Russie-Iran : cette rupture qui ne vient pas
Depuis le début du conflit syrien, beaucoup d’observateurs ont tendance à imaginer des ruptures dans le camp loyaliste. Le plus souvent, elles sont censées concerner la Russie. Quand on n’escompte pas un lâchage par Moscou de Bachar al-Assad, on met l’accent sur la concurrence russo-iranienne en Syrie, ou on rêve d’une rupture susceptible d’affaiblir Téhéran et « l’axe de la résistance ».
Plus récemment, les accrochages à Idleb entre les armées syrienne et turque ont poussé à fantasmer sur la fin du dialogue russo-turc (et, incidemment, la fin du processus d’Astana).
En réalité, la Russie a acquis en Syrie la réputation de partenaire solide et fiable, et ce sont ses adversaires d’hier qui se retrouvent aujourd’hui divisés : la grande alliance contre le pouvoir syrien rassemblant des acteurs aussi différents que l’Arabie saoudite et la Turquie n’est plus.
Cette dernière est d’ailleurs bien seule à Idleb et l’opposition entre l’axe Riyad-Abou Dabi et l’axe Ankara-Doha donne forcément du répit à l’axe Téhéran-Damas. En mer Rouge comme en Libye, l’affrontement entre Turcs et Émiratis gagne du terrain.
La Russie n’appartient à aucun de ces axes géopolitiques moyen-orientaux et entend entretenir de bonnes relations avec l’ensemble des pays de la région.
Le soutien décisif qu’elle a apporté à « l’axe de la résistance » en Syrie ne reflète pas tant une alliance entre Moscou et Téhéran qu’un partenariat étroit et une relation privilégiée.
Une histoire conflictuelle
Les relations russo-iraniennes sont loin de s’apparenter à ce que l’on pourrait appeler une alliance historique. Il suffit de se pencher sur l’histoire du XXe siècle pour se rendre compte de certaines inimitiés dans un passé pas si lointain.
La Convention anglo-russe de 1907 a divisé la Perse en deux zones d’influence et a permis une présence russe au nord du pays. Cette présence n’a pas manqué de susciter une rébellion locale jusqu’à l’éclatement de la révolution bolchévique.
Avec l’Union soviétique, notamment après son entrée dans la Seconde Guerre mondiale en 1941, les relations demeuraient difficiles.
L’avènement de la République islamique d’Iran en 1979 n’a pas arrangé les choses : pour l’ayatollah Khomeini, l’URSS était le « petit Satan », le « grand » étant les États-Unis. D’ailleurs, dans la guerre Iran-Irak (1980-1988), l’Union soviétique est rapidement passée d’une stricte neutralité à un soutien apporté à l’Irak de Saddam Hussein.
Les relations entre Moscou et Téhéran ont connu une certaine amélioration après la chute de l’URSS, perceptible dans la coopération militaro-technique. Dès les années 1990, la Russie postsoviétique a contribué à développer le programme nucléaire iranien.
Sous Vladimir Poutine, l’Iran s’est vu attribuer en 2005 un statut d’observateur dans l’Organisation de coopération de Shanghai. Malgré la poursuite du partenariat russo-iranien dans le domaine du nucléaire (et l’implication de l’agence russe Rosatom dans la mise en service de la centrale nucléaire de Bouchehr), les relations russo-iraniennes sous Mahmoud Ahmadinejad étaient parfois tendues, notamment du fait de la participation russe au régime de sanctions imposé aux Iraniens par le Conseil de sécurité des Nations unies.
L’arrivée au pouvoir en Iran du modéré Hassan Rohani et l’accord sur le nucléaire – désormais compromis par Washington –, auquel la Russie a pleinement contribué, ont renforcé les liens entre les deux pays.
Parler d’un axe russo-iranien ou d’une alliance russo-iranienne serait excessif. La nouvelle doctrine russe en politique étrangère privilégie les partenariats à géométrie variable aux alliances contraignantes.
Néanmoins, l’Iran est perçu comme un véritable allié indispensable pour le courant de pensée que l’on associe le plus aux dernières années de la présidence de Vladimir Poutine, à savoir le courant « eurasiste » (ou « néo-eurasiste ») mené entre autres par Alexandre Douguine.
Il s’agit d’un courant de pensée, foncièrement géopolitique, qui divise le monde en grands ensembles civilisationnels (potentiellement impériaux) et met la Russie au cœur d’un ensemble eurasiatique distinct de l’Europe et de « l’Occident ».
Pour les « eurasistes » (ou « néo-eurasistes »), dont les principaux adversaires sont les libéraux et qui chérissent l’opposition entre puissances maritimes (héritières d’Athènes) et puissances terrestres (héritières de Sparte), l’Iran (en tant que puissance terrestre et religieuse) est un allié de choix contre les Américains et leurs alliés.
Cette lecture – qui ne reflète pas toujours le point de vue des dirigeants russes – tient une place non négligeable dans l’univers métapolitique russe.
Une coordination essentielle en Syrie
N’en déplaise aux divers théoriciens, la Russie n’est pas intervenue en Syrie pour consolider une alliance – qu’elle n’a pas – avec l’Iran. L’intervention russe en Syrie s’explique surtout par une volonté de contrer la menace islamiste extrémiste réticulaire, de contribuer à la stabilisation d’une région où la Russie a des intérêts politiques, économiques et militaires et de sauver le pouvoir syrien d’un renversement analogue à celui qu’on lui a imposé en Libye.
Sur toutes ces questions, la Russie et l’Iran sont sur la même longueur d’onde. Dès septembre 2015, un « centre d’information conjoint » est mis en place par la Russie, la Syrie, l’Iran et l’Irak afin de coordonner les actions contre le groupe État islamique (EI).
Un peu moins d’un an après le début de l’intervention directe de la Russie en Syrie (30 septembre 2015), le 16 août 2016, l’aviation russe commence à bombarder des cibles considérées comme terroristes (à Alep, Idleb et Deir Ezzor) en décollant d’une base iranienne (aérodrome de Hamadan, au nord du pays). C’est la première fois depuis 1979 que l’Iran autorise une armée étrangère à opérer depuis son territoire.
Malgré tout cela, les signes d’une compétition entre Moscou et Téhéran sont bien là. D’un point de vue à la fois sociologique et opérationnel, la présence russe sur le sol syrien se distingue bien de la présence iranienne.
Si les chiites (1 à 2 % de la population syrienne) accueillent plus que favorablement la présence iranienne, les populations sunnites, alaouites et chrétiennes s’accommodent beaucoup mieux de la présence russe. De son côté, l’Iran jouit d’un précieux réseau milicien, encore utile à la reconquête loyaliste.
Ce réseau milicien – qui échappe au contrôle russe – constitue un atout non négligeable, mais il peut difficilement se passer de la supériorité aérienne de l’armée russe.
Sur le plan économique, l’Iran et la Russie espèrent un retour sur investissement. Une telle quête peut impliquer une concurrence entre les deux pays, mais pour l’instant, on a surtout affaire à une répartition des rôles.
S’agissant du secteur des hydrocarbures – neutralisé par la présence américaine au nord-est du pays –, les entreprises russes sont en position de force.
C’est sur le plan géopolitique que les deux partenaires connaissent une vraie divergence
C’est sur le plan géopolitique que les deux partenaires connaissent une vraie divergence. La Russie, qui conserve des relations cordiales avec Israël, entend jouer un rôle de puissance médiatrice entre ce dernier et « l’axe de la résistance » et compte bien empêcher tout embrasement que provoquerait un affrontement militaire de grande ampleur.
Pour Moscou, l’Iran et le Hezbollah sont des partenaires fiables au nord du pays, mais des forces à brider dans la région du Golan.
Pour l’instant, c’est la convergence qui prime. Qu’il s’agisse de la lutte contre les dernières poches rebelles, du besoin de maintenir la plateforme d’Astana (et de poursuivre le dialogue avec la Turquie) ou de la volonté d’en finir avec la présence américaine sur le sol syrien, Moscou et Téhéran sont à l’unisson. Pour achever la reconquête du territoire syrien par Damas, la Russie a encore besoin de l’Iran et des milices pro-iraniennes.
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