Maroc-Espagne : un « conflit » évité de justesse
Devant la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, réunie d’urgence le 16 décembre 2019 à la demande du ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita a expliqué à son auditoire qu’à la suite de travaux scientifiques effectués avec précision par un ensemble de secteurs avec l’utilisation des dernières technologies disponibles, le Maroc, de Tanger à Lagouira, puis de Tanger à Saïdia, en plus du plateau continental, pouvait enfin définir sa zone économique exclusive et ses eaux régionales, sur la base de la Convention sur le droit de la mer.
Et que, suite à cette procédure, le Maroc déposerait ses documents auprès des Nations unies, en particulier en ce qui concerne le plateau continental. Ce dernier étant reconnu dans le droit international comme un prolongement du continent, sous la surface de l’océan, devant être partagé avec les voisins espagnols et mauritaniens.
Les Canaries ont vu dans cette démarche une atteinte à leur souveraineté et une violation des accords de bon voisinage qui lient le Maroc et l’Espagne
Moins de vingt-quatre heures plus tard, levée de boucliers dans les médias des Canaries et du gouvernement autonome local qui ont vu dans cette démarche une atteinte à leur souveraineté et une violation des accords de bon voisinage qui lient le Maroc et l’Espagne.
Face au mutisme de Rabat, c’était aux médias et à la classe politique ibériques de prendre le relais et de tirer la sonnette d’alarme pour mettre en garde contre les graves répercussions que cette décision pouvait avoir sur les relations entre les deux pays.
Traduction : « Il n’y a pas de malentendu. Le Maroc est dans son droit souverain mais ne cherche pas à aller au-delà de ses droits. D’autres pays ont délimité leur espace maritime sans demander d’autorisation ». Nasser Bourita au sujet du projet de zone économique exclusive
Même si, durant la réunion de la commission des Affaires étrangères, le chef de la diplomatie marocaine a bien tenu à préciser que le Maroc n’imposait pas à travers cette décision un fait accompli à ses voisins, et que le royaume n’était pas fermé au dialogue avec l’Espagne et avec la Mauritanie pour résoudre tout problème de consentement mutuel dans le cadre des excellentes relations qui le lient aux deux pays et dans le cadre d’un partenariat constructif, Madrid ne l’a pas entendu de cette oreille, et ce fut le tollé dans l’opinion publique espagnole.
Le fait accompli
De quoi s’agit-il exactement ? Dans une réunion expéditive, la commission des Affaires étrangères a approuvé le 16 décembre 2019 un projet de loi qui fixe la limite des eaux territoriales marocaines, événement que le ministre Nasser Bourita a qualifié d’« historique ».
En vertu de ce projet de loi adopté en commission et en attendant son vote en séance plénière, le Maroc étend ainsi sa souveraineté sur son domaine maritime avec comme objectif de réaliser une harmonie entre le fait que le Maroc exerce sa souveraineté sur son territoire, y compris le Sahara, et ses positions diplomatiques exprimant le fait que le Sahara fait partie de son territoire.
Or, un des pays qui partagent ce plateau continental est l’Espagne. Cette dernière a accusé le Maroc de la mettre devant le fait accompli, le ministère marocain des Affaires étrangères n’ayant pas informé Madrid du contenu de cette décision que les Espagnols ont apprise par voie de presse.
Si les Mauritaniens n’ont pas particulièrement accordé d’importance à l’événement, les accusations ont fusé de partout côté espagnol pour dénoncer une « décision unilatérale » et « dépourvue de légalité ».
Le Maroc veut « occuper » le territoire canarien, peut-on entendre du côté des groupes nationalistes espagnols qui ont demandé à saisir les Nations unies contre cette « agression » et dénoncé l’occupation de facto du Sahara occidental tout en exprimant leur grande inquiétude face à cette décision « belliqueuse ».
La diplomatie marocaine était dans l’obligation de demander le report de la séance en attendant que le climat – très tendu – s’apaise
Après l’adoption du texte au sein de la commission des Affaires étrangères, le projet de loi devait être soumis le 23 décembre à un vote en plénière. Or, cette réunion n’a pas eu lieu. Même s’il n’est pas du ressort du ministère des Affaires étrangères de gérer le calendrier de la Chambre des représentants, la diplomatie marocaine, et face aux fortes pressions en provenance de Madrid, était dans l’obligation de demander le report de la séance en attendant que le climat – très tendu – s’apaise.
Sur ce point, la diplomatie marocaine se défend et jure par tous les dieux qu’il n’y a eu ni report, ni retrait, ni rétropédalage sur cette question.
Le ministère explique aussi que le processus législatif suivait son cours et que les textes internes de souveraineté ne sont pas mélangés avec les conventions internationales.
Or, lors de la tenue de la réunion de la commission des Affaires étrangères, Nasser Bourita expliquait que le texte approuvé l’était sur la base de la Convention sur le droit de la mer adoptée par les Nations unies. On relève là une contradiction dans le discours du ministre qui avait pourtant donné rendez-vous aux députés de la nation le 23 décembre en vue de voter les deux textes.
Bref, voyant naître un conflit diplomatique avec Madrid qui, heure après heure, prenait de l’ampleur, les pouvoirs publics marocains ont décidé de retirer le texte du vote en attendant un meilleur climat régional.
Traduction : « Rabat étend ses eaux et ‘’envahit’’ celles des Canaries. Le PSOE rugit contre le Maroc, mais le gouvernement de Pedro Sánchez Pérez-Castejón garde le silence. Il n’a pas non plus protesté lorsqu’il y a dix-sept mois, Rabat a fermé les douanes de Melilla, asphyxiant la ville »
Au Maroc, et presque à l’unanimité, les médias – notamment pro-gouvernement – se sont réjouis de cette décision « historique », reprenant en chœur les éléments de langage du ministère des Affaires étrangères.
Nasser Bourita, qui expliquait que ces lois constitueraient « une base solide » pour la négociation de tout accord avec l’Espagne ou la Mauritanie, a insisté sur la volonté des autorités marocaines de « protéger et préserver » les intérêts du pays, précisant qu’il s’agissait-là d’une décision « stratégique et souveraine ».
Même si le ministre a tenté de rassurer les voisins du Maroc en rappelant que le royaume restait ouvert à l’Espagne, à la Mauritanie et au Portugal concernant d’éventuels chevauchements, notamment en ce qui concerne les îles Canaries, le mal était fait côté espagnol.
Un sous-sol riche en minéraux rares
Par ailleurs, un forum internet réservé à l’actualité des Forces armées royales (FAR) marocaines, généralement bien informé et réputé proche de l’establishment militaire marocain, a fustigé dans un post sur sa page Facebook le retrait du texte de loi par le ministère des Affaires étrangères, tout en accusant l’Espagne d’utiliser le statut juridique du Sahara pour contraindre le Maroc à renoncer à certains de ses droits dans le domaine maritime exclusif de cette région dont le sous-sol serait riche en certains minéraux rares.
Des avions de chasse F-18 de l’armée de l’air espagnole ont opéré des patrouilles au-dessus des îles Canaries et des unités navales américaines ont été déployées dans le détroit de Gibraltar
Quelques heures après l’adoption du projet de loi sur le domaine maritime exclusif par la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants du Maroc – et pendant qu’une délégation marocaine se trouvait à Paris pour tenter de renouer le dialogue avec la France avec laquelle le Maroc est en froid depuis quelques mois paradoxalement et principalement en raison de la proximité économique et politique avec Madrid – voilà que des avions de chasse F-18 de l’armée de l’air espagnole ont opéré des patrouilles au-dessus des îles Canaries.
Parallèlement, des unités navales américaines ont été déployées dans le détroit de Gibraltar, officiellement pour contrôler les mouvements russes et turcs dans la région.
Mais sachant que l’Espagne et les États-Unis sont tous deux membres de l’OTAN, la charte de l’organisation transatlantique oblige tout pays allié à porter assistance et secours à un autre s’il fait face à une quelconque menace.
Nous ignorons dans quel cadre se font ces mouvements militaires mais ce qui est certain, c’est qu’ils ont lieu en face des côtes marocaines.
Il ne faut pas oublier que les villes et îles marocaines du nord du pays (Ceuta, Melilla, la péninsule de Badis, l’île de Nekkor, les îles Zaffarines) occupées par l’Espagne sont considérées par l’OTAN comme faisant partie intégrante de son périmètre géomilitaire.
Il aurait été plus judicieux pour le ministre marocain des Affaires étrangères de déposer un projet de loi imposant à l’Espagne un calendrier de rétrocession des présides occupés avant de penser à un texte qui fixe la limite des eaux territoriales marocaines, malgré l’importance manifeste de ce dernier également. Car il est temps de mettre l’Espagne devant ses responsabilités politiques, historiques et géographiques et mettre fin à ces dernières colonies d’Afrique.
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