Le coronavirus : la crise de trop pour l’économie syrienne ?
Alors que les rumeurs ne cessaient d’enfler depuis des semaines, le ministre syrien de la Santé a finalement admis, le 22 mars, l’existence d’un premier cas de coronavirus, une personne testée positive à l’arrivée d’un pays qu’il n’a pas nommé.
La presse gouvernementale s’est chargée de fournir des détails : il s’agirait d’une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui aurait voyagé en jet privé de Londres au Liban, avant de traverser la frontière avec la Syrie.
Une manière pour le régime syrien d’impliquer l’Occident dans l’importation du virus, alors que la présence de nombreux Iraniens en Syrie – combattants ou pèlerins chiites – laisse penser que la propagation du coronavirus est bien antérieure, l’Iran étant le principal foyer de l’épidémie au Moyen-Orient.
Au Pakistan, le ministère de la Santé a affirmé que plusieurs cas de coronavirus avaient été importés de Syrie, avant même que les autorités syriennes ne déclarent leur premier cas.
Conséquences sur le travail informel et les transferts de l’étranger
Dès le 14 mars, le régime syrien a pris une série de mesures préventives : il a décidé la suspension des prières du vendredi, la fermeture des écoles et des universités et, une semaine plus tard – après l’officialisation du premier cas –, celle des magasins non essentiels, des restaurants et cafés, ainsi que l’arrêt des transports intérieurs. Seuls les commerces alimentaires et les pharmacies ont été autorisés à fonctionner quelques heures par jour, ainsi que certains secteurs, comme le textile ou la métallurgie.
« Si le confinement dure, la crise pourrait avoir un impact désastreux sur le secteur informel, lequel emploie près de 70 % des travailleurs syriens, qui seront privés de revenus »
- Samir Aita, président du Cercle des économistes arabes
Certaines banlieues de Damas ont été mises en quarantaine, comme à Manin ou à Sayyida Zeinab – qui accueille le sanctuaire de la sœur de l’imam Hussein –, et des couvre-feux ont été décrétés tous les jours de la semaine de 18 h à 6 h du matin, et de 12 h à 6 h du matin les week-ends. Ceux qui violent le couvre-feu peuvent écoper de fortes amendes, voire de six mois à trois ans de prison.
« Si le confinement dure, la crise pourrait avoir un impact désastreux sur le secteur informel, lequel emploie près de 70 % des travailleurs syriens, qui seront privés de revenus, et que l’État syrien, au bord de la faillite, n’a pas les moyens d’aider », indique à Middle East Eye Samir Aita, président du Cercle des économistes arabes.
Travailleurs journaliers, petits propriétaires de commerce ou chauffeurs de taxi, tous sont déjà affectés. Le ministère syrien des Finances a annoncé qu’une enveloppe de 100 milliards de livres syriennes (environ 77 millions de dollars au taux réel) serait allouée à la lutte contre le COVID-19, sans préciser toutefois comment elle serait répartie. L’ONU a pour le moment évalué sa propre réponse à l’épidémie en Syrie à 115 millions de dollars.
La propagation rapide de la pandémie dans le monde a aussi déjà eu pour effet de réduire les transferts financiers vers la Syrie. Selon la Banque mondiale, les remises de l’étranger vers ce pays s’élevaient à 1,6 milliard de dollars en 2018.
« Beaucoup de Syriens survivent essentiellement grâce à l’argent que leur famille leur envoie de l’extérieur, pour les autres, c’est l’enfer »
- Fabrice Balanche, maître de conférence
« Beaucoup de Syriens survivent essentiellement grâce à l’argent que leur famille leur envoie de l’extérieur, pour les autres, c’est l’enfer », commente Fabrice Balanche, maître de conférence à l’Université Lyon II.
« Les transferts de liquidités pouvaient se faire de la main à la main, en se fixant rendez-vous dans les pays voisins, par exemple à Beyrouth – ce qui est désormais compromis avec les fermetures des frontières terrestres – ou via le système parallèle de hawala [transfert d’argent], peu opérationnel en période de restriction de mouvements », explique à MEE Jihad Yazigi, directeur de la revue économique Syria Report.
Certains Syriens exilés pourraient ne pas avoir d’autre choix que de transférer des fonds en Syrie via les circuits officiels des banques syriennes, quitte à perdre de l’argent au passage, puisque le taux de change fixé par la Banque centrale syrienne est de 700 livres pour un dollar, contre environ 1 300 au marché noir actuellement.
Explosion de l’inflation et rationnement du pain
La crise de liquidités qui frappe le Liban continue par ailleurs toujours d’enfoncer un peu plus l’économie syrienne. Les restrictions de plus en plus drastiques imposées par les banques libanaises sur les dépôts en dollars ont quasiment gelé les capitaux des Syriens au pays du Cèdre.
« Les Syriens peuvent à peine retirer des dollars au Liban, ou les utiliser pour importer, et la chute sans fin de la livre libanaise pèse aussi lourdement sur la devise syrienne », explique Jihad Yazigi.
La livre libanaise a perdu la moitié de sa valeur au marché noir ces deniers mois. En Syrie, fin mars, un dollar s’échangeait à 1 350 livres syriennes sur le marché noir, un record depuis 2011 (le dollar équivalait alors à 48 livres syriennes au taux officiel).
« Depuis début mars, la valeur du dollar a augmenté sur le marché des changes libres d’environ 20 % », estime Jihad Yazigi.
Mécaniquement, la dévaluation de la livre syrienne a entretenu l’inflation. De nombreux produits alimentaires, comme les légumes ou les œufs, ont augmenté de 40 à 75 % en mars, selon des médias locaux, incitant même l’État syrien à interdire l’exportation de certains produits de base.
« Quitte à mourir, les Syriens sont prêts à succomber au coronavirus plutôt qu’à la faim »
- Fabrice Balanche
Un rapport de l’OCHA (Bureau de la coopération des affaires humanitaires de l’ONU) rapporte aussi que le coût de l’essence et du gaz ont respectivement bondi de 160 et 248 %. Des augmentations dévastatrices alors que 83 % des Syriens vivent au-dessous du seuil de pauvreté selon l’ONU et que 33 % souffrent d’insécurité alimentaire.
Même le pain, produit subventionné et produit à 90 % par l’État, a commencé à être distribué moins régulièrement. Dans certaines régions, il fait désormais partie des produits de base inclus dans la « smart card ».
Ce système, instauré il y a un an par le gouvernement syrien, permettait à l’origine d’obtenir des quantités limitées d’essence et de gasoil à un prix subventionné. Depuis février, la « smart card » a été étendue à d’autres produits de base comme le sucre, le thé, le riz et l’huile d’olive.
« Ces smart cards sont des tickets de rationnement modernes qui ne disent pas leur nom. Ce qui est dramatique, c’est qu’on ne trouve plus les produits de base, même en dehors du système de rationnement », affirme Samir Aita à Middle East Eye.
De nombreuses images ont circulé ces derniers jours sur les réseaux sociaux montrant de longues files d’attente le long des épiceries pour obtenir du pain, en dépit de toutes les recommandations sanitaires, contrastant avec les images de rues et d’allées vides affichées par le régime.
« Pour beaucoup de familles, le pain représente 50 % de l’alimentation. Il se mange avec de l’huile d’olive, du zaatar, un bout de tomate et parfois du houmous, quand il y en a. Quitte à mourir, les Syriens sont prêts à succomber au coronavirus plutôt qu’à la faim », explique Fabrice Balanche à MEE.
« Le gouvernement a fermé les boulangeries d’État et la distribution passe désormais par le réseau d’épiceries, ce qui implique plus de corruption et des hausses de prix », souligne-t-il.
De peur que le pain finisse par manquer, l’État syrien a même décidé en mars que le secteur privé serait autorisé à importer de la farine de blé (alors que normalement, le monopole était réservé à Hoboob, un organisme étatique).
La Syrie a reçu 25 000 tonnes de farine de blé en provenance de Russie début avril, et compte en importer 450 000 tonnes dans les semaines ou mois à venir.
Des sanctions adoucies ?
Avec l’aggravation de la crise économique, la Syrie a demandé à plusieurs reprises l’annulation des sanctions occidentales imposées en raison de la guerre civile dans le pays, afin de pouvoir mieux lutter contre la pandémie.
L’ONU a appelé à lever les sanctions sectorielles imposées à Damas pour garantir l’accès à la nourriture et aux fournitures sanitaires essentielles.
Les sanctions économiques européennes couvrent des pans entiers de l’économie : les banques, le pétrole, le secteur des technologies, de l’information et des télécommunications. Des secteurs jugés susceptibles de financer l’effort de guerre du président Bachar al-Assad.
L’Union européenne conditionne leur retrait à une transition politique et à l’organisation d’« élections libres et régulières » conformément à la résolution 2254 de l’ONU. Certains membres des Vingt-Huit comme l’Italie, ou des pays membres du groupe dit de « Višegrad » (République tchèque, Hongrie, Pologne et Slovaquie), souhaiteraient assouplir les sanctions.
Toutefois, les dernières révélations de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC), qui a désigné l’armée de Bachar al-Assad comme responsable, il y a deux ans, d’attaques chimiques au gaz sarin et au chlore, semblent loin de présager une révision des sanctions.
Les sanctions américaines ont un effet encore plus dévastateur. Fin 2019, le Sénat américain a adopté la « loi César » (du nom d’un ancien photographe de la police militaire ayant fait défection), qui a été incluse dans la loi de finances 2020 signée par Donald Trump. Elle permettra dans les prochains mois au président américain de placer sous sanctions toutes les entités étrangères – États et entreprises tierces – qui commercent avec les autorités syriennes.
« Malgré les exceptions humanitaires qui sont prévues pour l’alimentaire et le médical, même les Nations unies éprouvent des difficultés à transférer des fonds en Syrie »
- Samir Aita
« Avant même de rentrer en application, les sanctions américaines ont déjà produit leurs effets. Toutes les banques internationales ou les entreprises étrangères, sauf celles qui sont déjà sanctionnées par ailleurs, refusent de traiter avec la Syrie, pour ne pas prendre le moindre risque », explique Samir Aita.
« Malgré les exceptions humanitaires qui sont prévues pour l’alimentaire et le médical, même les Nations unies éprouvent des difficultés à transférer des fonds en Syrie », précise-t-il.
Aucune date n’a encore été annoncée pour la fin du confinement en Syrie, mais le 13 avril, certains secteurs ont été de nouveau autorisés à reprendre leurs activités, selon l’agence gouvernementale SANA, à la suite des pressions d’hommes d’affaires proches de Damas, à l’approche du Ramadan.
Au 21 avril, le gouvernement syrien avait recensé 46 cas de coronavirus en un mois, même si le nombre de tests effectués ne permet pas de prendre la mesure de l’ampleur de l’épidémie dans le pays.
Le coût du confinement a pour sa part été estimé à 1 000 milliards de livres syriennes par mois (781 millions de dollars) par le directeur de la faculté économique de Damas, cité dans le quotidien pro-gouvernemental Al-Watan.
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