Les secrets de la chute d’Abdelaziz Bouteflika
C’est assurément pendant l’été 2018 que le sort de Bouteflika a été scellé. Selon les révélations contenues dans l’ouvrage Bouteflika, l’histoire secrète, paru récemment, un « conseil de famille » réunissant Abdelaziz Bouteflika, sa sœur Zhor et ses deux frères Saïd et Nacer s’est tenu à cette période.
L’annonce de la candidature d’un président malade, dont on ne voit que les photos, qui ne s’adresse plus aux Algériens de vive voix depuis 2012, choque profondément le pays
« Saïd est le plus tranché. Il n’est pas question que la famille cède le pouvoir et le président peut et doit se représenter. C’est d’autant plus vrai que ses amis oligarques avec lesquels [Saïd] dîne presque chaque soir lui font subir des pressions. L’argument est simple : si les Bouteflika cèdent le pouvoir, c’est l’exil ou la prison pour tous ceux qui les ont soutenus, financés et ont profité de leur proximité », écrit le journaliste algérien Farid Alilat, auteur de cette biographie.
Les « plans » de Saïd Bouteflika
L’idée est de se rabattre sur l’initiative lancée par le président du Mouvement pour la société de la paix (MSP, islamiste), Abderrezak Makri, qui propose une transition de cinq ans pendant laquelle Abdelaziz Bouteflika serait maintenu à son poste en attendant de trouver une solution consensuelle à la crise créée par la maladie du chef de l’État.
« Au bout de deux mois d’hésitations et de tergiversations, Makri donne son accord pour une entrevue avec Saïd Bouteflika. Jeudi 18 octobre [2019], les deux hommes qui se connaissent peu se retrouvent à Zéralda [résidence médicalisée du président]. Saïd explique à son hôte que le président est très malade. Il déroule son laïus : ‘’Il ne parle plus, c’est pour cette raison qu’il ne reçoit plus les étrangers. Dans la famille, nous pensons qu’il est temps de tendre la main à l’opposition pour nous accompagner vers une sortie honorable’’. »
« Coup de bluff ou pas, Saïd dit que Bouteflika n’est pas partisan de se succéder à lui-même : ‘‘Le président n’est pas favorable à un cinquième mandat. Je sais que beaucoup y sont favorables pour leurs propres intérêts et non pour ceux du président. Pour le cinquième mandat, nous n’avons pas de signaux favorables, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur’’ », lit-on dans le livre.
Mais ces manœuvres sont refusées par l’opposition consultée discrètement et par l’armée qui refuse tous plans extraconstitutionnels. C’est ainsi que s’impose au clan Bouteflika l’option suicidaire du cinquième mandat dès début 2019.
L’annonce de la candidature d’un président malade, dont on ne voit que les photos, qui ne s’adresse plus aux Algériens de vive voix depuis 2012, choque profondément le pays.
Après des manifestations dans plusieurs villes, Alger connaît, le vendredi 22 février 2019, un véritable tsunami humain pour rejeter le cinquième mandat.
L’armée hésite, puis se décide
Le système est ébranlé : « Au sein du commandement militaire, le soutien indéfectible de Gaïd Salah [chef d’état-major de l’armée] à l’option du cinquième mandat ne passe plus. Les généraux qui l’entourent comprennent que le mouvement de contestation est irréversible. Le choix devient de plus en plus intenable : faut-il sauver Bouteflika ou l’Algérie ? Au sein de l’état-major, les partisans du maintien du président se comptent sur les doigts de la main. Aussi les généraux pressent-ils Gaïd Salah de sonner la fin de la partie. »
Ainsi, après une importante manifestation le 24 mars, Gaïd Salah finit par se décider : « Ahmed Gaïd Salah se rend à la résidence de Zéralda pour rencontrer le conseil de famille formé du président, de ses deux frères et de sa sœur. Sa mission est plutôt simple : obtenir la démission du chef de l’État. Le chef de l’armée explique que la partie est finie et qu’il est temps pour le chef de l’État de remettre sa démission conformément à l’article 102 de la Constitution. »
Saïd Bouteflika s’engage dans un premier temps à accepter mais dès que le puissant haut gradé quitte la résidence, il se retourne contre Gaïd Salah.
Objectif : éliminer Gaïd Salah
« Lorsque le chef d’état-major quitte les lieux, la famille n’entend pas abdiquer. Ne rien céder, ne rien lâcher. C’est que, depuis des jours, Saïd est en relation avec le général Mohamed Mediène [ex-patron des services secrets]. Les deux hommes préparent un plan alternatif qui permettrait au président et à son clan de se maintenir au pouvoir, le temps de préparer la succession », révèle Farid Alilat.
L’armée, par la voix de son patron, celui qui était un fidèle du président Bouteflika, somme publiquement ce dernier de quitter le pouvoir
« Ce plan passe par l’élimination d’Ahmed Gaïd Salah, l’obstacle qui empêche désormais les Bouteflika de garder le pouvoir. Le lendemain de cette réunion, le patron de l’armée retourne à Zéralda pour s’assurer de leurs intentions. Il ne trouve que la sœur et une vieille amie du président. Celui-ci est allongé, groggy. Ses deux frères Saïd et Nacer sont absents. Gaïd Salah perd définitivement confiance en son ami Bouteflika, d’autant plus que les informations en sa possession, grâce aux écoutes téléphoniques et aux filatures de Saïd et de ses amis, indiquent clairement qu’on complote contre lui. »
La suite ? L’armée, par la voix de son patron, celui qui était un fidèle du président Bouteflika, somme publiquement ce dernier de quitter le pouvoir. Le clan présidentiel tente d’accélérer ses propres plans : maintenir Bouteflika à son poste, demander à l’ancien président Liamine Zeroual de diriger un gouvernement de transition et… évincer Ahmed Gaïd Salah.
La riposte de l’armée
Le 30 mars au soir, Saïd Bouteflika appelle l’ancien ministre de la Défense Khaled Nezzar : « Il lui annonce que le chef d’état-major est en réunion avec des commandants des forces armées et qu’il pourrait intervenir dans la résidence de Zéralda. Il ajoute que le chef de l’État envisage de destituer incessamment Gaïd Salah. »
Selon les informations de Farid Alilat, ce soir du 30 mars, « des troupes spéciales font discrètement irruption au siège de la télévision nationale alors que les chaînes privées sont placées sous surveillance afin d’intercepter un communiqué faisant état du limogeage d’Ahmed Gaïd Salah et de son remplacement par le général Saïd Bey, ancien commandant de la deuxième région militaire ».
Il n’y aura pas de destitution du patron de l’armée. D’ailleurs, ce dernier reprend l’initiative et, le 2 avril 2019, il tire à bout portant. « L’état-major au complet se réunit au ministère de la Défense. Devant les généraux, le vice-ministre de la Défense [Gaïd Salah] explique que le conseil de famille de Bouteflika a comploté contre lui pour le destituer. Il dit être en possession de preuves, de documents, de vidéos et d’enregistrements qui le prouvent. »
La longue réunion ne se termine qu’en fin d’après-midi : « À 17 h, Ahmed Gaïd Salah appelle Mohamed Rougab, le secrétaire particulier de Bouteflika : ‘‘Dites au président d’annoncer ce soir sa démission avant 20 heures.’’ Rougab demande du temps pour joindre la famille à Zéralda et rédiger le communiqué. Cinglant, Gaïd Salah menace d’encercler la résidence de Bouteflika si ce dernier ne s’exécute pas. »
À 20 h, le 2 avril, en robe de chambre, Bouteflika apparaît à la télévision remettant sa démission aux présidents du sénat et du Conseil constitutionnel.
« La chute de la maison Bouteflika est aussi une histoire de trahison », conclut l’auteur de l’ouvrage. Dès lors qu’il s’est senti trahi par Bouteflika et ses frères qui s’étaient engagés à remettre la lettre de démission, Ahmed Gaïd Salah s’est montré implacable, impitoyable à leur égard. »
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