Explosion à Beyrouth : la bataille se joue entre le peuple et les vautours
L’énorme explosion qui a détruit le port de Beyrouth et une partie de la ville le 4 août dernier figure parmi les plus puissantes explosions jamais enregistrées ; elle a même été comparée aux explosions des bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki en 1945. Cela donne un aperçu de la tragédie qui a une fois de plus frappé le Liban.
L’étendue des destructions sur des kilomètres est représentative de tout ce qui a mal tourné dans le pays ces dernières décennies.
La négligence et l’incompétence criminelles que montre le stockage, pendant plus de six ans, de près de 3 000 tonnes de nitrate d’ammonium hautement explosif – sans mesures de sécurité et à côté de feux d’artifice, de missiles et d’amphétamines – sont le reflet de la corruption et de la mauvaise gouvernance du pays par ses dirigeants ces dernières décennies. Il s’agit de deux faces d’une même pièce.
Destruction sans précédent
L’explosion pourrait être l’étincelle qui poussera le peuple libanais a finir par jeter le gant et s’en prendre à la kleptocratie qui a exploité, pompé et dévasté leur État pendant des décennies, ou le coup de grâce porté au pays.
En regardant la destruction sans précédent infligée à une ville habituée aux bombardements, on pourrait espérer que l’élite dirigeante et les seigneurs de la guerre libanais, qui depuis la guerre civile (1975-1990) (mal) gèrent le pays comme s’il s’agissait de leur propriété exclusive, auraient un dernier soubresaut d’humanité et de dignité et décideraient d’enfin se retirer. Après tout, la richesse illicite qu’ils ont accumulée est suffisante pour vivre dix vies de plus en tant que milliardaires. Mais n’y comptez pas.
Au vu de l’effroyable gouvernance du Liban ces dernières décennies, la question la plus urgente est désormais de savoir combien d’autres bombes à retardement sont disséminées dans le pays, attendant leur heure
Les forces de sécurité libanaises devraient mener une enquête approfondie pour déterminer ce qui a véritablement mal tourné au port de Beyrouth, et si l’explosion n’a pas été déclenchée par autre chose qu’un accident. Le président américain a qualifié l’incident de « terrible attentat », mais il a été une fois de plus contredit par son propre ministère de la Défense.
Indépendamment des conclusions de l’enquête, nous pouvons déjà conclure que les autorités libanaises ont laissé pendant plus de six ans une énorme bombe au cœur de la capitale. Si rien ne peut excuser une telle négligence, les reproches fusent déjà de tous côtés.
Après tout, cela ne fait aucune différence avec la négligence criminelle qui a transformé le Liban en l’une des plus grandes pyramides de Ponzi, précipitant un désastre bancaire, fiscal, monétaire et de la dette qui a mené le pays au bord du gouffre.
La volonté du peuple
Si ces dernières semaines, les médias internationaux ont été distraits par un simulacre d’infiltrations et de provocations supposées le long de la frontière libano-israélienne – impliquant l’armée israélienne et son ennemi historique, le Hezbollah, et soulevant des questions sur le discours déployé par Israël –, le véritable désastre à venir était à Beyrouth.
Au vu de l’effroyable gouvernance du Liban ces dernières décennies, la question la plus urgente et la plus impérieuse est désormais de savoir combien d’autres bombes à retardement – autres conséquences de cette négligence et des règles de sécurité ignorées – sont disséminées dans le pays, attendant leur heure.
Si les chiffres initiaux sont corrects, 300 000 personnes sont désormais sans-abri en raison des destructions causées par la gigantesque explosion – une autre bombe à retardement sociale qui vient s’ajouter à une situation déjà catastrophique. Les dommages sont estimés entre 10 et 15 milliards de dollars et les principales installations libanaises pour les importations sont détruites, ainsi que son principal site de stockage de céréales.
Après la crise financière qui a abouti à une pénurie de liquidités et à l’effondrement de la devise libanaise, et dans un contexte de pandémie de coronavirus, pousser tant de Beyrouthins dans la rue pendant la période la plus chaude de l’année pourrait être la goutte d’eau qui fait déborder le vase, déclenchant une révolte populaire bien plus grande et bien plus étendue que celle qui a commencé l’année dernière.
Dans une situation aussi extraordinaire, la communauté internationale devrait se mobiliser pour étendre son aide indispensable au Liban. Mais n’y comptez pas non plus.
Tout recommencer
Les pays du Golfe sont trop occupés par leur rivalité ; l’Arabie saoudite et le Koweït le sont avec leurs problèmes de succession délicates ; les autres pays arabes sont trop accaparés par la gestion de leurs problèmes internes. L’Europe tente d’éviter une seconde vague de coronavirus tout en se remettant des conséquences économiques dramatiques de la première.
Les États membres de l’UE, bien que liés par un lien ancien de solidarité inscrit dans leurs traités fondateurs, se sont déchirés lors du processus de répartition des fonds de solidarité. Il est donc difficile de croire qu’ils pourraient, s’ils trouvaient des ressources, faire preuve de générosité envers le Liban.
Pour l’instant, le président français Emmanuel Macron s’est rendu à Beyrouth en promettant de l’aide, demandant une enquête internationale sur l’explosion et de sérieuses réformes dans le pays, sans épargner à ses actuels dirigeants des critiques bien méritées. Macron a aussi laissé entendre la tenue possible d’une conférence des donateurs pour le Liban. Attendons de voir si ces bonnes intentions se traduiront en actes.
Les États-Unis, très occupés à mal gérer leur propre urgence que constitue le coronavirus et à se préparer aux élections présidentielles, dont les résultats pourraient déclencher une nouvelle guerre civile, n’ont fait qu’ajouter du sel sur les plaies du Liban avec leurs sanctions financières et en protégeant certains des éventuels responsables du désastre dans le pays. La Russie et la Chine attendent et observent.
Les Libanais comptent parmi les plus talentueux entrepreneurs de la planète. Leur résilience est légendaire et ils ont toujours montré un incroyable état d’esprit et un puissant optimisme en reprenant tout à zéro face à l’adversité. Si on les laisse administrer leur pays sans ingérence étrangère, ils pourraient surmonter ce moment tragique et trouver enfin la sortie du tunnel.
Cet objectif ne peut être atteint qu’à une seule condition : ils doivent être libérés des vautours qui les ont systématiquement mis en pièces. La véritable question est qui sera plus résilient : le peuple ou les vautours ?
- Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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