Le contrôle des finances électorales en Tunisie, un vrai défi
L’histoire avait fait grand bruit au moment de la campagne électorale pour la présidentielle tunisienne, à l’automne 2019.
Selon un document déposé auprès du département américain de la Justice le 26 septembre de cette année-là, conformément à la loi américaine (Foreign Agents Registration Act, FARA) obligeant tout lobbyiste à déclarer ses activités sur le sol américain au profit d’acteurs étrangers, une société basée à Montréal, Dickens & Madson, avait déclaré avoir reçu 250 000 dollars du candidat Nabil Karoui dans l’attente d’un versement supplémentaire de 750 000 dollars en octobre.
Dans ce contrat signé le 19 août, Dickens & Madson s’engageait à organiser des rencontres avec le président américain Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine avant le premier tour de l’élection présidentielle le 15 septembre et « d’aider à l’élaboration et à l’exécution de politiques visant à développer avantageusement la Tunisie et à parvenir à la présidence de la République ».
Dans une déclaration à Middle East Eye, un avocat de Nabil Karoui avait affirmé que le candidat à la présidentielle n’avait « aucun lien » avec ce contrat. Un membre de sa campagne avait également assuré à MEE que Nabil Karoui n’avait « aucun lien entre le candidat et cette société ou [Mohamed] Bouderbala [un des signataires du contrat] ».
Pourtant, le 21 juillet, le site ForeignLobby a rapporté les confessions du lobbyiste Ari Ben-Menashe, un ancien officier du renseignement israélien né à Téhéran qui a fondé Dickens & Madson, au département américain de la Justice. Il aurait déclaré avoir « obtenu » la libération de Nabil Karoui « en coopération avec les agences américaines », tout en refusant de les nommer.
Par ailleurs, une mise à jour datée du 21 janvier 2020 déposée par la société Dickens & Madson indique que Salwa Smaoui, la compagne de Nabil Karoui, a effectué les deux premiers versements de 100 000 dollars et 50 000 dollars en septembre 2019 et une troisième tranche de 100 000 dollars par l’intermédiaire d’un certain Slim Hamdadou.
Contacté par MEE, Sadok Jabnoun, le porte-parole de Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui, a également nié l’authenticité des documents et renvoyé MEE vers l’avocat de ce dernier, qui n’a pas répondu à nos sollicitations.
Au-delà du lobbying, le président du parti Qalb Tounes s’est retrouvé au centre des accusations dans « l’opération Carthage », révélée en juin 2020. Cette campagne de désinformation a ciblé son concurrent Youssef Chahed, alors le chef du gouvernement.
Facebook a définitivement fermé des centaines de faux comptes utilisés pour orienter l’opinion publique tunisienne en période électorale via des fake news. Selon le rapport publié par le DFR Lab (cellule du think tank The Atlantic Council spécialisé dans les relations internationales), il s’agit de 900 pages, groupes, comptes sur Facebook ou Instagram actifs liés à UReputation, une entreprise privée basée à Tunis. Le lien entre cette entreprise et Nabil Karoui n’a pas été clairement établi mais, selon ce rapport, il a toujours bénéficié de couverture positive sur les supports mis en cause.
Nabil Karoui n’est pas le seul Tunisien à apparaître dans la base de données du département américain de la Justice : la députée Aïch Tounsi de Bizerte et Olfa Terras-Rambourg y figurent aussi, tout comme le parti Ennahdha.
Du côté de la justice, c’est le silence radio. Selon une source judiciaire contactée en juillet 2020 par MEE, tous les trois ont été entendus. Mais l’enquête est toujours en cours. Aucune date pour l’ouverture des procès n’est prévue.
Ennahdha a été enregistré dans la base de données pour la première fois en 2014. Depuis cette date, le parti apparaît sous contrat avec Burson-Marsteller, une firme de relations publiques. La mission décrite dans le document est la même depuis 2014 : « Fournir un soutien au parti Ennahdha dans les médias et la sensibilisation des parties prenantes avant les prochaines élections ».
Les règlements, détaillés dans le rapport, se font régulièrement, même durant la période des élections législatives et présidentielle, à l’automne 2019. Plus de 187 000 dollars américains auraient ainsi été déboursés par Ennahdha durant le dernier semestre 2019, ou du moins facturés par l’entreprise car aucune preuve de paiement n’a été fournie.
Les Tunisiens candidats dans une des neuf circonscriptions à l’étranger peuvent bénéficier d’un financement public en devises étrangères mais doivent tenir un compte bancaire unique durant toute la période électorale pour l’ensemble de leurs dépenses. Mais les sommes évoquées par le cabinet de lobbying sont élevées et s’étalent sur des années.
MEE a sollicité par écrit à plusieurs reprises le parti Ennahdha pour obtenir ses commentaires. Au moment de la publication de l’article, aucune réponse n’avait été obtenue.
Un décret qui date de… 1972
Alors que le financement étranger d’une campagne électorale est, selon la loi tunisienne, un crime pénal, il n’y a eu depuis les premières élections libres en Tunisie, en 2011, aucune condamnation au pénal.
L’heure est à l’audit des comptes de campagne par la Cour des comptes et à la préparation du rapport final de l’Instance supérieure et indépendante pour les élections (ISIE). Les deux institutions sont les pivots du bon fonctionnement des élections dans le pays.
La Cour des comptes « a déjà été confrontée à un cas de financement étranger », se souvient la juge Fadhila Gargouri. C’était en 2011, le propriétaire d’une chaîne de télévision basée à Londres avait présenté plusieurs listes pour l’élection de l’Assemblée nationale constituante. Sa chaîne, Al Mustakillah, consistait en une tribune où il était le seul à s’exprimer en direct, répondant aux commentaires des téléspectateurs.
« Contrairement à d’autres chaînes d’information étrangères qui tentaient de diversifier leur couverture, celle-ci s’est contentée de faire la propagande d’un candidat », poursuit la magistrate.
Ainsi, « avec le concours de l’instance de régulation de l’audiovisuel tunisien et de la télévision publique, une évaluation du coût du temps d’antenne a été réalisée, un dossier constitué et transmis à la justice. »
Depuis, plus aucune nouvelle, ce qui pousse Fadhila Gargouri à regretter des moyens de contrôle « rudimentaires ».
Durant la campagne électorale de 2019, la juge ne se faisait déjà pas d’illusions.
« On travaille avec un décret qui date de 1972, adopté pour réglementer les procédures de jugement des comptes des comptables publics. Il n’est pas adapté aux spécificités de la matière électorale », affirmait-elle en septembre 2019.
« La Cour des comptes n’a pas cessé de demander au législateur la mise en place de procédures spécifiques, légères et adaptées. Le même problème se pose pour les procédures en matière financière, mais aussi judiciaire. Ça explique que des affaires qui datent de 2014 traînent encore. »
Pour Hasna ben Slimane, juge administratif et membre du conseil de l’ISIE, cette situation est bien révélatrice d’un dysfonctionnement plus général.
« Quand les médias se focalisent sur les statistiques des infractions et qu’ils ne creusent pas en profondeur, quand la justice ou l’administration ne font pas leur travail correctement, quand certaines institutions de l’État prévues dans la Constitution sont inexistantes, il est évident que des dysfonctionnements majeurs en découlent », relève-t-elle pour MEE.
« Il a même été question d’une loi pour cette épineuse question, mais presque dix ans après, il n’en est rien. C’est un peu l’anarchie »
- Fadhila Gargouri, magistrate
En tant qu’instance supérieure de contrôle, la Cour des comptes tunisienne n’était pas destinée à gérer les financements des campagnes électorales. Elle est l’une des rares parmi ses homologues à l’étranger à accomplir cette mission. Un choix décidé à la hâte en 2011, au lendemain du changement de régime, cette institution marginalisée sous la dictature étant un garant d’impartialité.
Pour Fadhila Gargouri, « il faut que la législation évolue dans le sens d’un contrôle permanent du financement de la vie politique. Cela ne doit pas être épisodique, à l’occasion des campagnes électorales. »
Selon la magistrate, un texte de 2011 régissant les partis politiques a mentionné qu’un décret d’application serait publié afin d’encadrer le financement public des partis. « Il a même été question d’une loi pour cette épineuse question, mais presque dix ans après, il n’en est rien. »
En l’absence d’un cadre réglementant les dotations de l’État, « c’est un peu l’anarchie », ajoute-t-elle.
La Cour n’est pas la seule chargée de veiller à l’assainissement de la vie politique en Tunisie. En effet, le ministère des Finances et la banque centrale sont légalement obligés de contribuer aux efforts de lutte contre le financement étranger des campagnes électorales.
Toutefois, aucune obligation de résultat n’étant requise, la banque centrale n’a fait que « publier une circulaire pour rappeler aux banques que les virements étrangers ne sont pas acceptés sur les comptes bancaires de campagne. C’est négligeable », regrette Fadhila Gargouri.
Selon des rapports internes au sein de l’établissement, les banques privées ne répondent pas systématiquement aux sollicitations de la direction générale de la supervision bancaire de la banque centrale. Autant demander aux voleurs d’éteindre la lumière en partant.
Impact notoire sur le résultat des élections
Le rôle de contrôle de l’Instance supérieure et indépendante pour les élections s’arrête à l’annonce officielle des résultats définitifs après l’épuisement des recours. L’instance constitutionnelle est actuellement en pleine rédaction du rapport final où elle devrait noter ses recommandations.
Pour Hasna ben Slimane, membre de l’instance, « les sanctions électorales ne sont prises que lorsqu’un candidat gagne des élections ». Concernant Nabil Karoui, considérant qu’il n’a pas remporté le scrutin, selon la loi électorale, « il est donc nul et non avenu que nous prenions des sanctions contre lui ».
Néanmoins, la qualification de Nabil Karoui au deuxième tour pourrait-elle être considérée comme une influence notable sur le résultat définitif des élections présidentielles ?
« Il est important de définir ce que l’influence notable sur le résultat des élections signifie. Tout ce que nous pouvons faire est transmettre un dossier à la Cour des comptes ou à la justice en indiquant que nous avons des soupçons de crime qui pèsent sur un cas en particulier. »
La seule femme élue par les parlementaires au conseil de l’instance réitère son appel à la société civile et à la presse : « Il est important de questionner l’ISIE sur l’avancement des dossiers transmis à la justice. »
Alors qu’elle est souvent dépeinte comme un pays sur le bord du précipice, la Tunisie connaît une vie politique mouvementée où l’attachement au jeu démocratique est manifeste. En effet, la confiance dans le processus électoral est répandue ; quant à la remise en cause des institutions, elle demeure subsidiaire.
Les deux magistrates administrative et financière estiment qu’une évolution du cadre légal est nécessaire. Mais pas à n’importe quel prix. En effet, des amendements de la loi électorale proposés par le gouvernement de Youssef Chahed ont bel et bien été adoptés durant le printemps 2019 par l’assemblée, mais ils n’ont jamais été promulgués par l’ex-président de la République Béji Caïd Essebsi.
L’objectif était de couper la voie aux candidats ayant tiré bénéfice d’une activité caritative ou associative ou à ceux dont le casier judiciaire n’était pas vierge. En ligne de mire Nabil Karoui et l’actuelle députée de Bizerte Olfa Terras-Rambourg, entre autres.
Mais la forme est importante aux yeux de Fadhila Gargouri. « La Cour des comptes a été parmi les premières à appeler à la séparation de la vie associative et de la vie politique en 2014. Mais on ne change pas la règle du jeu à quelques semaines du scrutin. » Ceci étant dit, ajoute-t-elle, « il n’est jamais trop tard pour bien faire, encore faut-il que ce soit dans les règles de l’art ».
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