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L’alliance contre-nature qui ferait se retourner Rafiq Hariri dans sa tombe

Au Liban, loin d’être affaibli pour son rôle brutal dans la guerre civile syrienne, le Hezbollah se renforce de plus en plus

La semaine dernière, l’ancien Premier ministre libanais, Saad Hariri, a annoncé qu’il soutiendrait la candidature à la présidence du chrétien maronite Michel Aoun en vue de sortir de l’impasse : pour la quarante-cinquième fois, le Liban n’a toujours pas réussi à élire un chef à la tête de l’État, depuis que son dernier président, Michel Sleiman, a démissionné en 2014.

Pourquoi « Hariri junior » s’engage-t-il maintenant dans des initiatives et des alliances qui feraient sans doute se retourner son défunt père dans sa tombe ?

Ce qui est curieux, cependant, c’est de savoir comment Hariri pourrait bien soutenir Michel Aoun, allié du puissant mouvement chiite libanais Hezbollah, client de l’Iran et allié au régime syrien du président Bachar al-Assad.

Après tout, c'est ce même Saad Hariri qui accuse le régime d'Assad et le Hezbollah de l’assassinat de son père, Rafiq Hariri.

L’explosion qui, en février 2005, fut fatale à l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri (AFP)

« Hariri senior », l’un des politiques les plus puissants du Liban, un sunnite – l’un des trois principaux groupes démographiques du Liban – fut assassiné en 2005, lors d’un attentat impliquant une voiture chargée de près de deux tonnes d’explosifs.

L’attentat à la bombe n’a pas dévasté la seule famille Hariri ; il a également bouleversé la scène politique libanaise. Bien que le Hezbollah, comme on pouvait s’y attendre, ait accusé Israël de cet assassinat, un tribunal de l’ONU chargé d’enquêter sur l’assassinat d’Hariri a inculpé pour ce meurtre quatre agents du Hezbollah.

Pacte avec le diable ?

Alors, pourquoi, maintenant, Hariri junior se commet-il donc dans des initiatives et des alliances qui feraient sans doute se retourner son défunt père dans sa tombe ?

N’a-t-il pas témoigné contre les assassins de son père pour en faire porter la responsabilité directe au régime d’Assad, partie intégrante de l’axe du pouvoir entre Téhéran, Damas et Beyrouth, qui mène directement au chef du Hezbollah Hassan Nasrallah ? Pourquoi tournerait-il désormais le dos à la clique actuelle de ses alliés, afin de s’aligner sur le Hezbollah ?

Les partisans du rassemblement de l’opposition anti-syrienne libanaise exhibent un portrait de l’ex-Premier ministre Saad Hariri, lors d’un rassemblement en 2011, organisé pour dénoncer le régime syrien et le Hezbollah (AFP)

La réponse tient à ce qu’Hariri en est venu à comprendre qu’à moins d’un miracle, il n’obtiendra jamais la place de Premier ministre – qu’il convoite de nouveau tellement – sans composer avec le Hezbollah. Si Hariri avait pu contourner les appareils et les institutions d’État que contrôle le Hezbollah, il est très peu probable qu’il se serait commis dans ce genre de transactions avec eux.

Cependant, les réalités politiques et l’équilibre du pouvoir au Liban, au-delà du soutien toujours plus distant dont peut personnellement se prévaloir Hariri de la part des Saoudiens, signifient qu’il doit prendre des décisions pragmatiques, faute de quoi il lui faudra patienter encore longtemps pour sortir de l’impasse politique qui l’a tenu à l’écart du pouvoir.

Or, visiblement, la patience n’est pas l’une des vertus premières d’Hariri, et il a plutôt choisi de contracter ce que certains de ses alliés, irrités, qualifient de pacte avec le diable.

Contrôle du pouvoir judiciaire

Le meurtre de Rafiq Hariri a suscité une telle indignation internationale que l’armée syrienne a été forcée de se retirer du Liban – considéré pendant longtemps (depuis 1976) comme son arrière-cour. Depuis, le vide du pouvoir laissé dans le pays a été rapidement rempli par le groupe militant chiite.

Non seulement il était très bien organisé et armé, mais il s’entendait déjà et entretenait des relations mutuellement bénéfiques avec le régime de Hafez al-Assad – qui se sont poursuivies plus tard, lorsque Bachar a pris les rênes du pouvoir après la mort de son père en 2000. Ce qui permit au Hezbollah de se glisser tout simplement au volant, suite au retrait de Damas.

Le Hezbollah a réussi à se développer. Au départ simple mouvement militant libanais basé au sud du pays, son influence s’est faite omniprésente dans tous les aspects de la vie politique, économique et sociale libanaise.

Non seulement il entretient une aile militaire bien soutenue, avec la bénédiction de l’Iran, mais il a également réussi à infiltrer de puissantes institutions libanaises. Cela lui permet de se dégager de sa raison d'être, la moqawama (résistance) contre l’occupation israélienne, désormais presque complètement révolue, pour ​​barrer la route à toutes les autres factions libanaises qui cherchent à s’emparer d’une tranche du gâteau du pouvoir.

Peine clémente en faveur de Samaha

Pendant très longtemps, le Hezbollah a réussi à infiltrer les Forces armées libanaises (LAF) et, à partir de 2010, aurait fourni plus d’un tiers de ses rangs. À en juger par les raids incessants contre les camps de réfugiés syriens, opérés par la LAF afin d’extirper les « terroristes » et autres indésirables violents, le Hezbollah a non seulement maintenu ce chiffre, mais aurait très bien pu étendre sa présence.

Ceci est également renforcé par le fait que LAF et tribunaux militaires au Liban ne s’empressent que rarement de parer les délits en rapport avec le Hezbollah, y compris la contrebande d’armes.

Dans les rares cas où ils interviennent effectivement, les auteurs de ces crimes sont condamnés à des peines très légères. Prenons par exemple le cas de l’ancien ministre de l’Information et allié de longue date de Damas, Michel Samaha, reconnu coupablde de planifier des attentats au Liban, au moyen d’explosifs importés illégalement de Syrie.

En 2015, Samaha a été initialement condamné par un tribunal militaire à une peine de prison de quatre ans et demi – de nouveau à l’instigation du Hezbollah, soucieux de réduire la peine qu’un proche allié d’Assad aurait à servir.

En janvier, Michel Samaha est déjà de retour à son domicile à Achrafieh, après qu’un tribunal militaire a ordonné sa libération sous caution (AFP)

Une condamnation de quatre ans et demi est nettement plus clémente que la peine de mort, que la justice libanaise est pourtant habilitée à prononcer pour des crimes liés au terrorisme. Si le Hezbollah a été en mesure d’influencer les tribunaux, c’est en raison de ses liens avec les plus hautes autorités militaires libanaises.

Le public libanais a eu bien du mal à contenir son indignation et sa rage. Comment un homme pris en flagrant délit – sur la foi de preuves, tant audio que visuelles, rendues publiques et confirmant sa culpabilité dans l’esprit du grand public – a-t-il pu s’en tirer à aussi bon compte ?

Peu après, le ministre de la Justice lui-même, Achraf Rifi, a démissionné pour protester contre la mansuétude des tribunaux militaires et contre la libération sous caution de Samaha début 2016. On comprit peut-être qu’il ne valait pas la peine de prendre le risque de relations publiques catastrophiques pour sauver un personnage devenu encombrant : à l’issue du nouveau procès qui fut finalement convoqué, Samaha fut condamné à une peine de treize ans, ce qui permit d’apaiser, dans une faible mesure cependant, la colère du public libanais.

Pernicieux et puissant

Mais le Hezbollah est loin d’avoir renoncé à combattre ses adversaires politiques et même sociaux. Au début du mois, le cheikh Bassam al-Tarras, religieux sunnite modéré, soucieux le plus souvent de se tenir à distance de la politique, a été arrêté et inculpé pour liens présumés avec le groupe terroriste État islamique (EI).

Certaines personnalités sunnites semblent accepter de faire les quatre volontés du Hezbollah, ce qui montre qu’au niveau national, ce groupe se renforce de plus en plus

Cela a provoqué un tollé chez les sunnites, qui ont organisé des manifestations, dont celles à l’initiative du Comité des oulémas musulmans, principale autorité cléricale sunnite, qui a accusé cette inculpation de cacher des motivations politiques, à cause de l’implication d’al-Tarras et de son soutien aux réfugiés syriens qui ont fui leur pays déchiré par la guerre.

L’influence du Hezbollah au Liban est à la fois pernicieuse et puissante. Certaines personnalités sunnites de premier plan telles que Hariri semblent accepter de faire ses quatre volontés ; cela montre que, loin d’avoir été affaibli en raison de son implication brutale dans la guerre civile syrienne, le Hezbollah se renforce de plus en plus.

Pendant ce temps, l’opposition libanaise part à la dérive et cherche à traiter avec eux, dans le contexte d’un système affligé par une gouvernance confessionnelle.

- Tallha Abdulrazaq est chercheur à l’Institut de sécurité et de stratégie de l’Université d’Exeter. Il a été récompensé par le Young Researcher Award de la chaîne Al Jazeera. Vous pouvez consulter son blog à l’adresse thewarjournal.co.uk et le suivre sur Twitter (@thewarjournal).

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Une enfilade de panneaux à l’effigie de l’ancien Premier ministre libanais Rafiq Hariri a été installée le long de l’autoroute Sidon-Beyrouth au sud du Liban, le 13 février 2012, veille de l’anniversaire de son assassinat en 2005 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par [email protected]

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