Les transactions obscures des Émirats arabes unis en Serbie
Au cours des deux dernières années, les Emirats arabes unis ont investi des milliards de dollars en Serbie.
Les dirigeants émiratis ont signé des contrats lucratifs visant à développer l'industrie de l'armement serbe, ont racheté une part importante de la compagnie aérienne nationale et ont octroyé des prêts de plusieurs milliards de dollars au gouvernement.
Les raisons des investissements des Emirats en Serbie sont entourées du plus grand secret ; des sources serbes ont toutefois révélé à MEE que celles-ci vont bien au-delà des potentielles retombées financières.
Le prince héritier d'Abou Dhabi, Mohammed ben Zayed al-Nahyane, est accusé de servir d'intermédiaire des Etats-Unis et d’Israël en Europe de l'Est et de tenter d'exploiter un marché de l’armement peu réglementé en Serbie pour distribuer des armes au Moyen-Orient.
Derrière ces investissements colossaux se cache la silhouette obscure de Mohammed Dahlan, l'homme fort palestinien en exil. Il serait au centre d'un réseau facilitant les communications entre les Emirats et les services de renseignements américains et israéliens, tout en favorisant les investissements douteux des Emirats en Serbie, qui ont rempli les poches de leurs dirigeants politiques.
Les investissements émiratis en Serbie
L'an dernier, lors de l'International Defence Exhibition d'Abou Dhabi, un accord d'une valeur de 200 millions de dollars a été signé entre l'entreprise d'armement serbe Yugoimport SDPR et la société émiratie Emirates Advanced Research and Technology Holding (EARTH).
Une source serbe a indiqué à MEE que l'investissement porte sur le système de missiles ALAS (Advanced Light Attack System) de confection serbe, qui est une « arme anti-blindés polyvalente d’une portée maximale de 60 km ». Cette même source a révélé que les Emirats sont intéressés par ces missiles car ils « devraient être capables de détruire tous les modèles de chars existant sur le marché mondial ».
Les Emirats arabes unis constituent le quatrième pays importateur d'armes du monde selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Le pays a dépensé plus de 19 milliards de dollars en matériel militaire en 2012. Avec une population de moins d'un million d'habitants, les Emirats sont désormais considérés comme le pays le plus lourdement armé de la planète sur la base du nombre d'armes par habitant.
Les relations serbo-émiraties en matière de défense sont de plus en plus étroites d'après la source serbe de MEE, qui a indiqué que « des formes initiales de coopération ont été établies au niveau des agences de sécurité militaire, de la police militaire et des unités spéciales, ainsi que dans les domaines des technologies de l'information et de la communication et de la cyber-défense ».
D'après cette même source, les Emirats s'intéressent en premier lieu à l'industrie de la défense serbe, en plein essor, mais ont également de nombreux autres investissements dans plusieurs secteurs industriels.
Une des transactions les plus importantes a été conclue en août 2013 lorsque la compagnie aérienne d'Abou Dhabi, Etihad Airways, a racheté 49% de la compagnie aérienne serbe déficitaire JAT Airways. Une nouvelle société, Air Serbia, est née de cet investissement, avec l'objectif déclaré de créer une plateforme de transport secondaire en Europe de l'Est.
L’ancien conseiller économique du gouvernement serbe exprime cependant des soupçons de corruption sur cet accord.
« Dans le cadre de l'accord avec JAT, Etihad ne fournit pas un investissement direct mais une note de crédit qui sera ensuite convertie en actions », a expliqué à MEE Dusan Pavlovic, conseiller du ministre serbe de l'Economie en poste de septembre 2013 à janvier 2014. « La République de Serbie est garante de cette note de crédit et si la nouvelle société fait faillite, ce sera au peuple serbe de payer les 40 millions d'euros. »
« Si cela se produisait, deux millions d'euros supplémentaires de frais juridiques devraient être versés à une société mêlant des proches du Premier ministre serbe », a-t-il ajouté.
D'après Dusan Pavlovic, les accords impliquant des investissements émiratis en Serbie sont tenus secrets en raison d'une clause de l'accord signé entre les deux gouvernements en mars 2013.
« Cet accord comporte des dispositions permettant de ne pas tenir compte de la législation nationale de Serbie. Par exemple, tout investissement provenant des Emirats a la priorité sur les transactions locales », a-t-il indiqué.
« L'accord sur les investissements des Emirats en Serbie stipule également que les informations concernant les transaction doivent rester secrètes. »
Pavlovic critique la plupart des investissements émiratis les plus en vue et reproche au gouvernement serbe de mentir à son peuple.
Il juge par exemple une proposition émiratie d'investissement immobilier d’une valeur de plusieurs milliards de dollars comme étant « complètement absurde », dans la mesure où « il n'y a tout simplement pas de marché pour des appartements de luxe » dans un pays aussi pauvre que la Serbie.
Il accuse par ailleurs la vente de terres agricoles aux Emirats pour plusieurs centaines de millions de dollars d’empêcher les Serbes d'avoir accès à d'immenses surfaces agricoles, et qualifie de « parfait mensonge » les propos du gouvernement selon lesquels les terres auraient été à l'abandon.
Les raisons de la présence émiratie en Serbie
Les représentants serbes ont fièrement proclamé que l'intérêt des Emirats arabes unis pour la Serbie est la preuve que le pays est en passe de devenir un acteur régional clé.
« Les Emirats arabes unis croient en la stabilité politique de la Serbie et en notre capital humain. [Leurs investissements] sont le résultat de l'amitié et de l'entente entre [le Premier ministre serbe] Aleksandar Vucic et le cheikh Mohammed [ben Zayed, prince héritier d'Abou Dhabi] », a déclaré à Bloomberg en mars dernier Siniša Mali, conseiller économique auprès du Premier ministre et candidat à la mairie de Belgrade.
Alors que l'on suppose en effet de bonnes relations personnelles entre le dirigeant serbe et son homologue émirati, les sources serbes de MEE ont indiqué que la présence émiratie en Serbie s’explique aussi par des facteurs géostratégiques.
« Les Emirats utilisent peut-être leurs liens étroits et leurs stratégies d'investissement en Serbie pour empêcher leur rival turc de s'établir solidement dans les Balkans et d'y étendre son influence économique et géopolitique », a expliqué la source de MEE. « Le positionnement stratégique des Emirats arabes unis face à l'influence régionale turque dans les Balkans est probablement la principale raison de la coopération stratégique entre les Emirats et la Serbie. »
« Cette manœuvre est probablement effectuée sur les conseils des Etats-Unis et d'Israël. »
Selon la source de MEE, les Serbes souhaitent naturellement contrer toute influence turque dans les Balkans, « craignant que la Turquie n'utilise ensuite sa puissance pour recoloniser la Serbie ».
D'après les analystes, qui se réfèrent à l'annulation par la Serbie d'une réunion trilatérale avec la Turquie et la Bosnie l'année dernière, la Serbie est ouvertement hostile à la Turquie.
« Il faut garder à l'esprit que la Serbie, pays orthodoxe, n'a jamais été très favorable au regain d'influence de la Turquie dans les Balkans, contrairement à la Bosnie, à majorité musulmane », a précisé Vladimir Pekic, journaliste et analyste serbe, pour MEE.
Ce dernier suggère également que les Emirats arabes unis investiraient dans l'industrie de la défense serbe dans le but de contrer l'influence russe dans les Balkans.
« Il se pourrait aussi que les Emirats arabes unis cherchent une manière d'employer l'industrie de la défense serbe d'une manière considérée comme favorable par les Etats-Unis et l'Union européenne (UE), puisque la Serbie refuse d'adhérer à l'OTAN », a-t-il expliqué. « Dans sa politique extérieure, la Serbie est constamment en équilibre entre l'UE et la Russie, et l'Occident pourrait avoir pour ambition d'empêcher que la Serbie ne s’aligne trop étroitement avec la Russie de Vladimir Poutine dans le secteur de la défense. »
L'intérêt des Emirats en Serbie ne repose pas simplement sur une manœuvre politique dans les Balkans : investir dans l'industrie de la défense serbe peut être un moyen d'amplifier leur pouvoir au Moyen-Orient, selon des hauts responsables du secteur bancaire.
« L'année dernière, à Belgrade, un représentant du gouvernement m'a informé que les Emirats souhaitaient s'approvisionner en armes pour les distribuer à leurs "amis" dans la région », a expliqué à MEE Timothy Ash, responsable des marchés émergents chez Standard Bank. « La Serbie dispose d'une industrie d'armement conséquente et d’un excédent considérable de matériel militaire. Il y a à l'évidence un marché au Moyen-Orient pour des équipements de haute qualité.
« Le secteur de l'armement en Serbie est très sophistiqué. La réglementation de l'exportation d'armes est bien plus flexible et les Emirats arabes unis en profitent », a-t-il ajouté.
Les Emirats ont eu des ennuis par le passé en réexportant des armes au Moyen-Orient. En 2012, la Suisse a brièvement suspendu les autorisations d'exportation d'armes vers Abou Dhabi suite à la révélation que des grenades de fabrication suisse vendues aux Emiratis avaient été trouvées dans les mains de groupes rebelles en Syrie.
Les Suisses ont levé l'interdiction après que les autorités émiraties ont « assuré [...] par écrit que, mises à part les grenades, aucun autre équipement de guerre importé de Suisse n'a été réexporté ».
Un autre sujet de controverse relatif à l'industrie d'armement des Emirats implique le prince héritier d'Abou Dhabi en personne. En 2011, le New York Times a révélé que le cheikh Mohammed avait confié à Erik Prince, fondateur de Blackwater Worldwide, la mise en place d'une armée privée de mercenaires pour le prince héritier.
Cette armée a été établie pour diverses raisons, dont la volonté « d'étouffer les révoltes internes » aux Emirats arabes unis. Prince a recruté des centaines de mercenaires colombiens pour cette armée, en évitant soigneusement d'engager des musulmans puisqu’on « ne pouvait compter sur eux pour tuer leurs frères musulmans ».
La possibilité d'explorer un nouveau marché de l'armement peu réglementé a des attraits incontestables pour les Emirats arabes unis, a expliqué Timothy Ash de Standard Bank, ajoutant que les tensions causées par la guerre au Kosovo dans des relations serbo-émiraties avaient été résolues par des politiciens ayant su mesurer les avantages mutuels du rétablissement de liens positifs.
« L'ex-Yougoslavie a des liens historiques étroits avec le Moyen-Orient, a-t-il précisé. Il existe donc depuis longtemps de nombreuses relations, ce dont [le Premier ministre] Vucic a profité. Il a cultivé ces relations, et Abou Dhabi y voit la possibilité de développer des opportunités d'investissement intéressantes ».
Mohamed Dahlan, le raccommodeur des Emirats
Aleksandar Vucic a été élu premier ministre de Serbie en avril dernier. Il était auparavant connu pour sa forte aversion envers les musulmans. En 1995, il aurait déclaré que la Serbie « tuerait cent musulmans pour chaque Serbe mort » pendant la guerre civile.
Désormais, Vucic vit une « grande amitié », selon ses propres mots, avec le cheikh Mohammed d'Abou Dhabi.
Cette amitié et les investissements conséquents qui ont suivi en Serbie n'ont été rendus possibles que par un seul homme : Mohammed Dahlan.
Dahlan, ancien chef palestinien du renseignement à Gaza, vit en exil aux Emirats arabes unis depuis qu'il a été chassé de la Cisjordanie en juin 2011. Le président palestinien Mahmoud Abbas l'a accusé de malversations financières et d'avoir été impliqué en tant qu'agent d'Israël dans des tentatives d'assassinat contre Yasser Arafat.
Il est quasiment de notoriété publique que Mohammed Dahlan officie aujourd'hui comme conseiller à la sécurité auprès du cheikh Mohammed à Abou Dhabi.
Dahlan a été la cheville ouvrière du réchauffement des relations entre la Serbie et les Emirats arabes unis en 2012, alors que les relations s'étaient détériorées quatre ans plus tôt lorsque les Emirats avaient été le premier pays arabe à reconnaître le Kosovo comme Etat indépendant et légitime.
Le rôle de médiateur de Dahlan était articulé autour de ses propres intérêts en Europe de l'Est, qui se concentrent sur le Monténégro. Il a reçu la nationalité monténégrine en 2012, malgré ce que l'analyste serbe Vladimir Pekic décrit comme « une politique très restrictive » qui interdit la double nationalité.
Les autorités monténégrines n'ont pas révélé la raison pour laquelle elles ont accordé la nationalité monténégrine à Dahlan. La source serbe de MEE suppose cependant que ceci pourrait être lié aux activités commerciales lucratives de Dahlan au Monténégro. Selon la source, « tout porte à croire que Dahlan s'est servi du Monténégro pour blanchir de l'argent palestinien qu'il a détourné ».
Mohammed Dahlan possède de nombreuses sociétés enregistrées au Monténégro, dont Levant International Incorporation, dans le domaine des services de conseil et de management, et Manarah Holding, dans le développement de projets immobiliers.
Bien qu'il n'y ait pas d'informations publiques sur les transactions financières de ces entreprises, le site web The Richest, qui calcule la richesse des personnalités publiques, a estimé à 120 millions de dollars la valeur nette accumulée par Dahlan dans la région.
Mohammed Rachid, qui apparaît sur les registres d'au moins quatre des sociétés de Dahlan, semble être le partenaire clé de ce dernier au Monténégro. Kurde d'Irak, Rachid était auparavant conseiller économique de Yasser Arafat. Il détient plusieurs entreprises enregistrées au Monténégro et a reçu des prêts d'un montant total de 13 millions d'euros de la part des frères Djukanovic. L'un d'entre eux, Milo, est le Premier ministre du Monténégro.
L’une des sociétés de Mohammed Rachid, Monte Mena Investments, est également enregistrée au Panama, où d'après une source serbe, son partenaire est le milliardaire égyptien Samih Sawiris. En 2011, Sawiris a obtenu la citoyenneté monténégrine et travaillerait sur un investissement d'un milliard d’euros dans la péninsule de Lustica, au Monténégro.
L'année dernière, Dahlan se serait servi de ses relations au Monténégro pour faciliter l'organisation d'une visite du Premier ministre Milo Djukanovic aux Emirats arabes unis. Le Premier ministre serbe, Aleksandar Vucic, a plus tard décrit cette visite comme une étape essentielle pour l'amélioration de ses propres relations, alors tendues, avec le Monténégro : « Nous avons été très heureux que Djukanovic ait prononcé quelques paroles en faveur de la Serbie dans ses discussions avec les représentants émiratis. Il a eu la décence de les conseiller d'investir dans l'industrie de la défense serbe. »
Ce sont ces conseils qui ont entraîné les investissements émiratis dans l'industrie d'armement serbe au cours des derniers mois.
En avril 2013, le président serbe Tomislav Nikolić, un allié important de Vucic en Serbie, a décoré Dahlan de la médaille du Drapeau serbe « pour sa contribution à la coopération pacifique et aux relations amicales entre la Serbie et les Emirats arabes unis ».
Dahlan pourrait également être appelé à donner des conseils sur le commerce des armes, puisqu'il aurait déjà œuvré en secret dans ce secteur. Le Fatah palestinien l'accuse d'avoir participé au transport d'armes de confection israélienne à destination de l'ancien dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi. Dahlan a des relations avec la Libye, comme l'a révélé en 2010 un câble de WikiLeaks décrivant une réunion qu'il a tenue en Espagne avec Saïf Kadhafi, le fils de l'ancien dictateur.
En plus de faciliter les investissements des Emirats dans l'armement serbe, Dahlan pourrait également jouer un rôle déterminant dans l'atteinte de l'objectif présumé des Emiratis de satisfaire aux intérêts américains et israéliens en Europe de l'Est. Une source des services de renseignement serbes, qui a demandé à rester anonyme, a indiqué à MEE que Dahlan entretient des « relations chaleureuses » avec l'ancien directeur de la CIA George Tenet, ainsi que des « liens » avec Amnon Shahak, de l'armée israélienne, et Yaakov Peri, du Mossad.
D'après cette source, Dahlan dispose également de connexions avec des agents israéliens démasqués en Europe de l'Est, grâce à l’entremise du Palestinien Adnan Yassin qui vit actuellement à Sarajevo, la capitale bosniaque. Ancien employé de l'Organisation de libération de la Palestine, Yassin a été arrêté en Tunisie en 1993, après que des agences de sécurité françaises ont « exprimé leur préoccupation au sujet de ses activités ».
Yassin aurait avoué travailler pour le Mossad en 1991.
Les Emirats arabes unis traitent directement avec Israël, d'après le site Intelligence Online. Selon un rapport datant de 2012, « le commerce entre les deux pays, principalement dans le domaine de la sécurité, a atteint près de 300 millions de dollars l'an dernier [en 2011] ».
Israël, qui n'a pas de présence officielle dans le Golfe, a récemment ouvert une « ambassade virtuelle » sur Twitter afin de promouvoir « le dialogue avec les peuples de la région du CCG ».
Les monarques des pays du Golfe sont extrêmement réticents à l’idée d’être publiquement liés à Israël. Le mois dernier, l'ambassadeur d'Arabie saoudite au Royaume-Uni a démenti les affirmations selon lesquelles son pays, ainsi que l'Egypte, ont coopéré avec Israël pour mener un assaut meurtrier sur Gaza, qui a tué près de 2 000 Palestiniens.
Les informations sur les transactions obscures des Emirats arabes unis en Serbie et le rôle clé joué par Mohammed Dahlan n'aideront guère les Etats du Golfe dans leur lutte pour garder secrètes leurs relations avec Israël.
Le puissant cheikh Mohammed ben Zayed a quant à lui décrit ses relations avec la Serbie en des termes ambigus, louant l'« honnêteté [de ses] amis serbes » et affirmant ensuite : « Nous [les Emirats arabes unis] croyons en la Serbie, nous croyons en notre amitié. »
Au vu de la nature secrète de l'accord bilatéral entre les Emirats arabes unis et la Serbie, il est impossible de déterminer avec certitude les objectifs de cette relation. Il est toutefois clair, du moins selon certains analystes, qu’il y a bien plus qu’il n’y parait dans la nouvelle histoire d'amour des Emiratis avec l'Europe de l'Est.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].