Les Égyptiennes font leur révolution photographique
Lancée en 2015 à l’initiative de l’Institut du monde arabe de Paris (IMA) et de la Maison européenne de la photographie (MEP), la Biennale des photographes du monde arabe contemporain cherche à mettre en lumière la richesse photographique du Moyen-Orient.
Cette année, les femmes sont largement représentées au sein de la sélection, et plus particulièrement les Égyptiennes. C’est ce que révèle la Cité internationale des arts avec « Hakawi, récit d’une Égypte contemporaine », une exposition qui met à l’honneur la création égyptienne à travers les travaux de seize jeunes photographes, comme autant de regards portés par une jeunesse post-révolution qui livre son propre récit (hakawi en arabe) sur un pays bouleversé, entre perte de repères et espoirs en l’avenir.
Choisis parmi plus de 500 candidatures, ces projets très aboutis sont tous d’une grande maturité, bien que leurs auteures soient toutes âgées d’une vingtaine ou trentaine d’années seulement. Flirtant avec le documentaire et le photojournalisme, elles abordent des sujets sensibles et graves comme le suicide, la transidentité ou le harcèlement sexuel – tout en interrogeant l’histoire et la mémoire de leur pays.
Capter l’esprit de la révolution et le temps qui passe
Parmi ces photographes, on trouve le travail de Fatma Fahmy, qui capture l’essence du vieux tramway d’Alexandrie. Ingénieure en chimie de formation, la jeune femme a commencé la photographie pendant ses études en prenant des clichés de rue.
Pour sa série Waltz with the tram, elle a passé ses soirées dans l’ancien tramway d’Alexandrie pendant tout un mois, à la rencontre de ses usagers. Une manière de figer le temps en documentant ce moyen de transport en voie de disparition, peu à peu remplacé par des lignes de bus ou de tramway plus modernes.
« J’ai toujours aimé les vieilles choses et le tramway est un moyen de transport iconique et populaire d’Alexandrie. C’est aussi le dernier qui existe encore, car au Caire il a déjà été supprimé. Pour cette série, chaque jour j’ai suivi un trajet différent. Certaines lignes ont d’ailleurs déjà disparu depuis, car le gouvernement les a remplacées par de nouvelles », déclare-t-elle à Middle East Eye.
Hana Gamal, quant à elle, transporte le visiteur dans les déambulations mentales et physiques de l’Égypte. Rien de surprenant pour cette ancienne étudiante en psychologie et communication à l’Université américaine du Caire. Lorsque la révolution égyptienne éclate en janvier 2011, elle vient tout juste de terminer ses études, mais son désir de capter la réalité qui se déroule sous ses yeux la rattrape.
« Je sentais que l’histoire se jouait devant moi, alors j’ai commencé à prendre des images avec mon téléphone, comme une manière de documenter cet instant », explique-t-elle à MEE.
Depuis, elle se sert de la photographie pour saisir les changements de la société égyptienne. We are all fugitives, sa série présentée à la Cité internationale des arts, met en scène ses pérégrinations dans les rues du Caire et d’Égypte, à la rencontre de ses habitants. Un travail intime traduit dans une bichromie de noir et blanc.
« Depuis 2011, j’ai été témoin de beaucoup de changements au niveau personnel comme aux niveaux politique et social. J’ai alors commencé à me perdre dans les rues et dans la vie des autres pour essayer de comprendre la manière dont ils faisaient, eux aussi, face aux changements. Quand j’ai pris un peu de recul sur les photos réalisées, j’ai compris que la seule chose qui nous réunissait était la fuite. Nous sommes tous des fugitifs, de quelqu’un ou de quelque chose, en tentant d’échapper à notre réalité. »
Si les conséquences de la révolution égyptienne semblent être le dénominateur commun entre Hana Gamal et Amina Kaddous, cette dernière l’explore sous le prisme personnel et familial. Après avoir étudié les beaux-arts aux États-Unis, Amina Kaddous revient dans une Égypte qu’elle ne reconnaît plus. Elle commence alors à arpenter les rues de la capitale pour photographier la vie de tous les jours et préserver la mémoire des changements.
Des pérégrinations qui l’amènent à la conclusion suivante : « Tout le monde a un passé sur lequel il se raccroche en permanence, peu importe son milieu. Nous souhaitons tous remonter en arrière dans le temps. »
C’est dans la maison de ses grands-parents, décédés lorsqu’elle était à l’étranger, qu’elle essaie de rassembler les pièces du puzzle de l’Égypte, en comparant des photos prises par son grand-père à sa réalité actuelle.
Sa série, Down memory cracks, capture cette brisure créée par la révolution dans la société égyptienne, au sens figuré (diptyques entre les clichés de la place Tahrir pris par son grand-père et ceux qu’elle essaie de reprendre à l’identique) et au sens propre (photo d’une fissure dans un mur).
« Je suis nostalgique d’un temps que je n’ai connu qu’à travers le récit de mes grands-parents. Si la révolution nous a rendus plus libre de parler, elle n’a pas réellement réussi son but. Je voulais retrouver cette beauté du Caire dont ils me parlaient et que je n’arrive pas à voir », déclare-t-elle à MEE.
Dépeindre les problèmes sociaux
Les bouleversements sociaux au lendemain de la révolution ne sont pas les seuls thèmes présentés par ces jeunes photographes. Des sujets de société encore tabous sont aussi évoqués, comme la transsexualité ou le harcèlement sexuel. C’est le cas notamment de Corps en transit, une série présentée par Heba Khamis.
Cette trentenaire s’est lancée dans le photojournalisme après avoir obtenu une licence en peinture. Depuis, elle a couvert la révolution égyptienne, mais aussi réalisé des reportages au long cours en suivant des jeunes filles au Cameroun dont on brûle la poitrine au fer à repasser afin de retarder les mariages précoces, ou encore la prostitution homosexuelle chez les réfugiés afghans en Allemagne.
Corps en transit est le fruit d’une longue réflexion sur la transidentité : « J’ai voulu comprendre ce qui amenait des gens à vouloir changer de sexe. J’ai alors découvert que notre corps était notre première maison, un temple sacré que personne d’autre ne pouvait habiter. »
Un parallèle qu’elle emploie dans ses clichés pour nous permettre de prendre conscience de la lutte et des souffrances quotidiennes que rencontrent les personnes transgenres à investir leur propre corps.
Des photos qui révèlent aussi l’isolement dont elles font l’objet : « En effectuant mes recherches, j’ai découvert que l’islam reconnaissait les personnes intersexes en autorisant la chirurgie de réattribution sexuelle depuis 1988. Pourtant, même si la plus grande institution islamique du monde, al-Azhar, a reconnu la transsexualité, il est toujours compliqué pour ces personnes de se faire accepter par la société. J’ai voulu comprendre pourquoi elles devaient encore subir toutes ces violences et discriminations et j’ai réalisé que le problème était avant tout culturel. »
Chez Eman Helal, c’est le harcèlement sexuel qui est décrit à travers Just stop, une série de photos en couleur, accompagnées d’histoires poignantes, de victimes ou de proches de victimes d’agression sexuelle. Parmi elle, celle d’Esraa, une jeune fille agressée dans le métro en novembre 2013, à l’âge de 16 ans, qui raconte son histoire et témoigne de sa « phobie des hommes ». Ou encore ce père dont la fille a été abattue après avoir essayé de se rebeller contre son agresseur.
Des témoignages difficiles que la photojournaliste diplômée de l’Université américaine du Caire rend à travers des photographies crues qui interpellent le visiteur.
Photographe pour la presse nationale et le journal indépendant Al Masry El Youm, Eman Helal collabore avec l’agence Associated Press depuis la révolution égyptienne en 2011. Engagée, elle a réalisé de nombreux reportages sur les opprimés, à l’instar de celui sur les danseuses orientales, « méprisées en Égypte », ou les victimes de la répression policière. Un travail qui lui a valu d’être primée aux Egypt Press Photo Awards de 2011 et 2014.
Être une femme photographe, un atout en Égypte
Si elles reconnaissent toutes que photographier dans les rues du Caire lorsque l’on est une femme requiert une certaine vigilance, elles disent aussi voir cette « vulnérabilité » comme un avantage leur permettant d’accéder plus facilement aux gens.
« Parfois, si on m’interroge, je dis que je viens faire des photos pour un projet universitaire et, parce que je suis une femme, on ne se méfie pas de moi », confesse Fatma Fahmy.
« Pour moi, c’est très important de raconter ma propre histoire et non pas de voir quelqu’un la raconter à ma place »
- Amina Kaddous, photographe
Un avis partagé par sa consœur Hana Gamal : « D’un côté, je ne peux pas me rendre dans certains quartiers, ou alors je dois m’habiller différemment et me montrer très ferme pour éviter tout type de harcèlement. De l’autre, comme je suis une femme, on ne me croit jamais dangereuse, et je peux avoir accès au monde des femmes. Je peux rentrer dans leur maison, leur parler, ce qui ne serait pas envisageable si j’étais un homme. »
D’après Hana Gamal, la profession de photographe reste incomprise par la société égyptienne. « Je dois toujours expliquer ce que je fais car personne ne comprend ce que c’est que d’être photographe », indique-t-elle. « Quand je dis que je suis artiste visuelle, on me demande si ça rapporte de l’argent. Pour eux, ce n’est pas un métier. »
Ces femmes photographes sont toutefois convaincues de l’importance de leur métier et de la nécessité de raconter elles-mêmes leur propre histoire. Une manière, aussi, d’éviter tout orientalisme.
« Le plus difficile quand on prend des gens en photo, c’est de gagner leur confiance car ils voient souvent mon appareil comme une arme. Mais j’essaie d’être honnête avec eux et de leur expliquer ce que je fais. Pour moi, c’est très important de raconter ma propre histoire et non pas de voir quelqu’un la raconter à ma place », souligne Amina Kaddous.
La Biennale des photographes du monde arabe contemporain se tient du 11 septembre au 24 novembre 2019 au fil d’un parcours entre l’IMA et la MEP.
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