La tradition du conte marocain trouve un nouveau public au Café Clock de Marrakech
Le maître conteur et ses apprentis se tiennent devant un public enthousiaste dans l'annexe principale du Café Clock à Marrakech. Les conteurs viennent juste de terminer leur représentation hebdomadaire de contes populaires.
« Merci à tous les Marocains qui sont venus nous écouter, et merci en particulier aux étrangers présents dans la salle qui montrent leur intérêt pour ces contes anciens du Maroc », déclare Haj, le maître conteur.
Haj, nom sous lequel est connu Ahmed Ezzarghani au Café Clock, a commencé à conter des histoires à l’âge de 20 ans, en 1959. Cinquante ans plus tard, avec ses élégantes lunettes rondes et sa calotte posée à l’arrière de la tête, le septuagénaire pratique toujours son art.
Haj avait l’habitude de raconter ses histoires sur la célèbre place Jamaa el-Fna, connue pour être la scène principale de tous les conteurs de la ville de Marrakech. Mais en début d’année, il s’est installé au Café Clock afin de diriger leur programme de contes, nouvel ajout à l'offre culturelle du restaurant.
Un conteur professionnel encadrant des novices est un spectacle rare de nos jours. Le programme de récits traditionnels du Café Clock a été lancé en partie pour endiguer la rapide disparition des conteurs traditionnels dans les villes du pays. En 2001, l'UNESCO a ajouté la place Jamaa el-Fna à sa liste du Patrimoine culturel immatériel de l'humanité en raison de la présence nombreuse sur cette place d'artistes et de musiciens.
« L’art de conter des histoires sur la place Jamaa el-Fna ne se fait plus de la même manière que par le passé », précise Melissa Topacio-Long, coordonnatrice du programme. « Les histoires sont racontées d'une manière qui est peut-être moins nuancée afin d’attirer davantage l’attention. »
La halaka, ou cercle, fait référence au conteur et à son auditoire, composé de passants que le conteur cherche à attirer grâce à son talent et au dynamisme de sa représentation. D’année en année, il y a de moins en moins de halakat sur la place Jamaa el-Fna. La télévision, le cinéma et internet leur font désormais concurrence pour capter l'attention du public, tandis que les véhicules motorisés et les hordes de vendeurs de jus de fruits étouffent les voix des conteurs. Haj est l’un des rares conteurs professionnels encore actifs à Marrakech.
Pourtant, Haj regrette la place. « Le robot ménager de la cuisine est parfois bruyant durant les représentations », dit-il.
Dans sa jeunesse, les conteurs opérant à travers les villes marocaines gagnaient un salaire décent. « De nos jours, un passant écoutera votre histoire durant une seconde, puis se dira ‘’Oh, je la connais déjà celle-là, ça suffit’’ », constate Haj.
Le tourisme de l’échange culturel à Marrakech
Le Café Clock, créé par un expatrié britannique, Mike Richardson, est un restaurant qui fusionne des influences marocaines, arabes et occidentales. Le premier Café Clock a ouvert à Fès en 2007 ; celui de Marrakech a été inauguré l'an dernier. Le café se considère comme une institution interculturelle, accueillant touristes, étudiants et Marocains de la ville. L'annexe où Haj et ses apprentis se produisent est décorée avec des éléments novateurs aux influences hybrides faisant écho à la mission que s’est donnée le lieu.
Marrakech jouit d’un tourisme plus important que dans toute autre ville du Maroc. Cette ville est si célèbre dans le monde entier qu’elle existe quasiment comme une entité séparée dans l'imaginaire international, comme une ville à part. Une grande partie de la « marque » touristique du Maroc a été façonnée autour des nouveautés de Marrakech, notamment l’assortiment de spectacles qu’offre la place Jamaa el-Fna. Sur cette place, on peut voir des charmeurs de serpents, des dresseurs de singes, des guérisseurs et des marchands de tapis, de cuir et d’objets métalliques à perte de vue.
L’engouement collectif et durable pour cette ville a entraîné de radicales évolutions économiques et sociales. Dans l'ancienne médina, les étrangers possèdent désormais de nombreux riads (bâtiment marocain traditionnel avec une cour ou un jardin intérieurs), et les franchises de marques étrangères telles que McDonalds et Club Med ont poussé comme des champignons entre les murs de la ville.
Bien qu'historiquement la plupart des conteurs professionnels soit des hommes, le programme du Café Clock comprend des élèves des deux sexes. « Il était habituel, et c’est toujours le cas sur la place, que les conteurs soient des hommes et non des femmes », explique Sara Mouhi, une apprentie conteuse. « C’est la tradition... de même qu’une femme ne peut se tenir devant des hommes et se mettre à gesticuler, à sembler confiante. Même quand vous servez le thé à un visiteur, vous devez incliner la tête. Donc ils ne sont pas habitués au genre de représentations que je fais. Mais je pense qu'ils aiment… je n’ai eu jusqu’à présent que de bons retours ». Elle s’imagine désormais jouer un jour sur la place Jamaa el-Fna.
Alors que Haj interprète ses histoires en arabe marocain, les apprentis conteurs récitent les leurs en anglais, à l’attention des étrangers de l’auditoire. « C’est à notre connaissance la première fois que ces contes sont dits en anglais », indique Mélissa Topacio-Long.
« Je modifie seulement des mots qui ne vont probablement pas faire sens dans les autres cultures », explique Mehdi el-Ghaly, apprenti. « Si je modifiais l'histoire, je modifierais également l’esprit de la culture marocaine ». Pourtant, les apprentis admettent que les histoires, une fois extraites de leur forme fortement contextualisée dans le dialecte arabe marocain, doivent être modifiées pour les rendre intelligibles en anglais, tout particulièrement les blagues.
Ce modèle touristique d'échange culturel jouit d'une popularité croissante à Marrakech, en réponse à l'évolution des attentes des consommateurs. « Le principal changement est que les touristes veulent vivre des expériences extraordinaires qui ne peuvent avoir lieu qu’à travers une immersion culturelle », explique Mike Richardson. « Cela passe, par exemple, par l'apprentissage de nouveaux savoir-faire comme la calligraphie, la préparation du couscous ou l'apprentissage de la langue. Les visiteurs veulent rentrer chez eux avec des histoires uniques à raconter et une compréhension approfondie du lieu où ils étaient. »
Paradoxalement, une nomination au patrimoine de l’UNESCO peut provoquer la dégradation d'un site du fait de l’augmentation de l’afflux touristique, comme ce fut le cas pour Petra. En ce qui concerne le patrimoine immatériel, comme le conte oral, la menace de cette attention internationale accrue est la marchandisation. En traduisant les histoires en anglais et en modifiant la composition du public pour y inclure les étrangers, Café Clock risque aussi de changer la façon dont cet art est pratiqué et compris.
Bien que les apprentis soient probablement les premiers à présenter ces contes traditionnels en anglais, Richard Hamilton, journaliste à la BBC, a publié en 2011 un recueil de contes marocains traduits en anglais, sous le titre The Last Storytellers: Tales from the Heart of Morocco [Les Derniers Conteurs : contes du cœur du Maroc]. Il se froisse lorsque l’on suggère que les étrangers pourraient influencer l’art traditionnel du conte oral. « Le Café Clock est une belle collaboration entre des Marocains et des ressortissants d'autres nationalités ; cela n’est pas une question de ‘’nous’’ et ‘’eux’’ », déclare-t-il à Middle East Eye.
Malgré l'intérêt certain de ce modèle d’échanges culturels, le résultat est souvent l'adaptation des coutumes locales aux attentes des consommateurs étrangers. Lorsqu'on lui demande pourquoi les apprentis conteurs se produisent en anglais plutôt qu’en français, qui est pourtant plus largement parlé dans le pays, Mike Richardson admet qu’« étant Anglais, le Café Clock allait demeurer dans un environnement majoritairement anglophone et puis, égoïstement, je voulais comprendre pleinement les histoires. Nous travaillons cependant avec les conteurs afin qu’à l’avenir ils donnent aussi des spectacles en français ».
Le futur de l’art du conte oral marocain
Pour les apprentis, le public étranger de ce programme de contes crée la possibilité de nouveaux types d’interactions interculturelles. « Il se peut qu’un Marocain qui parle anglais s’assoie à côté d'un étranger et tente de lui d'expliquer ce que Haj raconte, et cela peut déboucher sur une nouvelle amitié. Ce genre d’échanges existe », affirme el-Ghaly. Contrairement au tourisme traditionnel, ici les spectateurs locaux et étrangers se mêlent dans le public, et les élèves conteurs ont ainsi la possibilité d’affiner leur art et la manière de se présenter à l’auditoire.
Certains des apprentis voient dans le programme une occasion de dissiper les idées fausses au sujet des Marocains telles qu’elles sont véhiculées par les médias internationaux. « Les Marocains sont musulmans et arabes, alors quand quelqu'un entend le mot arabe, il pense ’’terroriste’’, c’est la première image que les gens vont avoir à l’esprit... mais quand un étranger entend votre culture dans ses propres mots, il va l’apprécier », pense el-Ghaly.
Mouhi, professeure d'anglais à l’université, a des étrangers une impression légèrement différente. « Parce que je suis voilée, ils pensent que je ne peux rien faire. Vous ne pouvez pas aller à l'école, vous ne savez pas parler anglais... ils pensent que nous sommes des femmes analphabètes. [Le programme] a complètement changé la façon dont ils nous considèrent, pas seulement en tant que Marocains mais en tant que musulmans. »
Raconter une histoire sur la place Jama el-Fna est peut être une activité en déclin, mais un public demeure, à condition que la tradition s’adapte aux conditions actuelles. « S’il n'y a pas de public, [l'histoire] ne sera pas connue, même si vous l'avez répétée toute votre vie, parce que c’est votre public qui vous rend célèbre, c’est essentiel pour aider votre histoire à survivre », conclut el-Ghaly.
« Après avoir entendu une l'histoire de Haj, je la raconte à mes parents en darija [l’arabe marocain] », explique Mouhi. « En tant que Marocain, je pense que j’ai appris beaucoup de choses sur ma propre culture, parfois juste de petits détails de l’Histoire que je ne savais pas. L'Histoire, c’est votre identité. Quand aux étrangers, je pense que c’est bien pour eux parce que nous leur offrons quelque chose de vraiment traditionnel dans leur propre langue. »
Les apprentis conteurs se voient comme un chaînon dans la perpétuation de la tradition aux générations futures. « Les conteurs, ils vieillissent, ils s’affaiblissent. Puisque c’est la meilleure façon de préserver cet art, pourquoi pas ? [Peut-être alors] que d'autres personnes vont aussi le conserver à travers les générations », dit el-Ghaly. « Haj, il nous donne les bases pour raconter une histoire... les gars de la place, ils vont finir par mourir un jour, alors pourquoi ne pas leur demander de transmettre leur savoir afin qu’une douzaine d’autres puissent prendre leur place ? ».
« Récemment, toute sorte de personnes m’ont demandé comment devenir conteur », ajoute Mouhi.
« Un conteur préserve les histoires de sa culture », constate Haj. « Quand vous le respectez, quand vous prenez soin de lui, vous prenez également soin de votre propre culture. Quand un conteur meurt, c’est une part de votre culture qui meurt avec lui. »
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