En Iran, des contenus Instagram à caractère sexuel recueillent un grand succès… et une pluie de critiques
Les Iraniens ont passé une grande partie de ces trois derniers mois confinés dans le pays du Moyen-Orient le plus touché par le coronavirus et beaucoup, comme ailleurs dans le monde, se sont tournés vers internet pour se distraire de la pandémie.
Les lives sur Instagram, l’un des rares réseaux sociaux encore accessibles dans le pays, ont gagné en popularité alors que des célébrités iraniennes s’en sont servies pour attirer des abonnés de différentes manières.
Cependant, ces vidéos en direct ont suscité un dilemme social inattendu, leur contenu souvent à caractère sexuel étant contraire aux tabous sociaux et à la pudeur exigée par la République islamique.
Tandis que certains déplorent la perte d’influence des médias traditionnels et que d’autres s’inquiètent de l’impact de contenus certes populaires mais souvent sexistes, l’essor fulgurant des réseaux sociaux pendant la pandémie pourrait-il servir au bien commun ?
Instagram gagne du terrain
Pendant le confinement, la presse papier et les médias traditionnels ont perdu une grande part de leur statut et de leur popularité par rapport à leurs rivaux en ligne. Les médias en ligne englobent à la fois des sources officielles et non officielles, ces dernières attirant un large nombre de lecteurs car elles ne sont pas soumises à la même censure étatique ni aux restrictions du gouvernement.
En parallèle, Instagram et Twitter gagnent chaque jour en popularité.
Instagram figure parmi les quelques réseaux sociaux encore accessibles en Iran, alors que Facebook et Twitter sont bloqués depuis plus de dix ans et ne sont accessibles dans le pays que via des réseaux privés virtuels (VPN) permettant de se géolocaliser virtuellement en dehors du pays.
Si la presse en Iran est supervisée par le gouvernement, Instagram s’est transformé en plateforme sur laquelle les Iraniens expriment leurs opinions librement ou publient des photos non censurées de leur vie quotidienne.
L’une des célébrités faisant sensation sur Instagram est le chanteur haut en couleur Amir Hossein Maghsoudloo, plus connu sous son nom de scène : Amir Tataloo.
Bien qu’il vive hors d’Iran depuis plusieurs années – actuellement en Turquie –, Tataloo est suivi par de nombreux Iraniens sur Instagram. L’un de ses lives a récemment battu le record du nombre de spectateurs sur Instagram, avec plus de 640 000 visionnages – atomisant le précédent record détenu par les rappeurs américains Drake et Tory Lanez, avec environ 315 000 spectateurs début avril.
Streaming sexy
Pour quelle raison le live de Tataloo a-t-il tellement attiré l’attention ? La réponse pourrait tenir au fait qu’il a partagé l’écran avec Neda Yasee, autre célébrité iranienne sur Instagram, qui est devenue célèbre en Iran pour avoir partagé des photos où elle prend des poses suggestives.
Tous deux ont réalisé un live sur Instagram pour parler d’expériences sexuelles et de fantasmes, ce qui a sûrement suscité l’intérêt de leurs abonnés, pour la plupart des jeunes parlant le farsi.
Tataloo n’est pas le seul Iranien à attirer l’attention de ses followers via des vidéos en direct et à aborder des questions liées à la sexualité sur le réseau social.
Sasha Sobhani, le fils de l’ancien ambassadeur iranien au Venezuela, est une autre célébrité iranienne qui a réussi à attirer plusieurs centaines de personnes avec son challenge « Buttock Dance ».
« Nous avons toujours vécu avec des restrictions tellement strictes que le fait que des célébrités brisent des tabous nous attire énormément »
- Behzad, utilisateur iranien d’Instagram
Actuellement en Espagne, Sobhani a partagé l’écran avec des jeunes femmes se connectant du monde entier à ses lives, au cours desquels il leur demande de twerker pour lui ou de réaliser d’autres challenges sexy.
« Sasha vit notre vie rêvée. J’ai toujours voulu avoir autant de filles autour de moi comme lui. Il est riche et s’amuse à l’étranger », explique Mohammad Reza, qui suit la page Instagram de Sobhani depuis Téhéran.
« Pourquoi ne regarderais-je pas ses vidéos en direct ? », poursuit l’étudiant de 21 ans. « Regarder un live [au contenu à caractère sexuel] est une expérience unique. Je pense que tous les garçons aiment regarder ces lives. Quiconque nie les regarder est simplement trop timide pour l’avouer. »
Pour certains, les contraintes sociétales et juridiques qui entourent le sexe et les discussions sur la sexualité en Iran expliquent également l’intérêt suscité par ces vidéos.
« Nous avons toujours vécu avec des restrictions tellement strictes que le fait que des célébrités brisent des tabous nous attire énormément », estime Behzad, un autre fan de ces lives.
Controverse
Mais les sujets mis en avant par les célébrités iraniennes sont rarement éducatifs, et s’écartent souvent des discussions positives sur la sexualité pour tomber dans la grossièreté, le sexisme et, parfois, l’illégalité pure et simple.
Sasha Sobhani a ainsi acquis une réputation de « pervers » en Iran pour avoir publié de nombreuses photos sur lesquelles il s’entoure de femmes légèrement vêtues.
Tataloo, qui est âgé de 36 ans, utilise quant à lui ses stories Instagram pour demander à des jeunes femmes, dont des mineures d’à peine 15 ans, de le contacter pour des rapports sexuels.
Ses publications ont conduit des défenseurs des droits de l’enfant, des avocats et des activistes sur les réseaux sociaux à lancer une campagne contre lui, ce qui a conduit Instagram à fermer son compte le 25 avril.
Ce n’était pas la première fois qu’Instagram prenait des mesures contre le rappeur en raison de ses commentaires sur les femmes. En novembre 2018, le réseau social a bloqué son compte pour insulte et incitation à la violence à l’égard des femmes après qu’il a appelé les hommes à frapper leurs épouses ou leurs petites amies.
Paran, 19 ans, confie à MEE être une grande fan de la musique de Tataloo.
« Je pense que Tataloo est un grand artiste et chanteur qui est sous-estimé en Iran », estime-t-elle. « Personne ne peut l’égaler.»
Mais la jeune Iranienne n’apprécie pas son attitude sur les réseaux sociaux. « J’ai regardé quelques-uns de ses premiers lives, mais après avoir vu qu’ils abordaient trop de questions à deux balles, j’ai décidé de ne plus les regarder pour ne pas être obligée de revoir mon opinion sur mon chanteur préféré. »
De larges pans de la société iranienne sont religieux ou respectent les normes religieuses et sociales de la République islamique. Pour beaucoup, discuter ouvertement de sexualité et de relations est tabou, en particulier avec les parents et les aînés.
Dans ce contexte, bon nombre de ces publications sur les réseaux sociaux – qui pourraient être considérées comme grossières, mais pas pornographiques, ailleurs dans le monde – sont considérées comme particulièrement vulgaires dans la société iranienne. Cependant, la plupart des célébrités iraniennes qui repoussent ces limites en ligne vivent en dehors du pays, ce qui leur épargne des poursuites juridiques en Iran.
Comme ce contenu en ligne gagne en visibilité, les politiciens les plus conservateurs du pays ont déjà demandé à plusieurs reprises à ce qu’Instagram rejoigne la liste des réseaux sociaux interdits en Iran.
Le 2 mai, un groupe de religieux a adressé une lettre à la magistrature appelant à l’arrestation du ministre de la Communication Mohammad-Javad Azari Jahromi pour ne pas avoir pris de mesures contre Instagram dans le pays.
« Examiner les raisons sous-jacentes »
Tout le monde n’est pas inquiet cependant et ne voit pas dans ces lives osés une déchéance de la société iranienne.
« Le fait que ces lives soient si populaires n’est pas nécessairement dû à l’intérêt des gens pour eux », affirme Fahimeh Miri, une journaliste iranienne. « Beaucoup d’internautes regardent ces lives par curiosité ou même par ennui pendant ces jours d’isolement. »
Pour Arameh Etemadi, journaliste basée à Téhéran, spécialiste des arts et de la culture, « nous ne devrions peut-être pas être surpris. La presse à sensation a toujours eu un public plus large que les magazines spécialisés ».
Les lives Instagram de ces derniers mois n’ont pas tous traité de questions liées à la sexualité. Le célèbre présentateur de télévision Reza Rashidpour a animé un certain nombre de discussions culturelles et politiques avec différents invités en direct sur Instagram.
« La quarantaine et l’isolement ont fait des réseaux sociaux un adversaire sérieux pour les grands médias », déclare-t-il à MEE. « La raison en est que ce qui se passe dans la vie privée des individus est plus intéressant pour les gens.
« En Iran, comme dans n’importe quel autre pays, les spectacles culturels, politiques et éducatifs sérieux sont moins populaires que ceux qui montrent des choses ridicules et insolites », ajoute Rashidpour.
« La raison de cela est que beaucoup de jeunes et d’adolescents s’intéressent davantage à ces choses qu’à des questions sérieuses, et il est naturel que les gens ne veuillent pas toujours apprendre des choses sérieuses et préfèrent passer leur temps libre à s’amuser. »
Cependant, on s’inquiète de plus en plus du fait que la popularité de ces lives provocants n’encourage leurs créateurs à aller trop loin, comme ce fut le cas avec Tataloo.
« Ce que nous voyons dans le comportement de Tataloo, le fait qu’il ait commencé à chercher à avoir des relations sexuelles avec des mineures, est le résultat de son énorme public et des millions de fans attirés par ses lives, ses stories et ses publications », déclare Arameh Etemadi.
« Il est naturel que les gens ne veuillent pas toujours apprendre des choses sérieuses et préfèrent passer leur temps libre à s’amuser »
- Reza Rashidpour, présentateur télé
« Lorsque quelqu’un bat le record d’audience d’Instagram, ce n’est pas surprenant que sa confiance en lui soit si grande qu’il pourrait penser qu’il peut faire n’importe quoi », ajoute la journaliste. « Quand parler de sexe pendant ses lives bat un record, il pourrait à tort arriver à la conclusion qu’il peut avoir un harem à lui. »
Mais pour sa consœur Fahimeh Miri, les derniers scandales Instagram pourraient devenir une leçon indispensable en matière d’éducation aux médias pour tous.
« Nous devons éduquer la communauté à ne pas regarder les trucs qui ne valent rien et à être en mesure de distinguer les questions obscènes des questions instructives. »
Reza Rashidpour refuse également de se montrer fataliste sur cette question.
« Je ne suis pas en position d’approuver ou de désapprouver ce genre de comportements. Je veux juste examiner les raisons sous-jacentes », explique-t-il.
« Je pense d’abord que nous devons accepter l’existence d’une telle approche parmi la jeune génération, puis nous devons éduquer les jeunes esprits d’une manière appropriée. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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