Attentat d’Akouda : le spectre de la violence islamiste radicale hante toujours la Tunisie
L’attaque d’Akouda, près de la ville côtière de Sousse (est), menée le 6 septembre et revendiquée deux jours plus tard par le groupe État islamique (EI), fait ressurgir le spectre de la violence islamiste radicale en Tunisie.
Trois individus armés ont heurté des agents de la Garde nationale stationnés à un carrefour de la ville. Lors de l’affrontement avec les forces de l’ordre, trois assaillants ont été abattus, un officier, l’adjudant Sami Merabet, a été tué, et un de ses collègues a été grièvement blessé.
En dépit d’un net recul depuis début 2016, les attaques de ce genre n’ont jamais cessé et visent, pour la plupart, les membres des forces armées.
Cette fois-ci, le lieu de l’attaque, près de la zone touristique de Port el-Kantaoui, a ravivé le traumatisme de l’attentat de l’hôtel Impérial. Le 26 juin 2015, un extrémiste armé d’une kalachnikov avait tiré sur des baigneurs qui se trouvaient sur la plage avant de pénétrer dans l’enceinte du complexe hôtelier et d’abattre d’autres touristes. Bilan : 39 morts, dont l’assaillant.
Contrairement à ce que répètent à l’envi les contempteurs de la révolution tunisienne, le terrorisme n’est pas né après le départ de Ben Ali en 2011.
Deux opérations majeures ont en effet émaillé la dernière décennie du président déchu. Le 11 avril 2002, un camion-citerne explose devant la synagogue de la Ghriba sur l’île de Djerba, faisant dix-neuf morts. Le kamikaze, Nizar Naouar, est lié à al-Qaïda, qui revendique l’attentat.
Entre décembre 2006 et janvier 2007, des affrontements opposent les forces de l’ordre et les membres d’une cellule islamiste armée qui s’entraînait au mont Boukernine, dans la banlieue sud de Tunis. Les autorités arrivent à maîtriser les assaillants dans la commune de Soliman, le 3 janvier 2007, après des échanges de tirs qui se soldent par la mort d’un policier, d’un soldat et de douze extrémistes. Les trente individus arrêtés sur les lieux écopent de peines allant de cinq ans de réclusion à la peine de mort.
En outre, le phénomène ne se limite pas aux frontières nationales. Des Tunisiens sont enrôlés dans des milices qui combattent sur plusieurs théâtres de guerre impliquant des groupes armés se revendiquant de l’islam : Algérie, Bosnie, Tchétchénie, Irak.
Essor des mouvements extrémistes après la révolution
La révolution a entraîné dans son sillage une amnistie générale qui a permis la libération de 800 prisonniers politiques, dont des personnes condamnées pour « djihadisme » en vertu de la loi antiterroriste de 2003, un texte jugé liberticide par l’opposition et les organisations de défense des droits de l’homme.
Profitant de l’euphorie révolutionnaire et du climat de liberté, les islamistes extrémistes s’organisent alors en mouvements de plus en plus influents. Le plus important est sans doute Ansar al-Charia, dirigé par Seifallah ben Hassine, dit Abou Iyadh, un lieutenant de Ben Laden impliqué notamment dans l’assassinat du colonel Massoud en Afghanistan en 2001.
Bien que ces extrémistes rejettent la démocratie, ils ont pu bénéficier, au moins indirectement, des élections de 2011 qui ont vu la victoire d’Ennahdha.
Dans un premier temps, les nouvelles autorités se montrent en effet particulièrement laxistes face à leurs démonstrations de force (attaques d’artistes, camps d’entraînement, drapeaux noirs, incendies de mausolées soufis…).
À cette période, de nombreux jeunes Tunisiens se dirigent vers la zone irako-syrienne pour rejoindre l’EI. Si le nombre exact de ces combattants ne peut être établi avec précision, un rapport onusien avançait en 2015 le chiffre de 5 500, dont 4 000 en Syrie.
Mais l’attaque de l’ambassade américaine le 14 septembre 2012, les assassinats politiques des leaders de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en 2013, et les attaques visant des militaires changent la donne. Ansar al-Charia est alors classée « organisation terroriste » et une stratégie de lutte contre le terrorisme est mise en place.
Ben Guerdane, le tournant
Sur le plan politique, les partis dominants adoptent une position ferme face à la menace. Ennahdha profite des élections de 2014 pour écarter ses éléments les plus radicaux et Béji Caïd Essebsi et Nidaa Tounes promettent que leur arrivée au pouvoir endiguera le fléau.
Pourtant, l’année 2015 est la plus sanglante, avec trois attentats majeurs. Le 18 mars, deux assaillants ouvrent le feu sur des touristes visitant le musée du Bardo, tuant 21 personnes. Les assaillants sont abattus.
L’attentat de Sousse accélère l’adoption d’une nouvelle loi antiterroriste plus conforme aux standards internationaux. Les députés nahdhaouis profitent des débats pour montrer leur fermeté, en prônant la peine capitale pour les coupables d’« actes terroristes ». Le nouveau texte pénalise le takfir (accusation d’apostasie), qui sert souvent de prétexte aux extrémistes pour justifier leurs attentats.
2015 s’achève avec la décapitation d’un jeune berger de la région de Kasserine, Mabrouk Soltani, ainsi que la sanglante explosion d’un bus de la garde présidentielle en plein cœur de Tunis faisant treize morts – dont le kamikaze – et quatorze blessés.
La tentative de prise de Ben Guerdane va constituer un tournant dans la guerre contre le terrorisme. Le 7 mars 2016, des hommes armés venus de Libye tentent de prendre le contrôle de cette ville située à 32 km de la frontière.
Le pari était que les habitants de cette localité marginalisée par le pouvoir central et vivant essentiellement du commerce informel transfrontalier fraterniseraient avec les assaillants. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : la population a prêté main forte aux autorités et a contribué à infliger une cinglante défaite à la branche libyenne de Daech (État islamique) après trois jours d’intenses combats qui ont fait treize morts parmi les forces de l’ordre et ont couté la vie à sept civils.
Depuis Ben Guerdane, les attentats se font plus rares et moins spectaculaires. Les gouvernements successifs démantèlent régulièrement des cellules armées et déjouent des projets d’attentats.
Une sorte d’union sacrée semble traverser tout l’échiquier politique pour condamner sans réserve ce type d’attaques.
Mais alors que plusieurs proches des milieux islamistes radicaux accèdent à la députation sous les couleurs d’al-Karama, les élections législatives de 2019 sont venues fissurer cet unanimisme.
Ce réseau d’indépendants classé à la droite d’Ennahdha regroupe plusieurs personnalités sulfureuses. Le groupe est dirigé par l’avocat Seifeddine Makhlouf, condamné en première instance pour avoir menacé le procureur de la République dans l’affaire de l’école coranique de Regueb. Al-Karama a fait élire le radical Mohamed Affes, qui s’est insurgé dans l’hémicycle contre l’interdiction du takfir.
Si les élus d’al-Karama condamnent officiellement les opérations terroristes, ils sont quelques-uns à remettre en cause la version officielle des autorités et à verser dans le complotisme
Si les élus d’al-Karama condamnent officiellement les opérations terroristes, ils sont quelques-uns à remettre en cause la version officielle des autorités et à verser dans le complotisme.
En 2013, le député Maher Zid, qui se présentait à l’époque comme journaliste d’investigation, a ainsi affirmé que les personnes impliquées dans l’attentat de Gueboulat, dans le nord-ouest tunisien (une fusillade ayant tué deux gradés de la Garde nationale le 17 octobre 2013), étaient en réalité des chasseurs de trésors.
Seifeddine Makhlouf a pour sa part affirmé que les deux dernières attaques (celle de mars visant une patrouille stationnée devant l’ambassade américaine et l’attaque d’Akouda) avaient été « commandées par des services secrets étrangers dans le but de mettre fin à la transition démocratique en Tunisie ».
Dans une vidéo diffusée en direct sur Facebook, l’élu va jusqu’à suggérer, sans jamais le prouver, que ceux qui ont soutenu la motion de censure visant Rached Ghannouchi fin juillet (le Courant démocratique, le mouvement al-Chaâb et le Parti destourien libre) sont impliqués dans l’attentat.
Enfin, la police a arrêté une candidate d’al-Karama aux législatives de 2019 pour avoir déploré sur Facebook que les assaillants de l’attentat d’Akouda aient été abattus. Contrairement à ses camarades élus, la jeune femme ne dispose pas d’une immunité parlementaire.
Un soutien populaire résiduel
À chaque attentat, se pose également la question du soutien populaire à leurs auteurs. Bénéficient-ils de sympathies ou de complicité ?
Le sociologue Jihed Haj Salem, spécialiste des mouvances islamistes radicales et auteur de Jeunes et djihadisme, les conversions interdites (Presses universitaires de Laval, 2016), relativise cette idée. Selon lui, il existait « une véritable sympathie pour les mouvements salafistes djihadistes au lendemain de la révolution », notamment Ansar al-Charia, qui pouvait se prévaloir d’un « véritable enracinement socioterritorial dans des localités pauvres et marginalisées ».
Mais les attentats de 2015 ont opéré un véritable retournement dans l’opinion et ont rendu ce soutien résiduel, ce qui a eu des conséquences sur les moyens mis à leur disposition.
« En examinant les dernières attaques, on remarque que les armes employées sont primitives [couteaux, bombes artisanales] et que les assaillants sont issus d’un cercle restreint [deux frères dans le cas d’Akouda, deux amis du même quartier dans l’attaque devant l’ambassade américaine], alors que les auteurs de l’attentat du Bardo ne se connaissaient pas et ont été mis en relation par Daech », explique le chercheur.
« Tout ceci tend à montrer que l’enracinement des mouvements djihadistes est aujourd’hui quasi inexistant et que les moyens logistiques dont pouvaient profiter les djihadistes d’avant Ben Guerdane [réseaux de trafic d’armes, lieux d’entraînements, bienveillance de l’environnement] ont été anéantis. »
Le témoignage du père de deux des assaillants d’Akouda est un autre signe que les mentalités ont évolué. Invité par la radio Jawhara FM, il explique qu’il n’a pas pleuré ses enfants mais le gendarme mort pour la patrie, et exhorte les familles à davantage surveiller leurs enfants.
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