« Les idées ne peuvent mourir » : un rappeur syrien sur la ligne de front
« C’est le terrain de jeu du dirigeant russe. Où vous devez choisir entre le régime et al-Qaïda »
Amir Almuarri regarde la caméra bien en face tandis qu’il chante le premier couplet de sa chanson, « On All Fronts », depuis les décombres d’une salle de classe criblée de balles. Ce rappeur de 20 ans originaire de Maarat al-Numan, au sud de la ville d’Idleb, reste droit dans ses bottes, qu’il vise les gouvernements syrien, russe ou turc ou encore les militants radicaux de Hayat Tahrir al-Cham (HTC).
« Nous avons essayé d’inclure tous les membres de notre société pour montrer qu’il y a de la vie ici et qu’Idleb n’est pas [une entité] terroriste. Malgré les destructions montrées dans la vidéo, nous vivons »
- Amir Almuarri
« J’ai commencé à rapper seulement l’année dernière, mais j’écoutais déjà du rap des années avant la révolution », déclare à Middle East Eye le jeune homme à la voix calme et posée.
Amir Almuarri n’avait que 12 ans lorsque le soulèvement syrien a commencé. « À l’époque, je n’avais aucune idée de ce qui se passait », raconte-t-il. « Mais avec le temps, j’ai vécu et vu tant de choses… »
Almuarri avait de la famille en dehors de Maarat al-Numan, à Alep et Damas, et il leur rendait souvent visite, mais il s’est retrouvé confronté au déplacement interne et au besoin de trouver refuge ailleurs.
« Je ne savais pas ce que ça voulait dire d’être déplacé ou ce que ça impliquait avant que ça ne m’arrive », confie Almuarri, qui a brièvement fui vers Tartous en 2013, avant de partir pour la Turquie – où il s’est « senti comme un étranger » – avec son frère.
La population du gouvernorat d’Idleb a considérablement évolué depuis le soulèvement qui s’est mué en guerre civile : elle a doublé, passant de 1,5 à 3 millions de personnes selon l’ONU, dont beaucoup de déplacés internes.
Almuarri a fait particulièrement attention à la poursuite de ses études, s’efforçant de finir le lycée et d’aller à l’université malgré la situation. « J’étais à la fac mais l’université a fermé et je n’ai pas eu la chance d’étudier ailleurs », déplore-t-il. « J’étudiais le journalisme et les médias. »
Almuarri appréciait le rap depuis longtemps. « Depuis mes 9 ans, j’étais captivé par le rythme et le phrasé », déclare-t-il, ajoutant que ses goûts musicaux s’étendent de Mozart, Beethoven, Sia et Adele aux célèbres chanteurs syriens Lena Chamayan et Rasha Rizk.
Ce n’est que lorsqu’il est revenu à Idleb l’année dernière qu’il a décidé de tenter sa chance. « J’avais emmené avec moi un microphone et du matériel d’enregistrement, alors j’ai commencé à composer, enregistrer et à télécharger la musique sur YouTube. »
Après avoir été déplacé et témoin de la guerre dans son pays, la vie d’Amir Almuarri a basculé une fois encore. « Mon frère a été tué par des snipers turcs à la frontière », indique-t-il. « Alors j’ai dû rentrer pour prendre soin de mes parents et [au moment de mon départ] on m’a remis une interdiction d’entrée sur le territoire turc valable cinq ans. »
Les vidéos YouTube d’Almuarri ont obtenu quelques centaines de vues, au mieux quelques milliers. Mais tout a changé après « On All Fronts », qui a comptabilisé plus de 32 000 vues et a bénéficié d’une couverture internationale.
La production de ce morceau surpasse de loin ses précédents téléchargements de par sa meilleure qualité audio et de mise en scène. Il s’agit d’un effort collaboratif, explique le jeune homme.
« Un groupe de journalistes libanais m’a contacté pour lancer ce projet », rapporte Almuarri, ajoutant que Ghiath Ayoub (un Syrien basé au Liban) a contribué à la réalisation du film et que le célèbre rappeur libanais Mazen El Sayed, également connu sous le nom d’El-Rass, a contribué à la production musicale. « Ils voulaient produire le premier clip musical depuis Idleb. »
« Ils me demandaient : “Comment pouvez-vous produire un clip de rap alors que nous sommes bombardés de tous côtés ?” »
- Amir Almuarri
Pour Almuarri, la vidéo, qui rassemble plus d’une soixantaine de Syriens d’horizons divers remuant la tête au rythme de la musique en regardant la caméra, est un hommage à la vie civile à Idleb et aux différentes personnes impliquées dans sa communauté. Des enseignants, des étudiants, des barbiers, des commerçants, un vendeur de crème glacée, des ambulanciers et les premiers secours des Casques blancs se sont joints à eux.
« Nous avons essayé d’inclure tous les membres de notre société pour montrer qu’il y a de la vie ici et qu’Idleb n’est pas [une entité] terroriste », a-t-il expliqué. « Malgré les destructions montrées dans la vidéo, nous vivons, vous savez ? »
Réaliser cette vidéo n’a toutefois pas été une sinécure.
« Nous avons eu du mal à convaincre les gens de se laisser filmer », explique l’artiste à Middle East Eye. « Ils me demandaient : “Comment pouvez-vous produire un clip de rap alors que nous sommes bombardés de tous côtés ?” »
Mais avec l’aide d’un vidéaste local, il a réussi à impliquer de nombreuses personnes. « Nous leur avons dit que cette vidéo allait mettre en lumière leur vécu », poursuit Almuarri, qui a néanmoins admis que certaines personnes avaient également refusé « par crainte de Hayat [HTC] et des factions. »
« Certains étaient simplement trop timides pour se laisser filmer. »
Alors que sa chanson et son œuvre faisaient l’objet d’une couverture médiatique internationale, Almuarri a été intrigué par certaines des réactions suscitées en Syrie.
« J’ai eu beaucoup de retours de Syriens vivant dans des zones contrôlées par le régime ; beaucoup m’ont contacté sur YouTube. Ils me disaient de me livrer [au gouvernement syrien] et que ça irait pour moi. »
Le jeune homme se met à rire. « Franchement, de quoi parlent-ils ?
« Certains me critiquaient ou m’insultaient […]. Quand je regardais leurs profils, je voyais qu’ils habitaient Tartous ou Hama, ou quelque part sous le contrôle du régime. »
Almuarri n’a pas été contacté par Hayat Tahrir al-Cham ni par aucun des groupes d’opposition de la région, mais affirme que le danger est toujours là.
« Pas de menaces ni rien, mais parfois les journalistes qui correspondent avec eux me conseillent de cesser de parler d’eux, ou de la politique en général, pour que rien ne m’arrive », dit-il. « Je suppose qu’on pourrait qualifier ça d’avertissements. »
« Il y a de l’espoir pour l’avenir, en particulier pour la génération à venir »
- Amir Almuarri
La situation dans le gouvernorat d’Idleb est dramatique, les frappes aériennes provenant principalement de l’armée syrienne et de son principal allié, la Russie, se sont intensifiées au cours de l’année écoulée. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), au moins un millier de civils ont été tués depuis fin avril. Save the Children et ses organisations partenaires ont documenté le déplacement de 440 000 personnes.
En outre, Human Rights Watch a rapporté que l’opération militaire conjointe russo-syrienne à Idleb avait violé le droit international en raison de l’utilisation « d’armes interdites au niveau international et d’autres armes qui frappent sans discrimination » lors d’attaques contre des civils, notamment des roquettes et des « armes incendiaires ».
Face à une situation économique difficile, Amir Almuarri a vu beaucoup de personnes qu’il connaissait essayer de partir ou de rejoindre l’effort de guerre au sein des groupes d’opposition pour joindre les deux bouts. Il s’agit, entre autres, de groupes soutenus par la Turquie, notamment dans le cadre de l’opération Rameau d’olivier dans le district à majorité kurde d’Afrin.
Malgré tout, le jeune rappeur reste optimiste et provocant.
« Il y a de l’espoir pour l’avenir, en particulier pour la génération à venir », affirme-t-il, citant à titre d’exemple la croissance de la scène artistique et culturelle syrienne, bien qu’encore modeste, et la solidarité qui y règne. « Nous avons des graffeurs, des écrivains, des groupes de théâtre, des troupes de danse pour les mariages et ils ont tous bénéficié d’une couverture médiatique. »
Mais rien n’a véritablement suscité autant de réactions que « On All Fronts », ce qui, selon son interprète, pourrait être le coup de fouet moral dont lui et ceux qui l’entourent à Idleb ont tant besoin. Et bien qu’il vive entre HTS et le gouvernement syrien, comme il le dit dans sa chanson, il a le sentiment que l’esprit du soulèvement populaire est toujours vivant.
« Le peuple est la révolution, la révolution est une idée, et les idées ne peuvent mourir. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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