Liban : de la transformation du paysage politique à la vague « dégagiste »
Depuis son indépendance en 1943, le Liban a eu un paysage politique intimement lié aux rapports de force régionaux. À cause de son statut d’État tampon – c’est-à-dire un État dont l’équilibre dépend des équilibres régionaux –, toutes les grandes crises et les grands conflits qu’il a connus étaient liés à des acteurs extérieurs.
Le Liban a eu un paysage politique intimement lié aux rapports de force régionaux
Les chefs politiques libanais avaient bien des partis pris relatifs à l’avenir de l’État libanais (certains voulaient changer les institutions, d’autres voulaient les conserver), mais la tentation de l’aide extérieure était bien là. C’est d’ailleurs l’histoire de la guerre du Liban (1975-1990) : une imbrication de désaccords internes et de conflits externes.
Un pays soumis aux dynamiques régionales
La guerre du Liban, souvent appelée à tort « guerre civile », a largement gelé le débat sur les réformes politiques et institutionnelles. La question palestinienne, les ambitions syriennes, la naissance de la République islamique d’Iran, l’invasion israélienne, les rivalités irako-iraniennes et irako-syriennes et le consensus international contre Saddam Hussein ont déterminé le sort du pays du Cèdre.
Rappelons, par exemple, que la guerre du Golfe (1990-1991) et la participation de la Syrie à la coalition internationale contre l’Irak ont scellé l’occupation syrienne au Liban. En dépit de l’accord de Taëf (1989), qui prévoit l’établissement d’un « Parlement national non confessionnel », la tutelle syro-saoudienne (représentée notamment par Rafik Hariri, président du Conseil de 1992 à 1998, puis de 2000 à 2004) a gelé à son tour la question des réformes politiques.
Certaines dispositions de l’accord de Taëf ont bien été appliquées (équilibre islamo-chrétien au Parlement et dans l’exécutif, limitation des prérogatives présidentielles), mais le confessionnalisme politique – rejeté dans le discours par la majorité des acteurs politiques – demeure intact trente ans après l’accord.
Parallèlement, il fallait compter avec une résistance islamique et libanaise menée par le Hezbollah et soutenue par l’Iran. Face à Israël, le Hezbollah a pu compter sur toutes les communautés du pays et la libération du Sud-Liban (2000) lui a assuré une certaine légitimité nationale. Depuis, malgré l’influence iranienne – qui s’ajoute aux deux autres influences régionales –, le Hezbollah n’a cessé de se « libaniser ».
En 2005, après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafik Hariri et l’achèvement du retrait des troupes syriennes du Liban, deux grandes coalitions foncièrement géopolitiques – correspondant à deux grandes manifestations – sont nées : le 14-Mars, mené par le clan Hariri (ainsi que les Forces libanaises de Samir Geagea et le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt) et parrainé par Riyad ; le 8-Mars, mené par le Hezbollah (ainsi que Sleiman Frangié et l’ancien Premier ministre Omar Karamé) et parrainé par Damas et Téhéran.
Nouvelle donne régionale et nouvelle donne libanaise
En février 2006, le Courant patriotique libre (CPL) de Michel Aoun conclut un accord avec le Hezbollah. Quelques mois plus tard, ce dernier tient tête à Israël dans un nouvel affrontement armé et émerge à la fois comme une force politique incontournable et comme une puissance régionale. Petit à petit, le 8-Mars et son allié Michel Aoun dominent le paysage politique libanais.
Entre 2009 et 2011, Walid Joumblatt prend ses distances avec le 14-Mars. Ensuite, l’alliance « antisyrienne » soutient les rebelles en Syrie, avant de se laisser submerger par les événements : de la menace islamiste (sunnite) contre l’armée libanaise à l’entrée en guerre du Hezbollah, soutenu par ses alliés politiques.
Les acteurs politiques libanais donnent l’impression de privilégier l’entente nationale aux partis pris régionaux
Ces dernières années, le triomphe de l’axe de la résistance (Téhéran-Damas-Hezbollah) à l’échelle régionale a évidemment profité au Hezbollah et à ses alliés. En 2016, Michel Aoun est élu président de la République. De son côté, Saad Hariri se « libanise » aussi, notamment après le traitement humiliant que Riyad lui fait subir à l’automne 2017.
Il n’est cependant pas question de rupture entre Hariri et les Saoudiens.
Dans ce contexte, les acteurs politiques libanais donnent l’impression de privilégier l’entente nationale aux partis pris régionaux : le Hezbollah est renforcé et ses alliés régionaux n’ont pas grand-chose à exiger de lui sur la scène libanaise ; le courant aouniste n’a pas de véritable parrain régional ; Hariri se rapproche de ses adversaires et renonce à réactiver le dossier des armes du Hezbollah.
Les élections de 2018 confirment cette tendance. D’abord, à l’exception des Forces libanaises de Geagea, les alliés de Riyad sont affaiblis ou laminés. Ensuite, Hariri et le courant aouniste vont jusqu’à s’allier. Enfin, l’ancien 8-Mars (il n’est plus question des deux grandes coalitions) sort renforcé : le Hezbollah et ses alliés remportent l’intégralité des sièges chiites et une dizaine de sièges sunnites échappent à Hariri.
La revanche de la politique sur la géopolitique ?
Ces élections de 2018 posent plusieurs problèmes. Le premier problème est lié à une loi électorale d’un confessionnalisme débridé (il fallait, de l’aveu de ses architectes, mieux représenter les électeurs chrétiens par des députés chrétiens). Le deuxième problème est celui du taux de participation : moins de 50 % (un signal important) après neuf ans sans voter.
Le troisième problème est celui du gouvernement issu de ces élections. Non seulement on a tenu à maintenir Hariri à la tête du gouvernement simplement parce qu’il est majoritaire auprès des sunnites (ce qui ne correspond nullement à la tradition politique libanaise), mais on a tenu aussi à représenter au gouvernement presque toutes les forces politiques présentes au Parlement au nom d’un « consensus » qui contredit l’idée démocratique. L’opposition réelle était ainsi condamnée à être extraparlementaire.
Ce n’est pas le Hezbollah des armes et de la résistance qui se retrouve bousculé cette fois, mais le Hezbollah du Parlement et du gouvernement
En somme, la classe politique libanaise a partiellement mis à l’abri le Liban des perturbations régionales, mais sans offrir aux Libanais ni la citoyenneté (étouffée par le féodalisme confessionnel), ni la démocratie (niée par le consensus au pouvoir). Si on ajoute à cela les pressions économiques extérieures (des créanciers) et des réformes iniques dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde (50 % du patrimoine est détenu par 0,3 % de la population), le soulèvement populaire actuel s’explique largement.
Une soif de citoyenneté et de démocratie
Ironiquement, ce n’est pas le Hezbollah des armes et de la résistance qui se retrouve bousculé cette fois, mais le Hezbollah du Parlement et du gouvernement. Il se retrouve aujourd’hui coincé entre sa posture légitimiste (sa défense des institutions et même du gouvernement de Hariri jusqu’à la veille de sa démission) et une partie de sa base populaire.
Les dirigeants libanais ont beau pouvoir encore compter sur leurs militants (notamment pour les partis les mieux organisés, et cela inclut le Hezbollah et le Courant patriotique libre de Michel Aoun), il existe aujourd’hui au Liban – comme ailleurs dans le monde arabe – une soif de citoyenneté et de démocratie. Quelle que soit l’issue du bras de fer actuel, le confessionnalisme débridé et le faux consensus permanent – deux vecteurs de la corruption tant décriée – ne sont plus viables.
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