Aller au contenu principal

Liban : de quel régime les manifestants veulent-ils la chute ?

Le pouvoir au Liban ne se concentre pas dans une seule personne ou une seule institution, ce qui rend encore plus difficile la tâche de le définir et de s’y opposer
Manifestation antigouvernementale à Nabatiyeh, dans le sud du Liban, le 20 octobre (Reuters)

Déclenchées par la décision du gouvernement de taxer les appels passés via l’application WhatsApp, les manifestations en cours au Liban depuis le 17 octobre ont provoqué un mouvement de contestation sans précédent dans l’histoire récente du pays.

Taxer un service gratuit illustre parfaitement le fonctionnement des affaires politiques dans le Liban de l’après-guerre. La classe dirigeante vend aux citoyens libanais ce qui leur appartient, pendant qu’elle s’enrichit et paupérise les citoyens lambda. En effet, des études montrent que 28 % des Libanais vivent dans une très grande pauvreté et 8 % dans une pauvreté extrême, tandis qu’entre 1 et 10 % de la population adulte perçoit en moyenne entre 25 et 55 % du revenu national.

En d’autres termes, il s’agit de manifestations sociales par excellence au cours desquelles les Libanais expriment leurs griefs, qu’ils soient individuels, collectifs ou les deux à la fois.

Les trois crises

La tenue de manifestations à caractère social n’est pas un fait nouveau au Liban. À différentes occasions dans l’histoire du pays, plusieurs groupes se sont mobilisés pour revendiquer leurs droits économiques et sociaux (enseignants, chauffeurs de taxi, etc.). Cependant, ce qui rend uniques les manifestations actuelles, c’est qu’elles ont éclaté après la cristallisation de trois crises : la crise de l’État, la crise de la classe dirigeante et la crise de la société.

L’État est devenu inutile dans la vie quotidienne du peuple libanais et n’a jamais été consolidé en tant que source de justice pour les citoyens ordinaires

Ce n’est un secret pour personne que l’État libanais fournit peu de services à ses citoyens. En fait, depuis la fin de la guerre en 1990, 8 % seulement des dépenses totales de l’État libanais ont été consacrés à des investissements publics.

Par conséquent, les Libanais ont eu recours à des sources alternatives de services publics, qui sont directement ou indirectement liés aux intérêts de la classe dirigeante, comme l’électricité, l’eau et la sécurité.

Dès lors, et bien que la classe dirigeante se soit emparée des institutions de l’État, celle-ci a simultanément joué un rôle distributif en prenant également le contrôle de la société par le biais de réseaux clientélistes. L’État est donc devenu inutile dans la vie quotidienne du peuple libanais et n’a jamais été consolidé en tant que source de justice pour les citoyens ordinaires.

La classe dirigeante est elle aussi en crise, et ce depuis deux ans. En raison des troubles qui agitent les voisins plus ou moins proches du Liban, les ressources régionales qui alimentaient autrefois les réseaux clientélistes de la classe dirigeante ont été épuisées.

Qui plus est, l’élite dirigeante a récemment connu une lutte interne sans précédent. Face à des perspectives économiques alarmantes, elle n’a déployé aucun effort sérieux pour mettre en œuvre les indispensables réformes et, au lieu de cela, s’est perdue dans des querelles interpersonnelles.

Derrière le bling-bling, le Liban otage des féodalités des néoseigneurs de la guerre
Lire

Certains de ses membres ont adopté une position très chauvine voire raciste non seulement contre les réfugiés mais aussi les Libanais eux-mêmes, ravivant chez ces derniers le souvenir de la guerre civile. La classe dirigeante s’est ainsi complètement déconnectée de la société.

Enfin, l’ordre néolibéral mis en place après la guerre civile a contribué à créer une société en crise. En l’absence de services publics, presque tous les services ont été externalisés.

Les prêts fournis par les banques commerciales ont joué un rôle essentiel pour assurer le quotidien des Libanais (prêts au logement, à la consommation, etc.), absorbant jusqu’à 50 % du salaire d’un citoyen moyen. Face à une situation économique si difficile, les Libanais, toutes classes socio-économiques confondues, ont du mal à joindre les deux bouts.

De fait, il s’agit aussi de la crise d’une société qui a atteint ses limites consuméristes.

Ces trois crises combinées ont conduit les Libanais à envahir les rues et à demander le renversement du régime, entre autres revendications, notamment la démission du gouvernement et la formation d’un gouvernement de transition. Mais quel est ce régime dont les Libanais veulent se débarrasser ?

Les trois piliers

Contrairement au cas de certains pays arabes dont les régimes ont été renversés les uns après les autres au cours de la première vague du Printemps arabe, le pouvoir au Liban ne se concentre pas dans une seule personne ou une seule institution, ce qui rend encore plus difficile la tâche de le définir et – peut-être plus important encore – de s’y opposer.

La classe dirigeante s’appuie sur un ensemble de mécanismes violents qui servent à contrôler la dissidence et garantir son immunité et sa survie au pouvoir

Le régime repose sur trois piliers depuis qu’il a été consolidé au cours de l’après-guerre.

Le premier pilier est l’hégémonie discursive et le contrôle de l’imagination. Depuis la fin de la guerre, la classe dirigeante a adopté un discours par le biais duquel elle a convaincu le peuple que l’État était trop « faible » pour assumer la responsabilité de la reconstruction du pays.

Par conséquent, elle a non seulement eu recours à la privatisation et/ou à la sous-traitance de ses principales fonctions, mais s’est également présenté comme le garant de la construction de l’État et de la protection des droits des différentes communautés. Par conséquent, les citoyens lambda ne peuvent imaginer leur avenir sans la protection ou les services de leurs leaders.

Le deuxième pilier est la violence. La violence est ici comprise dans un contexte plus large et non strictement localisée du côté des armes du Hezbollah. En fait, la classe dirigeante s’appuie sur un ensemble de mécanismes violents qui servent à contrôler la dissidence et garantir son immunité et sa survie au pouvoir.

Le président Michel Aoun (à gauche) s’entretient avec le Premier ministre par intérim Saad Hariri le 7 novembre (AFP)
Le président Michel Aoun (à gauche) s’entretient avec le Premier ministre par intérim Saad Hariri le 7 novembre (AFP)

Ces mécanismes violents, qu’ils soient symboliques ou physiques, comprennent – sans s’y limiter – des escortes intimidant les Libanais ordinaires dans la rue, des hommes de main contrôlant les quartiers et intimidant les citoyens le jour des élections, ainsi que les barrières de sécurité protégeant les maisons des hommes politiques dans les centres urbains.

La vie quotidienne a pris une dimension sécuritaire au profit du leader et de la communauté religieuse qu’il prétend protéger.

Le troisième pilier est le contrôle et l’extraction du capital. Tout en présentant l’État comme faible, la classe dirigeante a consolidé son emprise sur les institutions étatiques et s’est enrichie – servant ses compères au passage.

Le lien entre le public et le privé est par ailleurs si fort que les frontières entre les deux sont devenues complètement floues. La classe dirigeante a accumulé des ressources par le biais de magouilles financières, souvent contrôlées et conçues par la Banque centrale, mais également grâce au monopole de projets étatiques dont elle a tiré des profits illicites.

Succès et défis

Depuis le début des manifestations, les Libanais ont réussi à ébranler le premier pilier du régime : son idéologie.

Aujourd’hui, ils imaginent leur avenir en dehors du royaume du leader et ils agissent en conséquence en revendiquant l’État comme source de justice. C’est cette idée qui prévaut désormais lorsque les Libanais réclament les droits fondamentaux que le régime ne leur a pas octroyés. Le concept de responsabilité – l’idée de rendre des comptes – a aussi été relancé.

Le Liban peut-il s’extraire du confessionnalisme ?
Lire

Par exemple, les manifestants ont poussé le Parlement à reporter une session visant à adopter une loi sur l’immunité qui aurait pu accorder aux dirigeants et à leurs comparses l’immunité pour des crimes financiers commis au cours des trois dernières décennies.

En outre, des luttes et résistances de tous les jours apparaissent lorsque ce sont des citoyens ordinaires qui défendent leurs propres droits, par exemple en refusant de payer leur stationnement aux horodateurs, lesquels sont une manifestation claire de la manière dont les entreprises privées occupent l’espace public.

Mais le chemin pour renverser le système est particulièrement long. Il est nécessaire de canaliser les demandes de la rue par le biais de structures et syndicats (anciens ou émergents) et, surtout, ne pas tomber dans le piège du deuxième pilier du régime, à savoir la violence.

Seules la résistance et la cohésion de la société peuvent conférer à la révolution l’immunité dont elle a besoin pour ne pas tomber dans le piège du système.

- Jamil Mouawad est maître de conférences en politique à l’Université américaine de Beyrouth.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Jamil Mouawad is a Lecturer in Politics at the American University of Beirut.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].