Michel Aoun, le président d’un Liban « en enfer »
En début de soirée, le 31 octobre 2016, le premier orage automnal s’était abattu sur le Liban après une longue et sèche saison estivale. Des feux d’artifices avaient alors été tirés, illuminant la foule réunie sur la place des Martyrs à Beyrouth et défiant les klaxons du défilé de véhicules dans les quartiers de la capitale. Salvatrice pour les uns, de mauvais augure pour les autres, personne ne fêtait pourtant l’arrivée de cette pluie fortuite.
En ce soir d’Halloween, des Libanais avaient troqué leurs sacs de friandises contre des drapeaux nationaux qu’ils brandissaient avec fierté, tandis que d’autres avaient remplacé leurs sucreries contre du sel qu’ils jetaient par-dessus leurs épaules.
En effet, le « Général », Michel Aoun, venait d’être désigné président de la République du Liban et, comme s’il revivait les démons du passé, le ciel s’était mis à pleurer.
Le refus de la paix pour la présidence
Les locaux du palais présidentiel situé à Baabda, en périphérie de Beyrouth, Michel Aoun les connaît bien, les ayant occupés de force vers la fin de la guerre civile du Liban (1975-1990). Alors à la tête de l’armée libanaise, le général est nommé chef de l’exécutif en septembre 1988 par le président sortant Amine Gemayel, sans successeur, qui le charge de former un gouvernement et de trouver un président pour le Liban.
Inutile de chercher bien loin, Michel Aoun se lance lui-même à la conquête du pouvoir, semant le chaos sur son passage. Instigateur d’une lutte fratricide contre les chrétiens des Forces libanaises de Samir Geagea, envoyant l’armée libanaise mettre fin au contrôle portuaire de celles-ci avant d’ordonner leur dissolution un an plus tard, il se lance dans sa « guerre de libération » pour sortir le régime syrien du Liban dès le printemps 1989.
Quelques pourparlers internationaux plus tard, l’accord de Taëf devant mettre fin à la guerre civile est signé à l’automne et un nouveau président pour le Liban est élu dans la foulée.
Rejetant cet accord de paix, Michel Aoun refuse de céder sa place : il se cloître dans le palais présidentiel et continue sur sa lancée dissidente jusqu’en octobre 1990, lorsque les troupes syriennes l’y délogeront.
Réfugié à l’ambassade de France, c’est pour ce pays que Michel Aoun part en exil en août 1991, laissant derrière lui un échec politico-militaire cuisant qui renforcera la présence syrienne au Liban pour plus d’une décennie à venir, clivera les relations interchrétiennes et entraînera une émigration massive de sa propre communauté confessionnelle après la dévastation de leur région.
Faisant désormais partie de la clique des chefs de guerre, troquant toute morale au nom du confessionnalisme politique, tache de naissance du Liban, ce pourfendeur du régime syrien s’en va, laissant les autres miliciens passer du treillis au costard et se partager les recettes d’une guerre de quinze ans.
Tonnant qu’il « capitule pour éviter toute effusion de sang, limiter les dégâts et sauver ce qui reste », celui que certains considèrent encore comme un homme providentiel n’a cependant pas dit son dernier mot.
Le retour triomphant et le chemin vers la présidence
Quatorze ans plus tard, le 7 mai 2005, Michel Aoun atterrit à l’aéroport de Beyrouth à la suite du retrait des troupes syriennes du pays du Cèdre après l’assassinat du Premier ministre démissionnaire Rafiq Hariri le 14 février 2005 et la révolte populaire contre le régime syrien qui l’a suivi.
Triomphant, Michel Aoun clame devant une foule en délire que « le monde n’est pas parvenu à [l]’écraser » et que « le soleil de la liberté brille à nouveau » sur le Liban. Celui qui aura fait la pluie et le beau temps à la fin de la guerre civile est revenu au pays les valises pleines de chemises, déterminé à aller là où le vent l’emportera, à condition toutefois qu’il se dirige vers Baabda.
[...] c’est en s’alliant avec son frère ennemi, Samir Geagea, et en acceptant Saad Hariri comme Premier ministre que Michel Aoun prouve une nouvelle fois que la moralité ne va pas de pair avec le système confessionnel libanais
C’est chose faite dès février 2006, quand il se munit du parapluie iranien qui protégera sa route vers la présidence. Ainsi, tournant le dos à la coalition dite du 14 Mars, qui a chassé la Syrie des frontières libanaises moins d’un an plus tôt, l’ennemi historique de Damas signe un accord d’entente avec le Hezbollah, allié du régime de Bachar al-Assad et de Téhéran, et leader de la coalition du 8 Mars constituée d’hommes politiques prosyriens.
Deux ans plus tard, Michel Aoun, se comparant à Charles de Gaulle à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, se rend à Damas pour consommer son amitié avec le président syrien.
À la tête du Courant patriotique libre, fondé lors de son exil parisien, Michel Aoun y a donc laissé ses convictions pour faire le jeu de la politique libanaise.
Conspuant au début des années 2010 Saad Hariri, entre autres, et l’accusant, avec son père, de corruption depuis la fin de la guerre, Michel Aoun donne les rênes de son parti en 2015 à son gendre, Gebran Bassil, dont la pile de dossiers de corruption est scellée, afin d’assurer la dynastie de sa famille politique et se concentrer sur la course à la présidence.
Consacré à la magistrature suprême en octobre 2016, c’est en s’alliant avec son frère ennemi, Samir Geagea, et en acceptant Saad Hariri comme Premier ministre que Michel Aoun prouve une nouvelle fois que la moralité ne va pas de pair avec le système confessionnel libanais.
Le président d’un État « en enfer »
Le rêve d’un homme peut devenir le cauchemar d’un autre et les Libanais l’ont compris à leurs dépens ce mardi 4 août à 18 h 08 lorsque c’est une pluie de verre qui s’est, cette fois, abattue sur Beyrouth.
La présence de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, résultat d’années de corruption et cause de la double explosion qui a ravagé le port et des quartiers entiers de la capitale libanaise, faisant près de 200 morts, 7 000 blessés, 300 000 sans-abris et des millions d’âmes meurtries, était connue du président libanais.
Enseveli sous les ruines de son économie depuis plus d’un an et submergé par la corruption d’une classe politique insatiable, le peuple libanais, lui, est seul.
« Si un gouvernement n’est pas formé, nous nous dirigerons vers l’enfer », a décrété Michel Aoun le 21 septembre. Samedi, le Premier ministre désigné pour cette mission, Moustapha Adib, s’est récusé.
Le lendemain, le président libanais, gardien de son peuple par définition, s’est voulu rassurant sur son propre sort : « Je continuerai à faire barrage à tous ceux qui tenteront de porter atteinte au contenu de ce serment [présidentiel] », prévenant ainsi qu’il ne démordra pas de son mandat jusqu’en 2022. L’ancien chef de guerre n’a pourtant pas besoin de démissionner de ses responsabilités… Il ne les a en réalité jamais prises.
L’ancien chef de guerre n’a pourtant pas besoin de démissionner de ses responsabilités… Il ne les a en réalité jamais prises
Bloqué trente ans en arrière, « l’ogre de la mort », comme l’ont récemment surnommé les Forces libanaises, s’est à nouveau cloîtré au palais présidentiel dans l’attente que quelqu’un ose venir l’y déloger, prenant de temps en temps la température d’un Liban qui brûle, sans toutefois se lever de son trône.
Métastase d’un système confessionnel cancérigène, le cerveau présidentiel vit depuis longtemps dans l’illusion qu’avait été son rêve de chef d’État. Lors des manifestations contre la classe dirigeante déclenchées le 17 octobre 2019, Michel Aoun avait répliqué à ses contestataires qu’ils n’avaient qu’à émigrer si le pouvoir ne leur plaisait pas. Message reçu.
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