Rencontre avec l’avant-garde de la photographie marocaine
Percer sur une scène artistique établie peut s’avérer compliqué pour les jeunes artistes qui doivent encore se faire un nom. C’est pourquoi quatorze Marocains qui percent dans le milieu de la photographie ont récemment décidé de fonder Noorseen, un collectif artistique qui leur permettra de mettre en commun leurs ressources et partager leur vision dans une démarche collaborative.
Le nom du collectif est un mot-valise composé de « noor », qui signifie « lumière » en arabe, et « seen », participe passé du verbe « voir » en anglais, qui fusionne deux pierres angulaires de la photographie.
Plus important encore, il reflète leur désir commun d’offrir une nouvelle vision du Maroc et de mettre en lumière ses talents cachés.
« De nombreuses œuvres visibles de photographes sur le Maroc montrent des clichés similaires : la médina pittoresque, les costumes traditionnels, le portrait d’un ancien », explique Mehdi Aït El Mallali, 22 ans, membre de Noorseen.
« Nous voulons montrer l’autre côté, une expression de la jeunesse marocaine. Nous montrons le Maroc à travers nos yeux, en tant que membres de cette société. »
Un élan collectif
Ils viennent tous de différentes régions du Maroc, certaines plus périphériques que d’autres, ce qui a fait naître chez eux ce besoin d’appartenir à une tribu artistique bourdonnante au cœur de leur initiative.
« Nous avons tous fait connaissance sur Instagram. Au Maroc, la communauté est petite, et nous connaissions l’existence des uns et des autres », explique Mehdi Aït El Mallali qui vit dans la ville d’El Hajeb, dans les contreforts du Moyen-Atlas. « À l’origine, nous avons créé un groupe informel partageant des bribes d’informations et de conseils, de sorte que le collectif était l’aboutissement naturel de nos relations. L’idée avait déjà été avancée et nous avons décidé de la concrétiser. »
« Nous interagissons depuis un certain temps », explique Marouane Beslem, 23 ans. Quand la pandémie de COVID-19 s’est emparée du pays et que les artistes se sont retrouvés confinés, leur premier projet est né : un exercice créatif basé sur la photographie qu’ils ont surnommé les « conversations photo ».
« Pour cette collaboration, nous nous sommes lancé un défi », explique Marouane Beslem. « Avant de fonder officiellement le collectif, nous avions pour mission de documenter nos confinements au plus fort de la pandémie. Chacun d’entre nous a donc produit un ensemble de travaux autour de ce thème. »
Pour ce faire, ils ont formé des duos aléatoires, chacun chargé de réinterpréter une photographie de leur partenaire à travers leur propre objectif.
La correspondance pouvait se nouer au niveau de la forme jusqu’au sens, pour créer une discussion visuelle stimulante entre les photographes malgré l’isolement individuel des artistes.
La série terminée sera bientôt publiée, les photos côte à côte sous forme de diptyques sur leur nouvelle page Instagram, et ils espèrent qu’elle encouragera les autres à expérimenter et à partager leurs propres « conversations photo ».
Les artistes n’hésitent pas à souligner le caractère collaboratif de leur groupe : le processus de prise de décision est démocratique et il ne s’agit pas de compétition. En fait, ils étaient tous fans du travail des autres depuis longtemps. « Les photographes qui font partie du collectif figuraient déjà parmi mes préférés », confie Hind Moumou, 25 ans.
« Depuis mes débuts en tant que photographe, @rwinalife [Ali El Madani, autre membre de Noorseen] m’inspire. Jalal Bouhsain [@oddabe] est aussi l’une de mes inspirations préférées », ajoute Aït El Mallali.
Mais cohésion n’est pas synonyme d’uniformité et Noorseen offre l’occasion aux artistes de remettre en question leur pratique individuelle et d’apprendre du travail de l’autre. « Nous avons également amélioré nos compétences en nous aidant mutuellement en matière d’édition et de technicité », poursuit Marouane Beslem.
Les œuvres qu’ils produisent sont éclectiques. Non seulement ils utilisent tous différents médiums, notamment les appareils argentiques, numériques ou leur smartphone, mais leur langage visuel offre également un panorama varié.
Élevé dans la ville de Beni Mellal, dans l’arrière-pays marocain, Anass Ouaziz, 27 ans, est fasciné par la beauté qui émerge de la vie quotidienne. Ses compositions photographiques sont des vues minimalistes de rencontres quotidiennes souvent soulignées de teintes ocres qui reflètent la palette de l’architecture de sa ville natale.
« Pour moi, la photographie est une pratique d’observation où je trouve la beauté dans le banal. Je m’intéresse à l’entre-deux, dans des moments calmes où apparemment rien ne se passe », raconte Anass Ouaziz.
Quant à Mehdi Aït El Mallali, il présente des photographies de paysages cinématographiques et des portraits des habitants de sa ville, El Hajeb. Ses images élégiaques de la nature reflètent la région agricole fertile dans laquelle il a grandi.
Hind Moumou, 25 ans, autre membre de Noorseen, est professeure d’anglais à Rabat, expérimente photos et courtes vidéos. Qu’elles soient figuratives ou plus énigmatiques, il y a un sentiment de mélancolie et de solitude latent dans ses photos, qui ne se limitent pas à un style donné.
« Quel est mon style en tant que photographe ? Je m’interroge constamment. Je ne veux pas me limiter à un style », explique la jeune femme. « Cela dit, je m’inspire de mes rêves. Ils sont très fertiles et ont toujours fait partie de ma vie intérieure. Quand je ne planifie pas une photo, j’essaie surtout de saisir l’impression d’un moment fugace, et cela devient un journal visuel où je peux le revivre. »
Même lorsqu’elle documente spontanément son environnement immédiat, sa façon de faire est avant tout une introspection intime.
« Je crois que les choses qui vous arrivent inconsciemment sont plus fortes, alors j’essaie de combiner les deux niveaux », ajoute-t-elle.
Avoir un impact
Pour Ismail Zaidy, un aide-comptable âgé de 23 ans originaire de Marrakech, l’accent est mis sur sa propre famille, qu’il photographie afin de remettre en question les liens étroits et l’individualité dans un ménage marocain typique.
Travaillant avec des couleurs pastel, les textures de tissu et la lumière dorée de sa région natale, les images fantaisistes de ses frères et sœurs lui ont valu près de 50 000 abonnés sur Instagram, et il est actuellement encadré par le célèbre photographe marocain Hassan Hajjaj.
En plus d’utiliser leurs appareils pour faire leur introspection, ces artistes puisent également dans leur expérience de la société marocaine.
Marouane Beslem, élevé à Oujda dans le nord du Maroc, a pris une année sabbatique après avoir obtenu son diplôme en gestion d’entreprise pour explorer sa passion pour la photographie. À la fin de l’année, il s’est installé à Casablanca où il documente aujourd’hui la vie dans sa nouvelle ville.
« Je ne veux pas être pris au piège dans une catégorie », affirme-t-il. « J’immortalise mon environnement intuitivement. J’aime quand une photo affiche des contrastes intéressants de couleurs, d’éclairage, de composition ou de messages. Dans mon travail, je préfère dissimuler mes opinions, mais je pourrais aussi secouer les préjugés locaux. »
Comme de nombreux membres du collectif, Marouane Beslem est à l’origine un photographe de rue. À travers ses photos de Casablanca, il transmet l’atmosphère d’un film néo-noir dans lequel les personnages sont principalement des jeunes. Certaines de ses photographies les plus fascinantes présentent des juxtapositions intrigantes.
Une photo de nuit montre la tendre étreinte d’un couple avec, en fond, la mosquée Hassan II, un point de repère de la ville. Sur une autre, des supportrices montrent fébrilement leur soutien à leur équipe au stade.
Marouane Beslem fait actuellement des recherches pour son premier projet documentaire qui abordera la mémoire collective et les destins douloureux façonnés par la tourmente de la décolonisation. « Oujda est près de la frontière algérienne, donc ces questions me sont particulièrement proches », confie-t-il.
« Le fait d’être mis en quarantaine dans ma ville natale m’a fait repenser ma photographie. Je l’ai redirigée vers un angle plus conscient et plus réfléchi. Je veux avoir un impact sur la société. »
Tous les artistes ont perfectionné leur métier de façon indépendante, profitant pleinement des moyens dont ils disposaient à l’époque. Ils ont souvent développé leur style avec des connaissances et des moyens techniques limités.
Ismail Zaidy a pris ses photos populaires sur son téléphone portable, un Samsung Galaxy, depuis le toit de sa maison familiale. En tant que photographe autodidacte, il a été attiré par la simplicité de ce médium, et alors qu’il possède maintenant un appareil photo traditionnel, l’appareil photo de son téléphone est toujours son compagnon préféré.
Quant à Fatimazohra Serri, elle a dû défier les contraintes de son milieu conservateur. Cette comptable de 25 ans, de Nador, dans le nord-est du Rif, a d’abord dû cacher son travail à ses proches masculins, craignant qu’ils n’approuvent pas son travail créatif, principalement composé d’autoportraits stylisés.
Les compositions saisissantes de l’une des deux seules femmes membres de Noorseen, pleines de symbolisme, sont une exploration intime de la féminité.
Elle aborde les ambiguïtés auxquelles sont confrontées les femmes qui évoluent dans une société patriarcale mais contemporaine d’une manière nouvelle et visuelle, présentant des scènes, des objets et des costumes traditionnels avec une irrévérence spirituelle.
Ses photographies ont à la fois un attrait purement esthétique, tout en étant combatives. Et elle n’hésite pas à remettre en question les tabous universels, comme on le voit dans son regard audacieux sur la honte associée à la menstruation.
« Mon style est conceptuel et je donne le point de vue d’une femme. Je m’engage dans des sujets qui me sont proches en les extrayant de mon environnement social », développe-t-elle. « Je concentre mes projets sur les problèmes auxquels les femmes sont confrontées, en particulier dans la société conservatrice à laquelle j’appartiens. »
Elle est sans doute l’une des voix les plus puissantes de sa génération et, semble-t-il, l’une des rares femmes photographes car les femmes restent relativement sous-représentées dans la photographie marocaine.
« Même si la photographie représente une grande partie de leur vie sur les réseaux sociaux, elles sont souvent devant l’appareil et non derrière », reconnaît Hind Moumou. « Cela reste un choix individuel, mais nous voulons encourager les femmes à se lancer si la photographie suscite leur intérêt. »
S’introduire par effraction
Tout comme la notoriété sur Instagram a permis à des artistes relativement inconnus de faire entendre leurs voix au Maroc, cela leur a également permis de contourner les points de vente d’art traditionnels et de faire appel à de nouveaux publics de la région et au-delà.
Et la prochaine étape ? La reconnaissance professionnelle. « Nous devons être visibles et mettre en valeur le talent marocain », affirme Mehdi Aït El Mallali.
« Tout au long des expositions ou festivals nationaux et internationaux, quelques noms – toujours les mêmes – représentent la photographie contemporaine marocaine. Pourquoi pas nous ? Les jeunes photographes pourraient prendre le relais, et nous voulons amplifier notre voix. »
Alors que certains d’entre eux ont connu leur première reconnaissance institutionnelle, exposant lors de l’événement inaugural du nouveau Musée national de la photographie à Rabat en janvier, la plupart n’ont pas encore vu leurs regards exposés dans la presse écrite.
« Au Maroc en particulier, il y a une sorte de monopole sur les quelques espaces d’exposition disponibles », explique Mehdi Aït El Mallali. « Les galeristes travaillent souvent sur la base de connaissances personnelles. Ils ne font pas tout leur possible pour montrer des talents émergents. Souvent, les gens obtiennent une reconnaissance internationale avant d’attirer l’attention du monde de l’art local. »
Le photographe français Daniel Aron, fondateur de la Fondation de Tanger pour la photographie marocaine, estime également qu’il y a un manque d’opportunités malgré la vitalité de la scène locale.
Lors de l’exposition inaugurale de sa fondation en 2019, il a expliqué à la presse locale que son projet était né d’un manque de fondations privées dédiées à la promotion de la photographie marocaine contemporaine.
« Nous voulons aider à donner de l’élan aux jeunes photographes marocains », a souligné Daniel Aron, « et nous encouragerons également les collectionneurs marocains à s’intéresser à cet art qu’ils ignorent souvent. »
Marie Moignard, spécialiste de la photographie marocaine, critique d’art et conservatrice résidant au Maroc, est du même avis. « La scène locale déborde actuellement d’énergie. »
Faisant référence à Koz, un autre collectif d’artistes visuels marocains qui a émergé pendant la pandémie, elle assure qu’il est naturel pour ces forces créatrices de trouver des moyens de briser leur isolement et de se soutenir mutuellement puisque l’écosystème local n’est pas encore structuré pour eux.
« Je suis très heureuse de ces initiatives. Malheureusement, malgré la diversité de talents, le manque de professionnalisme et d’assurance empêchent souvent beaucoup de jeunes artistes d’apparaître dans le circuit institutionnel. La création d’une entité collective pourrait les aider à se frayer plus facilement un chemin d’Instagram au monde de l’art traditionnel.
« Plus important encore, les institutions publiques et commerciales doivent soutenir pleinement ce mouvement. Ils doivent s’engager auprès des jeunes talents et les accompagner dans leur apprentissage. Ils devraient également être plus disposés à prendre des risques parce que la photographie n’est pas toujours populaire auprès des collectionneurs d’art marocains qui sont sceptiques quant à sa reproductibilité », conclut-elle.
Si les artistes de Noorseen se sont trouvés et ont trouvé la voie du succès via Instagram, ils sont conscients des limites de la plateforme : « Instagram a banalisé la photographie », note Marouane Beslem.
« C’est devenu un produit consommable. Oui, c’est un outil puissant. Mais quand les gens jugent une photo basée sur des likes, ils finissent par reproduire des gadgets populaires. Ce genre de conformisme nivelle par le bas la scène locale. Nous voulons nous en démarquer. »
À l’heure actuelle, leur priorité est de devenir financièrement indépendants afin de pouvoir accepter des projets plus exigeants. « Nous voulons publier un fanzine présentant nos œuvres. Nous réfléchissons à des moyens pratiques de soutenir nos ambitions », avance-t-il.
« L’indépendance créative est cruciale », précise Hind Moumou. « Nous voulons avoir un contrôle créatif absolu et une protection totale sur ce que nous créons. »
Et cette indépendance est essentielle pour le projet de Noorseen, car elle vise à perturber les représentations dominantes du Maroc.
En prenant le contrôle du récit, Noorseen rompt avec les représentations stéréotypées du Maroc qui s’inspirent d’une vision folklorique recréant le fantasme d’un touriste.
« Prenons l’Iran comme exemple, un pays criblé de stéréotypes », explique Hind Moumou. « Quand vous regardez les œuvres de jeunes photographes iraniens, vous découvrez à quel point l’Iran contemporain est riche et présente de nombreuses facettes, et vous voyez des images inattendues que seuls les jeunes Iraniens pourraient produire. »
« On dirait que nous sommes toujours représentés par les autres. Nous nous représenterons nous-mêmes, en tant que voix autochtone, et nous présenterons différents styles. L’image ne doit pas être identifiée par l’origine géographique en premier. Nous voulons nous en tenir à nous-mêmes et à notre narration visuelle. »
Le travail de Noorseen est disponible sur Instagram
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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