour ces deux derniers, l’aventure politique se poursuit à la marge.
Nabil Karoui, lui, était déjà bien installé dans la place, avec des relations au cœur du système et une chaîne très populaire.
L’avenir dira s’il pourra continuer son insertion dans la vie politique, si son engagement pour lutter contre la pauvreté était tissé d’opportunisme ou suffisamment sincère pour lui donner la consistance nécessaire pour durer.
Mais ce que ces parcours dévoilent, c’est l’intrication entre pouvoir et vie économique. Le benalisme a impliqué l’administration dans la protection des opérateurs économiques par le pouvoir. Un héritage non soldé.
Pire : « La puissance réelle a migré de la politique vers l’économique », s’alarme Aziz Krichen, un ancien militant d’extrême gauche, ancien conseiller politique du président Marzouki et aujourd’hui observateur acerbe de la situation. « Autrefois, les rentiers dépendaient du personnel dirigeant. Désormais c’est le personnel dirigeant qui dépend des rentiers. »
Le domaine des médias est particulièrement concerné. Les principales chaînes de télévision ont toutes des affiliations repérables : « Les patrons de chaînes sont des hommes d’affaires qui vendent leur protection en échange d’une ligne éditoriale favorable », déplore Larbi Chouikha, ancien professeur à l’institut de presse et membre, en 2011, de l’instance chargée de la réforme des médias.
Des protections qui permettent aux uns de diffuser sans autorisation (c’est le cas de Nabil Karoui), à d’autres, comme Sami el-Fehri, de bloquer leur dossier en justice suite au détournement des biens de l’État par sa société de production, Cactus.
« Nous payons l’absence de réforme pour imposer la transparence financière dans le secteur et la faiblesse du soutien politique à la la haute autorité indépendante de la communication et de l’audiovisuel [HAICA] », estime Larbi Chouikha. Ce mélange des genres, pouvoir, argent et communication a des effets délétères sur le débat public.
Quant à la mise en détention provisoire de Nabil Karoui une semaine avant le début de la campagne, la manière et la date suscitent pour le moins le doute sur une possible instrumentalisation de la justice par le gouvernement. Surtout après la tentative avortée d’utiliser la loi électorale pour lui barrer la route en juin dernier. Les révélations (non vérifiées) de Slim Riahi ont jeté une lumière crue sur les pratiques du pouvoir.
L’indépendance de la justice reste encore très imparfaite, estime Ayachi Hammami, avocat et ancien opposant au régime de Ben Ali : « Même quand ils se disent indépendants, certains juges ne sont pas neutres. Il y aussi des cas de corruption Mais surtout des interventions politiques, en particulier au pôle financier. »
Peut-on compter sur une volonté politique pour assainir ce mélange entre argent, affaires, médias et pouvoir, appuyé sur une maîtrise de la justice ? Ou, pour le dire autrement, quels dirigeants voudraient démanteler le système qui permet de conquérir et de conserver le pouvoir ?
Si, malgré tout, un tel incorruptible était élu, quelle ceinture politique pourrait le protéger des assauts de tous ceux qui profitent de ce fonctionnement ? Renverser un dictateur et rédiger une nouvelle Constitution n’y ont pas suffi jusqu’à maintenant.
Une légitimité électorale serait une arme bien mince face aux forces de l’argent et au travail de sape des médias.
Une combinaison explosive
Dans ces conditions, l’accès ou le maintien au pouvoir est pour certains une condition de survie politique, voire économique et judiciaire.
En 2014, même si les élections étaient dramatisées par le maintien ou non des islamistes au pouvoir, Nidaa Tounes et Ennahdha unifiaient leurs familles politiques respectives et surtout, ils avaient conclu un pacte pré-électoral pour un partage du pouvoir.
Depuis, Ennahdha a perdu en force de mobilisation ce qu’elle a gagné en intégration dans les institutions. Mais surtout l’espace rassemblé par Nidaa Tounes en 2012 est devenu un champ de bataille.
Si les législatives du 6 octobre, qui seront l’arbitre de ces rivalités, produisent un Parlement incapable de produire une majorité, s’ouvrirait alors une phase d’instabilité et de tension durable
L’acharnement d’Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’État, à en prendre le contrôle, la rupture de Youssef Chahed avec Béji Caïd Essebsi, permise par le changement d’alliance d’Ennahdha à l’été 2018, ont fait éclater cette mouvance et rendu impossible une entente préalable.
L’arrivée d’outsiders à la faveur du rejet massif des partis de gouvernement accroît encore la nervosité des acteurs.
En 2015, le consensus était apparu comme la seule solution pour rendre le pays plus gouvernable au moment de mener des réformes de structure. La méthode n’a pas fonctionné. « Les élites politiques tunisiennes ont du mal à se positionner sur un échiquier géopolitique mouvant et hésitent sur la recette politique à même de stabiliser durablement le pays », relève Michael Ayari, senior analyste du think tank International Crisis Group (ICG).
La conjonction de cette incertitude, de la défiance réciproque installée par les trahisons de ces dernières années, de la perte de confiance dans les instances de régulation, y compris l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE), forme une combinaison explosive.
Le vote lui-même n’est pas considéré comme une traduction indiscutable de la volonté populaire.
Le rôle de l’argent dans les élections est difficile à contrôler et les capacités logistiques de transport et d’encadrement des électeurs le jour du scrutin jouent un rôle déterminant et produit des différences substantielles entre les intentions de vote, mesurées par les instituts de sondage qui travaillent sous la pression constante des partis, et les résultats.
Dans un contexte tendu et hors contrôle, certains perdants du premier tour pourraient contester la régularité du scrutin. Le soupçon fournirait un argument pour affaiblir la légitimité du futur élu, mais pourrait à court terme déclencher des réactions violentes.
Nabil Karoui, par exemple, a déjà déclaré : « Je n’imagine pas ne pas être au second tour. Sauf si une opération de fraude massive vient biaiser le scrutin ». Les jours suivant le scrutin pourraient donc être agités.
Et si les élections législatives du 6 octobre, qui seront l’arbitre de ces rivalités, produisent un Parlement incapable de produire une majorité, s’ouvrirait alors une phase d’instabilité et de tension durable.
Or, la relative indulgence dont a bénéficié la Tunisie de part des bailleurs de fonds ne sera plus de mise en 2020. Le prochain pouvoir devra assumer une austérité budgétaire draconienne.
Dans cette part d’ombre de l’élection se lit ainsi la possibilité d’un devenir combinant affairisme, pour sceller des alliances avec les puissances d’argent, et resserrement autoritaire, pour neutraliser les conflits politiques et discipliner la société au nom de la sauvegarde de l’État.
La Tunisie n’a donc pas fini d’osciller entre ombre et lumière pour s’installer dans cette hybridité politique qui gagne aussi les démocraties établies.
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