À Nicosie, l’espoir perdu des Chypriotes grecs
« Tu penses que ton reportage va changer quelque chose à notre histoire ? » Fríxos Sofoúlis manie la rhétorique au milieu de ses outils de menuiserie. Lui n’y croit pas. Plus. Quarante-cinq ans après l’invasion de la moitié nord de son pays par l’armée turque, ce Chypriote grec ironise sur une situation temporaire devenue permanente.
Son atelier jouxte un poste frontière établi au cœur de Nicosie – une cabane en bois abandonnée et des bidons de pétrole alignés qui ramènent quotidiennement l’homme de 67 ans à la réalité d’une île coupée en deux depuis 1974. « J’ai de l’amertume bien sûr. Ce problème ne se règlera jamais. »
Ce problème, c’est celui d’un pays qui fut tour à tour terre grec, territoire ottoman puis colonie britannique. Un pays composé d’une communauté grecque majoritaire et d’une minorité turque, devenu indépendant en 1960.
« On était tous Chypriotes. Chrétiens ou musulmans, mais Chypriotes », plaide Panayióta Ioannídou, qui voit dans la lutte pour l’indépendance vis-à-vis de Londres dans les années 50 les prémices d’un nationalisme lancinant.
« Le sentiment grec s’est développé pendant cette période », assure cette psychologue de 60 ans. Attablée à la terrasse d’un café, la femme à l’allure soignée, au ton posé, se souvient « d’une éducation marquée par l’exaltation d’un sentiment national, d’un conditionnement au rattachement à la Grèce et d’un occupant britannique alimentant les divisions communautaires. »
Équilibre précaire
Lorsque l’indépendance est proclamée le 16 août 1960, l’archevêque Makários III devient président de la nouvelle République de Chypre. Le traité de garantie signé la même année entre le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie assure aux trois puissances un droit de regard sur les affaires intérieures chypriotes et rend, de fait, l’indépendance de l’île toute relative.
Surtout, ce traité permet aux trois pays signataires d’intervenir militairement s’ils estiment que l’ordre constitutionnel de Chypre est mis à mal. Les années qui suivent sont marquées par des luttes d’influence et des conflits ethniques entre Chypriotes grecs, qui représentent plus de 80 % de la population, et Chypriotes turcs, dont les droits peinent à être définis.
Garant d’un équilibre précaire, le président Makários III est contesté par les nationalistes grecs qui militent activement pour l’Énosis, soit le rattachement de l’île à la Grèce. À Athènes, la dictature des colonels (1967-1974) fait alors face à une contestation de plus en plus forte et pense trouver un nouveau souffle à l’extérieur de ses frontières en relançant la Grande Idée, celle d’un regroupement des communautés hellénophones dans un seul et même État-nation.
Le 15 juillet 1974, la junte militaire tente d’annexer l’île et fomente un coup d’État contre le président Makários III. Elle ouvre la voie à une intervention de l’armée turque qui entend protéger la minorité turcophone de l’île. L’opération Attila, pilotée par Ankara, débute le 20 juillet 1974. Les militaires turcs envahissent la moitié nord de l’île en 48 heures, des centaines de Chypriotes grecs et turcs sont portés disparus.
Exil forcé
« Quand la junte militaire a tenté de rattacher Chypre à la Grèce, on se doutait que la Turquie allait débarquer », reprend Panayióta Ioannídou. Elle a 14 ans au moment de l’invasion.
« J’ai pris avec moi le maximum d’affaires, des photos, des petits objets… La situation devait être temporaire mais je comprenais bien qu’il serait difficile de rentrer »
- Panayióta Ioannídou
« Famagouste a été envahie et personne n’a su la protéger. On voyait les bombes depuis la fenêtre de la cuisine, notre maison a été touchée. » Elle se recoiffe, marque une pause pour contrôler son émotion. La ville située sur la côte est de l’île ressemble alors à une station balnéaire moderne et attractive, où restaurants raffinés et hôtels de luxe drainent une population internationale.
« On a quitté la ville en famille au début du mois d’août », retrace Panayióta Ioannídou. « J’ai pris avec moi le maximum d’affaires, des photos, des petits objets… La situation devait être temporaire mais je comprenais bien qu’il serait difficile de rentrer. »
Commence alors un exil forcé dans la partie sud du pays, de Limassol à Larnaca, puis Nicosie, où elle vit désormais.
Malgré la débâcle de la junte militaire grecque et la restauration de la République chypriote, l’armée turque reste et impose de fait la partition de l’île, invoquant la sécurité de la minorité turque et le maintien de la paix.
Une frontière physique, la ligne verte, s’établit sur 180 kilomètres. Au nord, 200 000 Chypriotes grecs sont chassés d’un territoire dès lors occupé et sont contraints de s’exiler au sud.
Disséminée sur l’ensemble de l’île, la minorité turque se voit, elle, contrainte de rejoindre le nord, qui proclame son indépendance en 1983 et devient la « République turque de Chypre du Nord ». S’étendant sur 38 % de l’île, elle n’est pas reconnue par la communauté internationale.
À Nicosie, les camionnettes des Nations unies arpentent les rues d’une capitale éventrée par une plaie ouverte. Les artères de la vieille ville mènent inlassablement à une frontière érigée depuis près d’un demi-siècle et surveillée en permanence par une force chargée du maintien de la paix.
À une centaine de mètres de la ligne verte, à la sortie d’un enchevêtrement de ruelles aux maisons basses, se dresse la mosquée Omeriye, ancien monastère transformé durant la période ottomane et symbole visible de l’évolution de l’île au cours des siècles. Adossé à l’édifice religieux, le restaurant de Fróso Nikoláou accueille habitués et gens de passage.
« Toutes ces nationalités différentes qui viennent prier ensemble dans la mosquée, et nous on n’arrive pas à trouver une solution à ce conflit », se désole la femme de 70 ans, visage fourni de grains de beauté. Originaire d’Akhna, dans la partie occupée de l’île, Fróso Nikoláou a quitté sa ville et sa maison à l’arrivée des troupes turques.
« Avant 1974, on vivait ensemble sans problème, Chypriotes grecs et Chypriotes turcs, dans le même village »
- Fróso Nikoláou, 70 ans
« Avant 1974, on vivait ensemble sans problème, Chypriotes grecs et Chypriotes turcs, dans le même village », rappelle la femme au physique fluet, qui transporte toujours avec elle les photos de sa maison laissée contre son gré. Une manière de préserver la mémoire d’un paradis perdu, et d’entretenir l’espoir d’un retour.
Ses petites mains dont la peau ondulée trahit le temps qui s’égrène étalent les images sur une table. « Une maison qu’on venait de refaire, avec une vue imprenable. J’espère pouvoir m’y installer à nouveau ; qui n’aurait pas envie de récupérer ses terres ? Mais plus le temps passe, plus les espoirs disparaissent. »
Malgré l’entrée de la République de Chypre dans l’Union européenne en 2004, le conflit s’est enlisé. Ni le plan Annan, qui prévoyait la même année l’instauration d’un État confédéral, ni les négociations inter-chypriotes de Crans-Montana, en 2017, n’ont abouti à une solution.
Depuis 2003, seuls neuf points de passage ont été ouverts sur la ligne verte. Ils permettent notamment aux Grecs chypriotes d’aller voir leurs villes natales et leurs maisons désormais occupées.
Panayióta Ioannídou en fait partie. « Je ne peux pas abandonner une partie de moi. C’est dur mais j’en ai besoin », justifie la psychologue.
D’autres refusent de mettre les pieds en territoire occupé. « Pour quoi faire ? », interroge Fríxos Sofoúlis à l’entrée de son atelier. L’homme aux cheveux grisonnants fronce les sourcils derrière ses lunettes rectangulaires. « Depuis Constantinople jusqu’à Nicosie, on cède face à la Turquie. Et le problème va se poursuivre dans les îles grecques. »
Les déclarations du président turc Recep Tayyip Erdoğan, qui invoque régulièrement l’héritage ottoman pour rappeler « les frontières du cœur » de la Turquie ou redéfinir les contours d’une « patrie bleu azur » s’étendant jusqu’aux îles grecques, donnent en effet peu d’espoir aux habitants du sud de l’île.
Fin novembre, le Secrétaire général des Nations unies réunissait dirigeants chypriotes grecs et turcs à Berlin, trente ans après la réunification de la ville allemande, pour une rencontre informelle et symbolique. Mais l’optimisme a été de courte durée, le ministre des Affaires étrangères de la « République turque de Chypre du Nord » annonçant trois jours plus tard qu’« il n’y a[vait] rien concernant le processus de négociation, ni date, ni calendrier », et accusant les Chypriotes grecs d’« utiliser les discussions comme un outil pour isoler les Chypriotes turcs et la Turquie ».
Dans la foulée, la Turquie et la Libye signaient un accord de délimitation maritime, accentuant la pression sur Chypre et la Grèce quant à l’exploitation des gisements gaziers à l’est de la Méditerranée. Des tensions croissantes liées aux ressources énergétiques de la région qui font ressurgir le spectre d’un conflit militarisé sur l’île. À Nicosie, dernière capitale divisée d’Europe, les espérances restent sans lendemain.
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